Barbara Newman, Making Love in the Twelfth Century. Letters of Two Lovers in Context
Barbara Newman, Making Love in the Twelfth Century. Letters of Two Lovers in Context, Philadelphie, University of Pennsylvania Press (The Middle Ages Series), 2016.
Texte intégral
1Après Sylvain Piron et Jan Ziolkowski, Barbara Newman vient faire un état de la question de la possibilité d’attribuer à Héloïse et à Abélard les lettres qui constituent Epistolae duorum amantium (EDA). Elle semble bien qualifiée pour le faire, ayant travaillé sur le sujet depuis une trentaine d’années pendant lesquelles elle a lu toute la littérature parue en anglais, français, italien et allemand, mais malheureusement à la différence de ses prédecesseurs qui ciblaient des lecteurs érudits, elle essaie d’atteindre un public ou des publics plus larges. Ce qui crée des passages déroutants.
2Le premier élément du titre, à première vue un peu racoleur, laisse envisager une étude plus érotique que celle de Jean Leclercq, Monks and Love in the Twelfth Century, mais s’avère être plutôt littéraire, voire précieux, « making » ayant le sens de « composition », sens qu’il aurait eu depuis le xvie s. jusqu’au début du xxe. Ce flou ou ambiguité se révélera plus loin. Le deuxième élément nous ramène à un texte, l’Epistolae Duorum amantium, peu connu, comme le regrette B. Newman, dont il n’existerait que sept comptes rendus, dont aucun en anglais, mais à qui la faute ? L’édition du texte par E. Könsgen, parue en 1974, chez Brill, a bénéficié d’une diffusion plutôt restreinte. Malheureusement B. Newman ne reproduit pas le texte latin car comme elle le dit, il existe sur internet – oui, mais sur le site de Brill et donc il vaut mieux être dans une université qui a payé l’abonnement si on veut comparer le latin et sa traduction. Ceci dit, rien ne remplace la tradition de texte et traduction en face à face. Heureusement on trouve des citations dans son commentaire.
3Le premier chapitre est consacré à une présentation de nos connaissances sur la littérature d’amitié et d’amour au xi et xiie s. avec une certaine insistence sur le rôle des femmes comme écrivains, pour bien situer le contexte dans lequel sera inscrit le EDA. Si la présentaion est bien détaillée et à propos, il est dommage que deux points soient un peu tendancieux et inutiles à l’argumentation qu’elle va développer plus loin. Dans l’extrait de Floire et Blanchefleur elle traduit « u ooient parler d’amours » par « from which they learned to speak of love », ainsi faisant d’une connaissance passive une pratique active. Ensuite, tout en acceptant avec regret l’avis de Jean-Yves Tilliette que le poème attribué à Constance dans les œuvres de Baudri de Bourgueil a été écrit par Baudri lui-même, elle s’accroche à l’hypothèse de Katherine Kong que c’est une lettre écrite par Constance et « corrigée » par Baudri, malgré la présence dans la collection de plusieurs exemples inspirés par les Héroides d’Ovide. Et si, comme l’a montré J.-Y. Tilliette, ce poème est écrit dans le plus pur style de Baudri, comment pourrait-on identifier ce qui aurait été écrit par Constance ? Elle finit le chapitre avec une étude de la dynamique des émotions révélées par le EDA, montrant que la femme avait un caractère aussi trempé qu’Héloïse.
4La section suivante « Abelard et Héloïse ? Questions souvent formulées » est une série de paragraphes qui commence par une discussion sur le nombre exact de lettres qui constituent le EDA. Mais pourquoi ne pas avoir mis ces calculs auparavant, car ils n’ont aucune raison d’être à cet endroit ? Ensuite, on passe à la date de composition, et l’A. argumente de façon convaincante pour le début du xiie s., réfutant les idées de von Moos en part., qui est le principal avocat pour une datation au xve s., date du manuscrit, mais au prix de répéter quelques éléments du premier chapitre. Le même phénomène se reproduit pour la question de lieu de composition où l’A. répète ses préférences pour la France.
5Si le ton du premier chapitre était assez élévé – on n’a pas besoin d’expliquer « Ethopoeia », mais dans le dernier « essai » (p. 76) on en a une définition – malheureusement elle se permet un « clueless jerk » (un idiot bizarroïde ?). Dans la deuxième partie on s’étonne de la nécessité en parlant des sources romaines de préciser que Térence écrivait des comédies. Aucun autre auteur classique ne reçoit ce genre de précision. Une autre incohérence est d’écrire un long passage sur le cursus dans la prose médiolatine pour des lecteurs auxquels il faut expliquer plus loin qu’en latin le pronom personnel comme sujet n’est pas nécessaire car la désinence du verbe contient l’information. On note que cette fois il s’agit d’« essais » et non de « chapitres ». Public différent ? On a l’impression que le premier chapitre était destiné à un public de féministes et les essais à des étudiants non latinistes. L’A. poursuit avec une discussion du manuscrit et de sa provenance, arguant pour le couvent d’Héloïse, puis examine la similarité entre la situation d’Héloïse et de l’épistolière de l’EDA.
6Son argumentation est pour la plupart juste ou bien défendable, mais il y a un problème primordial, comme l’avait déjà signalé J. Ziolkowski, celui de la langue. Presque tous les latinistes qui ont écrit sur le sujet sont d’accord pour dire que l’homme de l’EDA n’est pas Abélard. Les écrits d’Héloïse sont trop peu nombreux pour permettre une comparaison avec celle de la femme. Ceci laisse l’A. dans une situation difficile, et elle s’accroche à nouveau sur une branche peu solide, celle d’espérer qu’un jour on découvrira un écrivain dont le style de sa jeunesse ne ressemble en rien à son style de maturité. Il me semble que J. Ziolkowski était bien ironique quand il a dit que cela pourrait lui faire changer sa position sur la question. Il est vrai que l’on peut trouver maints arguments historiques, sociologiques, émotionnels pour identifier les amants de l’EDA avec Abélard et Héloïse, mais le style linguistique dit le contraire. Peut-être aussi le sens des mots peut ajouter quelque chose au débat. Dans la lettre 94, la femme écrit à son amant que leur amour est « innexibilis » que B. Newman traduit par « inextricable ». Pour elle cet adjectif serait un hapax. même si Peter Dronke relève le mot dans un document de Tegernsee. Mais je pense que B. Newman est influencée par son désir d’attribuer à Héloïse cette lettre, car il me semble que le sens doit être « ce qui ne peut être lié par un contrat » (nexus), ce qui suggérerait qu’au moins un des protagonistes était dans les ordres, ce qui n’était ni le cas d’Héloïse ni d’Abélard. Nexilis est bien attesté dans les Métamorphoses d’Ovide, et dans les autres hapax que B. Newman cite, le préfixe « in » a toujours un sens négatif.
7Les traductions se lisent bien, dignes d’une professeure d’anglais, et les parallèles citées dans les commentaires révèlent une érudition enviable. Il est à espérer que cette étude pousse davantage d’étudiants à apprendre le latin, mais je crains que ce ne soit qu’un vain espoir.
Pour citer cet article
Référence papier
Keith Bate, « Barbara Newman, Making Love in the Twelfth Century. Letters of Two Lovers in Context », Cahiers de civilisation médiévale, 241 | 2018, 96-97.
Référence électronique
Keith Bate, « Barbara Newman, Making Love in the Twelfth Century. Letters of Two Lovers in Context », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 241 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2018, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5291 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5291
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