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Comptes rendus

David Matthews, Medievalism. A Critical History

Jaume Aurell
Traduction de Philippe Paquant
p. 87-90
Référence(s) :

David Matthews, Medievalism. A Critical History, Cambridge, D. S. Brewer (Medievalism, 6), 2015.

Texte intégral

1À la fin des années 70 du siècle passé, quelques universitaires britanniques et nord-américains ont proposé une distinction entre les traditionnelles « études médiévales » (medieval studies), c’est-à-dire l’étude du Moyen Âge, et un nouveau champ, les « études sur le médiévisme » (medievalism studies), c’est-à-dire l’étude des formes de représentation, de recréation et du vécu médiéval par les époques postérieures au Moyen Âge, mais aussi l’influence et l’apparition du terme « médiéval » dans la modernité et la postmodernité. Leslie J. Workman (1927-2001), né en Angleterre et formé dans diverses universités nord-américaines aux études littéraires, a été l’un des plus actifs promoteurs de ce nouveau champ, en fondant la revue Studies in Medievalism, qui est publiée depuis 1979, laquelle est éditée actuellement par Karl Fugelso. L. J. Workman a défini les études médiévistes comme un « processus de création du Moyen Âge » à travers « non pas l’étude du Moyen Âge lui-même mais celui des universitaires, artistes et écrivains qui ont construit le Moyen Âge dont nous avons hérité ». Ainsi, ceux qui se consacrent à ce nouveau champ d’étude, explorent la période du xvie au xxie s. en quête de « traces » médiévales, comme peuvent l’être la réinvention de différents mouvements architecturaux (néo-roman, néo-gothique) ou picturaux (le style préraphaélite), les adaptations des grands mythes et légendes médiévales dans la littérature (la réinvention du mythe arthurien, Robin des Bois ou les narrations du style du Seigneur des Anneaux).

2Medievalism. A Critical History, de David Matthews, aspire à être un « guide » pour ce nouveau champ des Medievalism Studies (« études médiévistes »). Tout au long de ce livre, l’A. mène une analyse détaillée des principales manifestations de la présence du médiéval dans le post-médiéval, en utilisant surtout les manifestations littéraires comme sources premières. L’A. situe l’émergence de l’imaginaire du « médiéval » au milieu du xviiis., en soulignant la création de l’adjectif « médiéval » (comme complément au classique substantif « Moyen Âge ») par Thomas Fosbroke. La principale floraison de ce nouveau sens de médiéval apparut au cours de la première moitié du xixs., à travers la littérature romantique allemande, britannique et française, avec des œuvres aussi représentatives que Ivanhoe de Walter Scott (1819), The Broad Stone of Honour de Kenelm Digby (1822) ou le populaire opéra The Tournament représenté à Londres (1839). Il est révélateur que le terme « médiévisme » commencât à se généraliser dans la décennie 1840, durant laquelle se médiévalisèrent l’architecture, la peinture, l’opéra, la religion et même la théorie politique.

3Après une introduction où sont décrits de manière claire et synthétique les jalons les plus importants de la fondation et du développement des « études médiévistes » au cours de ces quatre dernières décennies, D. Matthews analyse les « taxinomies » des études médiévistes, en s’appuyant sur les idées de plusieurs universitaires clés dans ce champ d’étude, comme Umberto Eco, et les contacts de ceux-ci avec d’autres nouvelles tendances du médiévisme comme le « new medievalism » et la « new philology ». D. Matthews passe en revue les principales représentations du Moyen Âge, surtout dans leur acception « grotesque » et « romantique », et se demande s’il existe un « vrai » Moyen Âge ou si nous connaissons simplement les diverses « versions » que les époques historiques postérieures nous ont transmises de celui-ci. L’A. arrive à la conclusion que ce que nous connaissons par « Moyen Âge » est une période chronologique qui eut lieu dans le passé, et à laquelle nous assignons différentes frontières temporelles, qui à leur tour sont soumises aux modifications faites par les spécialistes ayant traité cette période. Il existe donc deux temps « médiévaux » : celui du Moyen Âge historique et celui des médiévistes qui se sont consacrés à son étude, lesquels ont l’habitude de confondre le passé historique du Moyen Âge avec le présent à partir duquel ils mènent leurs recherches.

