Juliette Sibon, Chasser les juifs pour régner
Juliette Sibon, Chasser les juifs pour régner, Paris, Perrin, 2016.
Texte intégral
1On écrit souvent l’histoire de la communauté juive européenne dans l’idée que la royauté exploitait l’argent des Juifs, tandis que l’Église faisait pression pour le contrôle restrictif – et parfois la conversion de cette population, sans jamais aller jusqu’à une politique d’élimination totale. L’ouvrage de Juliette Sibon nous explique que cette image doit être sérieusement reconsidérée. Elle n’est pas la première à avoir écrit sur la communauté juive française sur la longue durée durant ces cinquante dernières années. Citons par ex. Robert Chazan, dont l’ouvrage de 1973 : Medieval Jewry in Northern France s’est vu complètement supplanté par The French Monarchy and the Jews de William Chester Jordan, écrit en 1989. En se concentrant sur les politiques royales, J. Sibon attire notre attention sur le rôle joué par les Juifs dans la formation de l’État.
2Ce rôle a été souligné par Robert Stacey et moi-même dans nos études sur l’histoire de la communauté juive anglaise au xiiie s. (Stow, Alienated Minority, 1992-1994). Il est vrai que l’Angleterre n’était pas comparable à la France, le contrôle royal sur l’entièreté du territoire été véritablement stable depuis 1066, alors que les souverains français devaient étendre le domaine royal à partir d’un territoire réduit. Néanmoins, on peut relever quelques caractéristiques communes, en particulier le postulat selon lequel posséder des droits sur les Juifs permettait au roi d’attirer d’autres parties, et notamment des nobles, dans l’orbite royale. En effet, qui devait de l’argent aux Juifs en devait aussi au roi. Les Juifs anglais étaient les quasi ou les sicut catallum du roi tandis qu’en France, ils devaient devenir tanquam servi. Dans les deux cas, le mot « quasi » ou « tanquam » est bien celui le plus chargé de sens. Ce n’est que bien plus tard au Moyen Âge que germe, parmi les juristes, l’idée que la servitude des Juifs était une servitude de fait. Saint-Thomas d’Aquin la définissait de façon très juste comme « servitude civile », c’est-à-dire une relation entre les Juifs et le pouvoir royal non entravée par des intermédiaires.
3Philippe II utilisait déjà son pouvoir sur les Juifs pour remanier d’anciennes coutumes, obligeant la haute noblesse à accepter la volonté royale. Le contrôle de Louis IX sur les prêts affaiblit autant les Juifs que les nobles dont ils habitaient les terres. Il créa en 1230, par le biais de l’ordonnance de Melun, la première législation qui couvre toute la France comme l’a montré en premier Gavin Langmuir. Cependant le roi n’agissait pas de façon destructive. Il interdit les conversions forcées et prohiba les abus des fonctionnaires royaux (p. 81). Ferveur religieuse mise à part, comme par ex. dans l’attaque du Talmud, cultiver l’argent des Juifs procurait un avantage à la couronne.
4L’idéologie royale était contrebalancée par la réalité, si bien que même pour Louis IX, le signum était davantage un moyen de contrôle qu’une façon d’enjoindre les chrétiens de garder leurs distances. Ce sont ces forces contradictoires qui empêchaient le roi de demander l’expulsion massive, quand bien même il détestait personnellement les Juifs. Philippe IV voyait les choses différemment et restait constant dans sa protection des Juifs, mais dans une optique de projection de ses pouvoirs comme il le fit à Troyes en 1288 où il mit fin à l’usurpation de la justice par l’Inquisition, et dont il insistait pour faire sa prérogative. L’administration de la justice est le fil rouge qui court à travers toute l’histoire. En Angleterre, ce fil était des plus visibles. À la fin du xiie s., le roi d’Angleterre était parvenu à persuader ses magnats qu’une justice dans la cour royale était préférable à celle dispensée dans les cours des baronnies ou sur les parvis des églises, but qu’il avait atteint en utilisant au préalable ses pouvoirs sur les prêts contractés auprès des Juifs. La question de l’expulsion devient alors préoccupante et les expulsions de 1290 ne sont plus qu’une question de temps. La situation était similaire en France, même si les structures féodales segmentées du royaume rendirent la tâche à la fois plus ardue et moins évidente lorsqu’elle fut achevée. Toutefois, c’est un point que J. Sibon a constamment souligné, ce qu’on peut lui reconnaître.
