Camille Rouxpetel, L’Occident au miroir de l’Orient chrétien, Cilicie, Syrie, Palestine et Égypte (xiie-xive siècle)
Camille Rouxpetel, L’Occident au miroir de l’Orient chrétien, Cilicie, Syrie, Palestine et Égypte (xiie-xive siècle), Rome, École française de Rome (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 369), 2015.
Texte intégral
1Livrer un nouvel angle de vue sur l’Orient des croisades est en quelque sorte une gageure, mais Camille Rouxpetel la relève en nous présentant la vision de la chrétienté catholique redécouvrant avec fascination des communautés en pays d’Islam, à la fois proches car chrétiennes et lointaines, car orientales. Sa perception est ample aussi bien dans l’espace que dans le temps puisqu’elle va des années 1100 au xve s., et qu’elle prend en compte le point de vue des voyageurs latins sur l’ensemble des Églises orientales. Sa problématique, qui combine analyse thématique globale et perception nuancée de la chronologie et des spécificités géographiques, est convaincante tout en reposant sur de nombreuses citations traduites des sources.
2Les Occidentaux qui partent en Orient pour visiter les lieux saints ou s’y installer ne voyagent pas sans bagages. Ils vont d’abord chercher ce qu’ils savent ou pensent pouvoir trouver d’après ce que leur avait déjà appris la lecture des auteurs antiques, des récits de voyageurs, des textes bibliques et patristiques. Pèlerins croisés et missionnaires se dirigent certes vers un espace familier, la Terre sainte, mais aussi vers l’inconnu, l’Orient. Une fois les difficultés surmontées il s’agit de rendre compte d’une altérité concrète, car en fonction de leur culture propre et au gré de leur curiosité, les pèlerins et missionnaires vont du plus extérieur et matériel au plus intime et au plus spirituel : ils nomment les peuples, identifient les lieux, décrivent l’apparence physique, les vêtements, les us et coutumes et essaient de comprendre les croyances. À travers une réflexion en trois points, C. Rouxpetel se pose la question de l’intégration de la chrétienté d’Orient à l’Orbis christianus, puis de l’altérité perçue par les Latins avant d’achever sa démonstration avec l’altérité construite.
3Le premier axe développé est celui d’une latinisation de la Terre sainte ; il s’agit pour les Occidentaux sinon de la réintégrer politiquement dans l’orbis christianus, du moins de ramener les chrétiens orientaux à l’union ecclésiale avec Rome. Les pèlerins, missionnaires, ambassades, croisés ou responsables ecclésiastiques partis pour la Syrie, la Palestine ou l’Égypte entretiennent un triple rapport à la terre qu’ils visitent et révèrent : spirituel, mythologique et géographique/ethnographique. Les lieux consacrés par le Christ sont autant de reliques pour les fidèles qui cherchent, dans la mesure du possible, à conformer leur visite au calendrier liturgique. Toutefois les auteurs de récits de pèlerinage ou de chroniques mentionnent les difficultés rencontrées, que ce soit les conditions d’accueil ou encore les interprètes. Le pèlerinage ne doit pas être un voyage d’agrément, mais un acte de piété, une forme d’Imitatio Christi comme le recommandent certains Pères de l’Église. Au sein de la christianitas, la hiérarchisation entre Latini ou Franci et les autres chrétiens permet aux pèlerins de présenter la situation générale des chrétiens d’Orient, et lorsqu’ils détaillent leurs croyances et leurs rites, ils comparent ce qu’ils observent à ce qu’ils connaissent. Ainsi, le discours sur l’altérité paraît être à la fois le produit de la rencontre, le prolongement des connaissances acquises avant le départ et le résultat de la projection d’un ensemble de représentations communes en Occident.
4Concernant l’altérité perçue, les auteurs, acteurs de leurs récits, mettent en place une rhétorique de la distance et de la séparation. Le voyage prend alors le pas sur le pèlerinage et devient lui-même un dépaysement. Le regard, précédant le discours, donne à voir une altérité sous l’angle du quotidien et des détails pittoresques relevant d’une forme d’exotisme. D’ailleurs, la valeur de l’expérience supplante dans certains récits l’autorité de la chose lue. Sur place, l’apparence constitue la première manifestation de l’altérité : avec la couleur de la peau et la pilosité, le vêtement constitue un signe visible de l’altérité orientale (comme la ceinture et le turban entre autres). Si la couleur de la peau devient un attribut distinctif, les pèlerins ne lui confèrent aucune valeur morale, car la noirceur est un critère d’identification parmi d’autres. Les vêtements des musulmans, surtout ceux portés par les femmes et qui les cachent entièrement au regard, sont presque systématiquement relevés et commentés par les auteurs de récits de pèlerinages dans une perspective plus orientale et exotique. Or, les chrétiens ne se contentent pas de voir, ils entendent ! L’Orient de leur récit est également un Orient sonore, rempli de sons étranges. Finalement, les pèlerins élaborent un discours insistant davantage sur l’union entre chrétiens que sur les dissemblances opposant Latins et chrétiens schismatiques et hérétiques. Ils mesurent l’écart entre les unions formelles conclues en Occident et la réalité de leur réception par les chrétiens des confins.