4La seconde partie du livre est dédiée à étudier les paradoxes qui surgissent de ces confusions du passé caractéristiques des études médiévistes : les a-synchronies du médiévisme (le xvis. le considère par ex. comme une époque évidente du « passé », tandis que le xixe s. l’estime comme une époque du « présent »), les « espaces » du médiévisme (surtout à travers les monuments considérés comme touristiques dans les nations ayant un passé médiéval, comme par ex. la mythification des cathédrales, châteaux et places défensives), l’invention du médiéval dans des nations sans passé médiéval comme l’Australie (à travers des constructions néo-gothiques, y compris celles appliquées à des espaces ultramodernes comme l’opéra de Sydney), les représentations du médiéval dans la littérature (comme c’est le cas dans des romans aussi célèbres que Don Quichotte, Ivanhoe ou Notre-Dame de Paris) et, enfin, les multiples formes de réactualisation du médiéval (« reenactment ») dans la culture moderne et contemporaine.

5La troisième partie, qui s’intitule « History and Discipline », se focalise sur les questions proprement universitaires. Il s’agit d’une réflexion détaillée et profonde sur les limites du médiévisme qui se concentre spécialement sur la capacité des « études médiévistes » à déborder les frontières de la discipline historique et à entrer dans le domaine des études littéraires et de l’art – dans lequel l’A. inclut naturellement le cinéma comme étant l’une des principaux media dont dispose la société actuelle pour réactualiser le Moyen Âge. Finalement, D. Matthews mène une étude singulièrement suggestive sur l’expansion du médiéval dans l’actualité, axée surtout sur le genre du roman et en réalisant quelques brillants parallélismes avec des auteurs classiques comme Marcel Proust et Charles Dickens. La conclusion est consacrée à la réflexion sur l’ajustement des études médiévistes aux disciplines universitaires, que l’A. intègre pour l’essentiel dans les célèbres « études culturelles » (« cultural studies »).

6Ce livre est, de mon point de vue, un travail solidement documenté, sur un sujet éminent et, jusqu’à un certain point, un peu paradoxal. L’ouvrage est solide parce qu’il rassemble une quantité extraordinaire d’informations, tirées des sources primaires, avec un schéma clair, et qui plus est écrit avec vigueur narrative. Il est pertinent car la présence du médiéval dans le monde moderne est un phénomène aux profondes racines intellectuelles et d’une profonde influence culturelle, raison pour laquelle elle mérite la peine qu’on lui porte la même attention que D. Matthews, et que beaucoup d’autres universitaires, surtout britanniques et nord-américains, lui ont prêtée ces quatre dernières décennies. Toutefois, et c’est là un peu paradoxal, c’est parce que la lecture du livre laisse en suspens quelques questions importantes – du point de vue théorique plus que proprement heuristique – qu’il convient de la clarifier au regard d’une correcte implantation de la discipline et à l’égard de l’orientation épistémologique de ce nouveau domaine du médiévisme.

7Bien armé du point de vue documentaire et brillant dans son exposition, le livre est en revanche un peu lesté par la faible exploration théorique que réalise l’auteur. Un livre qui prétend être un « guide » de ce nouveau champ devrait traiter cette dimension avec une plus grande profondeur. Pour commencer, l’A. élude une question qui paraît fondamentale : les traditionnelles « études médiévales » renvoient clairement à un passé séparé chronologiquement et émotionnellement du présent, tandis que les « études médiévistes » renvoient clairement au présent ou, du moins, a un passé mélangé au présent, à un passé nostalgique que l’on prétend revitaliser, réactualiser, représenter. Bien sûr, comme D. Matthews le dénonce dans un passage de son livre, les « études médiévales » courent toujours le risque de se retrouver dans un pur « antiquarisme ». Nietzche s’en était déjà pris à cette tendance dans son traité De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, où il dénonçait qu’un excès d’histoire avait paralysé intellectuellement ses contemporains. Mais il n’est pas moins vrai que les nouvelles « études médiévistes » ont une forte tendance à se limiter à un pur « présentéisme », dans lequel les frontières entre le passé et le présent deviennent floues – une chose que le postmodernisme, dans ses diverses manifestations intellectuelles et culturelles, a exploité avec une grande habileté.

8La conséquence de ces deux processus, est que les traditionnelles études médiévales sont en train de perdre « l’hégémonie dans l’espace de la rétrospection », pour reprendre la belle expression de Paul Ricoeur. Ce vide serait en train d’être occupé par les études médiévistes analysées par D. Matthews dans son livre, conscient de l’importance de gagner la bataille de la réception, dans une période comme l’actuelle, dans laquelle s’est produit un tournant depuis l’histoire des actions vers l’histoire des réceptions, selon le diagnostic lucide de Hans-Georg Gadamer et de Hans Robert Jauss. Mais embrasser le présentéisme dans l’étude du passé possède une contrepartie, et D. Matthews s’est rendu compte du danger : lorsque les études médiévales sont contaminées par l’idéologie, elles deviennent alors des études médiévistes (p. 176). En d’autres mots, les études médiévales négocient avec le passé, tandis que les études médiévistes le font avec le présent et le futur. Ou, pour utiliser les catégories vantées par Michael Oakeshott dont Hayden White s’est fait l’écho, et parce que les débats historiographiques sont très en vogue aujourd’hui, que les premières font référence au « passé historique » tandis que les secondes impliquent un « passé pratique ».