5En 1306, l’utilité financière s’unit cependant au pouvoir pour faire d’une expulsion finale, ou, comme on le formulait, irrévocable, une réalité. Étrangement, même si le clergé ne soutenait pas le roi, cette action va renforcer l’aura de Philippe IV, élevé au rang du roi le plus chrétien, les expulsions ayant lieu à une époque où les accusations de meurtres rituels étaient fréquentes. Le roi convoqua également une assemblée pour affirmer son action, et de ce fait, fit d’une pierre deux coups en installant à la fois son pouvoir et sa gloire. Cela n’est pas sans lien avec les motifs de son attaque contre l’ordre du Temple. Il agissait pour promouvoir l’utilitas publica (une idée présente aussi en Angleterre) et pour rappeler à tous qu’il était « un empereur en son royaume », entre autres en imposant sa volonté à des seigneurs locaux rebelles. Le roi et Guillaume de Nogaret voyaient cette action comme un investissement dans la construction de l’État. En résumé, (p. 115) « Edward Ier et les capétiens concordaient dans leurs objectifs : contrôler les magnats, faire face à l’opposition (et elle était bien présente, si bien que dans au moins treize cas, il fallut ouvrir des enquêtes sur la richesse des Juifs) et pacifier le royaume, tout cela afin de renforcer leur propre pouvoir. » Le roi voulait être roi, pas un sujet du Pape dans un corps mystique de l’Église, comme le suggère la célèbre citation de Boniface VIII (p. 116).
6Après 1306, la présence juive était, selon la loi, « provisoire ». Aussi provisoire que le laissent entendre les discussions sur les implantations juives pendant leurs séjours temporaires de 1315 à 1326 et de 1359 à 1364, avec des vestiges de propriétés dans le Dauphiné et en Provence à la fin du xve s., dont les derniers jours, incluant les mouvements des Juifs vers la Sardaigne, la Sicile et Naples, étaient fortement liés aux caprices des rivalités franco-aragonaises. Si l’on excepte le discours de la piété chrétienne intégré dans des décrets, c’était toujours la progression du pouvoir royal qui faisait pencher la balance en faveur de la continuité ou de l’expulsion. Les clés de ce pouvoir de plus en plus important se retrouvaient dans des traités comme celui de 1317 qui introduisait une nouvelle précision dans la procédure judiciaire qui conférait aux seuls fonctionnaires royaux – une requête explicite du roi – le droit de confisquer les biens des Juifs (p. 140).
7Ces lignes trouvent leur conclusion dans un épilogue puissant qui revendique que les motifs de colère, de haine ou de pureté sont insuffisants pour justifier une décision aussi radicale que l’expulsion. On peut penser à Paolo Prodi dans The Papal Prince qui affirme que même dans les États pontificaux, les besoins de l’État séculier prévalaient d’une certaine manière sur ceux de la piété, tout maquillage doctrinal mis à part. À la même époque en Espagne, le décret de 1492 mettait en avant que la res publica exigeait le départ des Juifs car il fallait une unité de foi pour fonder une unité nationale. William Chester Jordon, lui aussi, était d’avis qu’il y avait là une complexité au-delà des motivations de l’État politique. J’ai tendance à être d’accord sur ce point. Bien que J. Sibon nous ait rendu un service remarquable en forçant son lecteur à se concentrer sur l’aspect pratique de l’expulsion, les motivations de foi peuvent être écartées car au mieux accessoires, et il faut dans ce cas procéder avec précaution. Au Moyen Âge, la foi régissait tout. La rhétorique royale avait un poids, toutefois elle n’aurait pas eu le ton de l’enseignement formel de l’Église, qui cautionnait la présence juive. Elle aurait dû être plus radicale. Meir ben Simon de Narbonne n’a-t-il pas fait appel à l’évêque de Narbonne pour imiter le pape, et non le roi ? Comme je l’ai moi-même écrit (Jewish Dogs, Stanford, Stanford University Press [Standord Studies in Jewish History and Culture], 2006), on ne sait pas trop ce qui poussa le jeune Philippe Auguste à expulser les Juifs, mais peut-être était-ce l’idée que chaque année, les Juifs sacrifiaient un enfant chrétien et entraient en communion en mangeant son cœur, idée qui constitua la goutte qui fait déborder le vase. Ce qui expliquerait qu’en roi plus mature et plus pragmatique, il avait rappelé les Juifs en 1198. L’expulsion n’a jamais été un processus uniforme. Jusqu’à aujourd’hui, les chercheurs n’ont peut-être pas prêté assez attention au concret ; et pour développer ce point en détail et dans sa continuité historique pendant plus de trois siècles, nous devons remercier J. Sibon. Mais le spirituel doit aussi avoir sa place, comme elle le concède elle-même à la fin de son ouvrage.
Pour citer cet article
Référence papier
Kenneth Stow, « Juliette Sibon, Chasser les juifs pour régner », Cahiers de civilisation médiévale, 241 | 2018, 103-105.
Référence électronique
Kenneth Stow, « Juliette Sibon, Chasser les juifs pour régner », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 241 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2018, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5308 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5308
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