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Comptes rendus

Milena Mikhaïlova-Makarius, Amour au miroir. Les fables du fantasme ou la voie lyrique du roman médiéval

Alexandra Ilina
p. 92-94
Référence(s) :

Milena Mikhaïlova-Makarius, Amour au miroir. Les fables du fantasme ou la voie lyrique du roman médiéval, Genève, Droz (Publications romanes et françaises, 266), 2016.

Texte intégral

1Le volume de Milena Mikhaïlova-Makarius traite de la place réservée au fantasme, tel qu’il avait été conçu par la lyrique courtoise, dans le roman médiéval. Travaillant sur un corpus bien délimité bien qu’assez hétérogène, l’A. s’arrête sur le motif du miroir dans plusieurs textes afin d’y déceler une problématique commune et des paradoxes productifs. Les eaux troubles de ces miroirs reflètent le feu des passions lyriques et enchâssent les réflexions théoriques sur l’amour, le fantasme et l’altérité qui nourrissent les textes discutés. La constitution du corpus dévoile, dès le début, l’intention de questionner les limites du roman médiéval et son rapport au fantasme amoureux, legs de la lyrique, en dépit de l’aveu de l’A., qui dit ne pas vouloir « ouvrir un débat autour du genre » (p. 10) : le questionnement existe, mais il se situe au second degré, au niveau des prémisses et des conclusions, sans être explicité. L’ouvrage se place dans le sillage des travaux de Francis Gingras et l’A. partage sa vision sur la bâtardise du roman et sur sa dimension oppositive par rapport aux autres types de discours et, surtout, à la lyrique. Les analyses de ce volume s’attaquent à l’apparent paradoxe entre d’une part, l’incompatibilité du roman et de la poésie, et d’autre part, l’appétit du roman pour le fantasme. Le miroir narcissique devient une voie de communication privilégiée, qui abolit les incompatibilités et permet au fantasme de fleurir sur le terrain de ce paradoxe.

2Ce livre ayant pour effigie le miroir narcissique s’intéresse aux modalités de survie du fantasme lorsqu’il quitte les territoires de la lyrique, se détachant de la poésie troubadouresque, pour emprunter la voie du roman – la narrativité. Dès le début, l’A. choisit de se situer dans une lignée analytique transgressive, à double tranchant, qui s’intéresse « au sort narratif d’une vision lyrique de l’amour, et de l’autre en amour » (p. 11). Lorsque le fantasme s’incarne et l’absence, motif fertile dans la poésie, se fait présence, l’objet fantasmatique s’expose au regard et risque de se transformer, de se faire banaliser lorsqu’il s’incarne et l’absence se convertit en présence. Le surplus de visibilité acquis par le fantasme le rend accessible, donc vulnérable, lorsque l’ambiguïté s’efface, pressée par les impératifs de la narrativité. C’est le cas de la « réécriture du miroir » (p. 25) à travers l’invention des jumeaux, car « le jumeau a l’avantage de résoudre l’opposition ontologique entre réel et irréel tout en incarnant la figure du même » (p. 25). Pour récupérer le fantasme sans le banaliser, les auteurs sont obligés de recourir à des solutions narratives régénératrices.

3L’A. organise son ouvrage autour des problèmes inhérents à l’héritage de la lyrique pour le roman en langue d’oïl. Aux textes médiévaux discutés, l’A. ajoute un roman du xxe s. qui reprend une problématique connexe. L’ouvrage est organisé en trois parties auxquelles s’ajoute une « Réplique » censée mettre en lumière la persistance de la problématique – « comment concilier fantasme et réalité (p. 229) » – dans un roman antiquisant, où le mythe de Pygmalion et ses échos psychanalytiques s’entre-glosent.

4La première partie du volume, et la plus consistante, analyse trois textes qui puisent aux sources ovidiennes et qui ont en commun le jeu entre l’image, le fantasme et le double : le Lai de Narcisse, Pyrame et Thisbé et Le Roman de la Rose. L’A. s’occupe du dernier texte en deux chapitres séparés, afin de bien distinguer entre les visions des deux auteurs. Avant d’entrer dans le vif du sujet, l’A. s’arrête sur l’emploi du terme de fantasme et offre une synthèse de la théorie médiévale du fantasme amoureux afin de définir le terme et de mettre en évidence ses sources arabo-aristotéliciennes.