5Dans son troisième point sur l’altérité construite, C. Rouxpetel montre des Latins découvrant une terre orientale, inconnue, qui n’a rien d’ordinaire. Loin d’être un simple cadre de la rencontre entre Occident et Orient chrétiens, elle est la terre de l’Incarnation et de la Passion. Territoire à la fois symbolique et concret, la Terre sainte devient un acteur majeur de la rencontre. Les Latins sont animés de trois intentions principales : conquérir ou reconquérir les Lieux saints, ramener des hérétiques et des schismatiques dans l’obédience romaine, se rendre sur les lieux de l’Incarnation. Ces trois intentions recouvrent trois enjeux principaux, territoriaux, pastoraux/missionnaires et spirituels. Les auteurs de récits de pèlerinage définissent rarement la Terre sainte en des termes géographiques, mais plutôt comme l’ensemble des sites et sanctuaires présents dans les traditions bibliques et apostoliques. La pratique même du pèlerinage contribue à définir un territoire sacré, dont Jérusalem constitue le centre. Dans ce domaine, la charge universelle de la papauté se traduit de deux manières, la croisade et la mission, qui sont interdépendantes : l’union des Églises chrétiennes doit précéder la croisade et celle-ci peut ouvrir l’accès du monde musulman aux ordres missionnaires. L’évangélisation doit permettre le retour à l’obédience de chrétiens schismatiques et hérétiques, ce qui permettra de présenter un front uni face à l’ennemi musulman, puis dans un second temps d’entreprendre leur évangélisation. Mais la plupart des pèlerins indiquent les caractéristiques de l’hérésie des chrétiens orientaux sans en rechercher les causes. Tout au plus mentionnent-ils les fondateurs de ces hérésies. Dans une perspective polémique, politique ou religieuse, les chroniqueurs, les prélats et les missionnaires ajoutent deux types d’explication à la responsabilité individuelle de ces premiers hérétiques dans le développement de l’hérésie : l’inconstance des chrétiens orientaux et leur ignorance de la vraie foi.
6Durant la période envisagée par C. Rouxpetel, une charnière se dessine avec la reconquête de Constantinople par Michel VIII Paléologue qui replace la question de l’Union au cœur des préoccupations pontificales. Le ton de la papauté s’infléchit alors vis-à-vis des Églises orientales. Prélats, théologiens, missionnaires et pèlerins voient d’abord dans les membres des différentes nations orientales les fidèles d’Églises chrétiennes. D’ailleurs, la fascination pour le monachisme oriental ne naît pas avec les croisades. Au tropisme monastique s’ajoute une forme de reconnaissance de l’antériorité de l’Ecclesia orientalis. Celle-ci apparaît le plus souvent à la faveur de la reconnaissance d’un héritage oriental, intellectuel et spirituel, essentiellement monastique. Les Latins envisagent la filiation entre les chrétiens d’Orient et les chrétiens d’Occident dans deux domaines : le monachisme et la translatio studii. C’est ainsi que se développe l’idée de dette de la chrétienté à l’égard du monachisme oriental.
7In fine le voyage décentre le regard en remettant temporairement en cause l’identité de ces marcheurs détachés de leur lieu de résidence. À un moment où l’Église romaine affirme de plus en plus sa prétention à l’universalité et développe des actions en vue de l’unification de la chrétienté sous son obédience, les Latins partis pour l’Orient découvrent la diversité et l’altérité de leurs coreligionnaires. On distingue trois réactions : uniformisation théologique, liturgique, ecclésiologique de la chrétienté sous obédience romaine. L’exclusion de chrétiens jugés schismatiques et hérétiques, la reconnaissance de l’altérité orientale et des spécificités des différentes Églises, conduisant le plus souvent à des comparaisons et parfois au renversement d’une définition romano-centrée de la chrétienté.
8Si le rapport à la terre, conçue comme un espace à la fois réel et symbolique, est vécu par l’ensemble des Latins sur le mode de l’assimilation, le rapport aux chrétiens orientaux qui la peuplent ou y viennent en pèlerinage est vécu sur le mode de l’altérité et suppose une distance permettant d’articuler unité et diversité. Dans cette perspective, les croisés leur refusent toute prérogative liée à leur antériorité dans les Lieux saints et, soit les soumettent à une latinisation ecclésiologique et une sujétion statutaire, soit tolèrent une forme de diversité rituelle. Ils agissent alors en conquérants et transfèrent leurs pratiques légales et administratives dans les États qu’ils viennent de fonder. Quant au discours missionnaire, il apparaît plus nuancé dans sa prise en compte des spécificités des chrétiens orientaux et de la dette contractée par les Occidentaux à l’égard de l’Église orientale primitive, mais les politiques d’Union visent seulement à réduire toute diversité au sein de la chrétienté unifiée sous l’égide romaine. Grâce à cet ouvrage, nous nous rendons compte qu’au-delà de la tentation de l’exotisme, la découverte de l’autre est aussi une découverte de soi, et à ce titre elle est partie intégrante du pèlerinage ou de la mission.
Pour citer cet article
Référence papier
Isabelle Ortega, « Camille Rouxpetel, L’Occident au miroir de l’Orient chrétien, Cilicie, Syrie, Palestine et Égypte (xiie-xive siècle) », Cahiers de civilisation médiévale, 241 | 2018, 99-100.
Référence électronique
Isabelle Ortega, « Camille Rouxpetel, L’Occident au miroir de l’Orient chrétien, Cilicie, Syrie, Palestine et Égypte (xiie-xive siècle) », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 241 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2018, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5299 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5299
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page