Sara McDougall, Royal Bastards. The Birth of Illegitimacy. 800-1230
Sara McDougall, Royal Bastards. The Birth of Illegitimacy. 800-1230, Oxford, Oxford University Press (Oxford Studies in Medieval European History), 2017.
Texte intégral
1L’entreprise intellectuelle dans laquelle l’historienne américaine s’est engagée confirme la fécondité d’une approche décloisonnée de l’histoire des constructions normatives, juridiques, sociales et politiques des sociétés de l’Europe médiévale. Elle propose une histoire politique de l’illégitimité (de la naissance) et de sa progressive et complexe prise en compte comme motif d’exclusion à la succession au pouvoir. L’introduction pose les cadres de la réflexion et permet de saisir les niveaux de complexité de l’analyse qui embrasse des problématiques relatives, d’une part, à la stigmatisation de la bâtardise (ses cadres, ses acteurs, et surtout sa finalité canonique et ses enjeux sociétaux), et d’autre part, aux processus politiques à l’œuvre dans la construction de royautés héréditaires dont les règles de dévolution du pouvoir s’institutionnalisent et se départissent peu à peu de l’arbitraire du gouvernant choisissant celui qui serait à même de lui succéder. Ce faisant, l’étude permet d’apprécier la fluidité, le pragmatisme des formes d’interférence entre l’Église et les pouvoirs laïcs. Il s’agit alors de proposer des grilles de lecture du fonctionnement des sociétés européennes antérieures à la normalisation juridique et politique du xiiie s., mais aussi une nouvelle chronologie des jalons de l’influence de la pensée canonique sur les conduites sociales et politiques. Les autorités ecclésiastiques n’ont pas seulement engagé une œuvre de moralisation des conduites pour imposer aux laïcs une sexualité encadrée et réservée aux couples mariés selon des règles qu’elles auraient elles-mêmes formulées ; les laïcs n’ont pas docilement appliqué ses règles matrimoniales et celles subséquentes, relatives à la filiation. L’Église n’a pas constitué peu à peu un corpus juridique pour empêcher en priorité certains à succéder. La hiérarchisation des filiations à l’œuvre dans la théorisation progressive de l’illégitimité s’inscrit dans une histoire polymorphe et tout chercheur attaché à son étude doit se prémunir contre la tentation anachronique de lire les sources produites avant le xiiie s. au prisme d’une pensée canonique qui n’est pas encore pleinement outillée. La bâtardise est en outre bien loin de n’être qu’une simple question morale de condamnation du péché des géniteurs par la stigmatisation de leurs fils/filles. Le triomphe de l’exclusion des illégitimes dans les successions royales est loin de résulter de la seule offensive cléricale pour imposer sa vision de l’ordre social aux autorités politiques, sa propre horreur de toute sexualité hors mariage. L’illégitimité est une construction intellectuelle et donc, bien davantage objet d’histoire que de nombreux chercheurs ne l’avaient mesuré. L’historicisation des langages, des outils discursifs et juridiques pour penser et dire la bâtardise et l’illégitimité est un préalable indispensable mais souvent négligé, ou bien abandonné tant l’appréhension des sources est périlleuse en l’absence de corpus normatifs établis, homogènes, partagés. S. McDougall relève brillamment ce défi de l’historicisation de la notion d’illégitimité et des incidences de la bâtardise sur la succession, sans céder à la tentation d’y voir un invariant de la parenté et de la royauté médiévales : elle nous guide sur les chemins de son élaboration par des cercles de théologiens, de canonistes, et démêle l’écheveau de sa mise à l’épreuve par ces mêmes autorités ecclésiales et leurs confrères de l’élite politique.
2La lecture de l’ouvrage s’impose donc à toute personne désireuse de poursuivre la clarification de l’histoire de la bâtardise ; elle y trouvera une réflexion solidement arrimée à une historiographie anglo-saxonne, allemande et française, finement critiquée et mise au service d’un décryptage rigoureux des écrits juridiques, théologiques, des généalogies, chroniques, annales, lettres ou chartres produites par et autour des royautés des ixe-xiie, mais aussi par les canonistes et papes des xie-xiiie s. La rigueur de l’historienne se vérifie aussi dans la mesure des conclusions qu’elle formule au terme d’un ouvrage organisé autour de « moments clés ». Ainsi nous propose-t-elle de fixer notre attention sur les successions carolingiennes des fils de concubines (chap. 2), ottoniennes, capétiennes, anglo-saxonnes, – mises en regard avec les pratiques omeyyades (chap. 3), puis anglo-normandes (chap. 4), en des siècles, du ixe au début xiie, où le statut de la mère compte au moins autant qu’un éventuel « défaut de naissance » canonique. La priorité de l’historienne apparaît chaque fois l’identification de raccourcis dans l’analyse que proposent certains chercheurs des motifs qui auraient prévalu dans le choix ou le rejet d’un héritier, ou d’une héritière. Le cas du choix de Mathilde comme héritière d’Henri Ier d’Angleterre aux dépens de Robert est intéressant de ce point de vue pour réévaluer la hiérarchie des statuts et des genres dans les conceptions de la royauté anglo-normande. Ces chapitres permettent de battre en brèche quelques préjugés tenaces d’une historiographie disqualifiant sans nuance les femmes dans la promotion au pouvoir, tout en même temps qu’ils apportent des éléments intéressants pour réévaluer à la baisse l’incidence d’une naissance hors mariage (légitime aux yeux d’une Église qui n’en est qu’aux prémices de sa formalisation) dans l’exclusion au trône.