5Le lecteur reste, pourtant, avec l’impression d’un passage en revue trop rapide des sources primaires, doublé de nombreuses citations des interprétations de Giorgio Agamben, ce qui pourrait indiquer une réception des sources médiévales trop influencée par l’approche du philosophe moderne. Et pourtant, l’A. se montre très critique envers G. Agamben lorsqu’il s’agit de l’interprétation de la Fontaine d’Amors du Roman de la Rose (p. 77 et suiv.) et, à juste titre, elle ajoute des nuances aux jugements du penseur italien. Les pages dédiées à l’analyse des trois textes discutés dans la première partie témoignent d’une excellente maîtrise des instruments interprétatifs et des sources secondaires. Lorsqu’elle s’attaque aux textes, l’A. dépasse les attitudes interprétatives déjà datées envers le Narcisse médiéval, à savoir la comparaison avec les versions antiques, l’approche morale et didactique et celle liant les textes aux théories de la vision, contrairement à l’impression que pourrait donner l’introduction, qui suit une ligne plus traditionnelle. L’A. privilégie, en revanche, une approche de l’intersubjectivité telle qu’elle est construite à travers la dialectique sujet-objet, surtout grâce à la gémellarité comme solution narrative à l’impasse lyrique, et ces pistes la conduisent vers des conclusions originales. Certes, il y a des imperfections dans l’analyse. Par ex., le remplacement du verbe « connaître » par le verbe « voir » (p. 35) n’est pas un phénomène propre à ce mythe, mais il doit être vu en rapport avec l’héritage de la hiérarchie aristotélicienne des sens et, dans le contexte littéraire médiéval, en rapport avec d’autres matières, comme celle du Graal, où la vue de la relique était une expérience mystique et sapientielle à la fois. L’A. mentionne l’interpolation du mythe de Méduse dans quelques manuscrits du Roman de la Rose, finement analysée dans le cadre plus large de la discussion sur les dangers du regard, mais elle omet de mentionner les manuscrits (p. 120 et suiv.). En dépit de ces quelques omissions ou détails, les conclusions et les pistes ouvertes par la première partie du volume sont stimulantes et originales. Le grand nombre d’études sur le Roman de la Rose peut décourager toute nouvelle démarche, mais l’A. réussit à offrir une perspective innovatrice sur le roman, tout en restant fidèle au fil conducteur du roman.

6La première partie lance des conclusions précieuses concernant les effets de l’héritage fantasmatique sur le devenir du roman médiéval, compris par l’A. comme effort d’appropriation du fantasme. Une première conclusion porte sur l’héritage lyrique du roman : « La version médiévale de Pyrame et Thysbé n’est plus un récit étiologique qui explique la couleur rouge des mûres, mais un récit étiologique du roman naissant nourri de la lyrique dont il tente de s’émanciper » (p. 74). Une autre conclusion originale concerne la métamorphose de la fontaine-miroir du Roman de la Rose, imaginée en profondeur. L’A. voit dans cette forme d’enchâssement une introduction de la lyrique dans le roman (p. 99 et suiv.) et également une forme de préservation du fantasme, car l’enchâssement devient une forme d’éloignement.

7Dans la deuxième partie de son ouvrage, l’A. s’intéresse au Lai de l’Ombre, texte vu comme un essai de conciliation du fantasme et de la réalité, ou bien, selon l’heureuse formule de l’A., « sophisme-fiction » (p. 150). Les deux autres textes discutés dans cette partie, Floris et Lyriopé et Galeran de Bretagne, conduisent l’A. vers les origines de Narcisse, dont le père, Floris, se travestit en sa sœur jumelle afin de séduire Lyriopé. L’A. décèle dans le récit « trois modes de vivre l’énamoration : celui du chant, celui du roman et enfin, celui du mythe » (p. 191), et ce faisant, elle peut analyser le texte en profondeur, dans son fonctionnement et dans sa composition. Elle offre une conclusion enrichissante sur le rapport entre le mythe de Narcisse et le récit vu comme « les annales les plus complètes de ses survivances dans la littérature médiévale » (p. 193). Dans Galeran, l’A. voit une relecture du mythe de Narcisse, sous le signe de la gémellarité et de la problématisation de l’altérité. Bien qu’on puisse regretter l’absence d’une approche de la corporalité en rapport avec l’image et le dédoublement, l’analyse fournie par l’A. a le mérite de mettre en évidence les similitudes de ces textes apparentés et de saisir la problématique qui les traverse. Les trois textes constituant le noyau de la troisième partie sont situés sous le signe de la crise, « des romans échoués sur les rivages de la lyrique » (p. 211). Fidèle à sa direction théorique, l’A. découvre un changement de perspective radical dans le rapport entre l’émotion, le fantasme et la création littéraire qui ne doit plus « dépasser l’aporie mortifère de la lyrique » (p. 210). Le Voir dit, l’Espinette Amoureuse et le Joli Buisson de Jonece récupèrent le fantasme libéré de la coquille encombrante de la narration irriguée par la réalité, et les facettes du miroir romanesque multiplient leurs reflets, débarrassées du fardeau de la fable.

8Le fantasme ne cesse de nourrir la littérature, et lorsqu’il s’incarne comme matière textuelle, il brouille les limites de la réalité du récit : sur cette idée s’appuie le dialogue entre les textes médiévaux discutés et Gradiva de Wilhelm Jensen, nouvelle du début du xxe s. qui met en scène les amours d’un jeune archéologue séduit par une sculpture romaine, en Pygmalion désenchanté. L’introduction de cette nouvelle à côté des textes médiévaux invite le lecteur à réévaluer l’actualité des textes littéraires médiévaux, car ils contiennent, dans leurs formules spécifiques, des questions d’actualité sur la place du fantasme dans le rapport avec l’autre, sur les formes de l’intersubjectivité amoureuse, « bref le rôle de l’imaginaire dans la relation à deux » (p. 263). La souplesse des analyses, la pertinence des questions adressées et la direction qu’elle ouvre, allant au-delà du champ des études médiévales, font de cette étude une importante contribution à la compréhension des liens entre l’imaginaire romanesque et la lyrique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alexandra Ilina, « Milena Mikhaïlova-Makarius, Amour au miroir. Les fables du fantasme ou la voie lyrique du roman médiéval »Cahiers de civilisation médiévale, 241 | 2018, 92-94.

Référence électronique

Alexandra Ilina, « Milena Mikhaïlova-Makarius, Amour au miroir. Les fables du fantasme ou la voie lyrique du roman médiéval »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 241 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2018, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5285 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5285

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