3Les chapitres de cadrages lexicaux, notionnels ou juridiques jalonnent l’analyse. Celui consacré au(x) « langage(s) de l’illégitimité dans l’Europe médiévale » sera d’un grand secours pour les chercheurs qui se frottent aujourd’hui aux problématiques liées à la bâtardise et, plus encore, à l’épineuse question de l’historicisation des outils pour dire et penser l’irrégularité, l’illicéité, l’illégitimité, donc la relativité du rapport d’une société aux normes qu’elle s’élabore. Le chap. 5 est consacré aux réflexions canoniques des xie et xiie s. S. McDougall interroge les textes pour savoir si Burchard de Worms ou Yves de Chartres considérait vraiment comme « illégitimes » les enfants nés de mariages « irréguliers ». Les solutions formulées notamment par l’évêque de Chartres dans ses œuvres théoriques, ou dans une correspondance qui révèle le traitement pragmatique des dossiers pastoraux et politiques, invitent l’historienne à réévaluer à la baisse son souci d’exclusion des enfants illégitimes. Comme nous avons aussi pu l’étudier, il apparaît bien que le positionnement d’Yves de Chartres à l’égard de la stigmatisation de l’enfant illégitime diffère selon qu’il s’agisse de dissuader un couple de s’engager dans une union qui ne répond pas pleinement aux critères naissants de la licéité conjugale ou de traiter de la situation d’enfants effectivement nés de mariages entachés d’irrégularités diverses. Le chap. 6 est consacré à la période de transition entre la compilation de Gratien et la montée en puissance des solutions canoniques du pape Alexandre III dont la pensée fut déterminante dans la définition (la « redéfinition ») des contours de la norme canonique du mariage et donc, puisque les deux thématiques sont interdépendantes, de la filiation. L’articulation des « idées et des pratiques » est essentielle et invite à l’étude conjointe des usages de la notion de « légitimité » dans les sources vernaculaires du temps, notamment les chansons de gestes. Le chap. 8 se focalise sur les nouveaux outils de légitimation (par rescrit) à l’œuvre au début du xiiie s., à l’instigation d’Innocent III qui en fait une arme politique, bien plus qu’au temps d’Alexandre III et de son habile promotion de la légitimation par mariage subséquent, indice de la « vis matrimonii ». Les dossiers matrimoniaux du Capétien Philippe Auguste (faisant légitimer les enfants nés d’Agnès de Méran) et de Staufen Frédéric II (légitimant, sans l’approbation préalable du pape, son fils Enzo) sont alors mis en perspective. Sacerdotium et Regnum entrent en tension, l’empereur agissant davantage en père de famille maître de sa succession qu’en gouvernant veillant aux seuls intérêts supérieurs de l’État. Les dernières études de cas concernent la Maison de Jérusalem au début du xiiie s. et le destin du roi « bâtard », saint Fernando III. L’époque est à la floraison des accusations d’illégitimité pour contester le droit de certains à hériter. Les xie-xiie s. étaient davantage marqués par la mise en œuvre d’accusations d’union incestueuse pour discréditer certaines stratégies d’alliances (et contourner opportunément l’impossibilité du divorce). L’enjeu n’était pas alors de discréditer le fruit de ces unions ou de dénoncer une quelconque illégitimité chez les fils nés de ces couples : l’indécision persistante de la norme canonique en matière de mariage, la fluidité de l’articulation des intérêts des aristocrates laïques et des autorités ecclésiastiques, mais aussi l’opportune existence d’enfants nés de mères d’un rang suffisant et/ou nés de mariages dont on ne questionnait pas trop la licéité intrinsèque (notamment au regard des empêchements de parenté, comme nous avons pu aussi l’étudier pour les premiers Capétiens), voilà autant d’explications combinées pour comprendre les logiques politiques à l’œuvre. Les premières décennies du xiiie s. annoncent pourtant une inflexion dans l’usage, voire l’instrumentalisation, de la pensée canonique au profit des stratégies politiques, au moins autant, sinon davantage qu’une unilatérale offensive cléricale de moralisation des conduites des Puissants.
Pour citer cet article
Référence papier
Carole Avignon, « Sara McDougall, Royal Bastards. The Birth of Illegitimacy. 800-1230 », Cahiers de civilisation médiévale, 241 | 2018, 90-92.
Référence électronique
Carole Avignon, « Sara McDougall, Royal Bastards. The Birth of Illegitimacy. 800-1230 », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 241 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2018, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5283 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5283
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