9Bien entendu, cette dimension « présentiste » et « pratique » des études médiévistes ne devrait en aucune façon introduire une méfiance ou une réticence vis-à-vis d’elles, ne serait-ce qu’en raison du fait qu’elles ont déjà une audience universitaire bien établie, et qu’elles comptent avec des productions aussi solides que le Journal Studies in Medievalism et la collection Medievalism de la maison britannique D. S. Brewer et avec des séances spécifiques dans les congrès annuels de Kalamazoo et Leeds. Ce qui est en revanche nécessaire c’est de situer ces nouvelles études dans leur contexte universitaire spécifique, pour éviter les malentendus. D. Matthews laisse cette question pour les pages conclusives du livre, et opte pour l’inclusion des études médiévistes dans le domaine des études culturelles, lesquelles se développent dans les campus universitaires nord-américains en marge des départements classiques d’histoire, littérature, philosophie ou théologie. S’il est vrai que ces lieux semblent les plus adéquats, l’argumentation devrait être mieux présentée par D. Matthews. Il est par ex. surprenant qu’il n’y ait aucune référence à Michel Foucault, qui de mon point de vue est la personne qui préconise le mieux la conjonction entre les « études médiévistes » et les « études culturelles ». La tendance présentiste et pratique des études culturelles est également un signe d’identité pour les études médiévistes – et ce n’est pas un hasard si ces deux champs, dans leur acception traduite aux langues latines, soient obligées d’utiliser le pluriel (« culturales » et « medievalistas »), ce qui est une très claire manifestation de leur ambiguïté thématique et disciplinaire.

10Une question également importante à prendre en considération est de savoir si le nouveau champ d’étude peut réellement intégrer le domaine du « médiévisme » traditionnel ou s’il n’entrerait pas mieux dans celui du « modernisme » ou du « contemporanéisme ». À un moment où l’histoire paraît pencher pour les travaux de « longue durée » (des études non limitées à quelques années, mais bien à l’étude de processus se déroulant sur des décennies ou même des siècles) il semble naturel que quelques médiévistes qui étudient le Moyen Âge soient devenus des médiévalistes qui étudient les traces du Moyen Âge dans des époques postérieures, même si logiquement (comme c’est le cas du propre D. Matthews) ils peuvent être spécialistes d’autres périodes historiques ou des études littéraires. Est-il convenable que le champ des « études médiévistes » soit cultivé par des universitaires en dehors du médiévisme ou est-ce indifférent ? La question reste en suspens, et il aurait sans doute été opportun de l’approfondir.

11L’A. fait également référence, quoique de manière limitée, à un autre problème important qui est généré par l’usage (ou l’abus ?) très vaste du concept médiévisme qui peut faire référence indistinctement au nom de la discipline, à l’objet propre de la discipline et, depuis quelques décennies, à l’étude de l’impact et des traces du Moyen Âge sur les époques postérieures. Elle est bien loin cette notion univoque, celle qu’invoquait Georges Duby pour désigner la figure de l’universitaire pluridisciplinaire qui se consacre à l’étude du Moyen Âge. Cette dualité du signifiant devient vite une distinction sémantique, ce qui engendre automatiquement quelques malentendus et désaccords. L’A. lui-même n’est pas étranger à cette ouverture des hostilités entre le médiévisme traditionnel et le « nouveau » médiévisme. Ainsi, dans certains passages du livre, D. Matthews se laisse emporter par un enthousiasme excessif pour les nouvelles études médiévistes, en mentionnant le fait que le médiévisme traditionnel a perdu tout lien avec la société, ce qui a généré une image du médiévisme représenté par « a loveable old man (not a woman), perhaps in cardigan, smoking a pipe, telling reassuringly familiar stories » (p. 178). Sans doute l’A. aurait-il pu nuancer quelque peu sa position car, sans nier la thèse évidente que ce nouveau champ d’étude se rattache naturellement aux « études sur la mémoire » qui se sont tellement développées ces derniers temps, il n’en reste pas moins que le médiévisme traditionnel n’a jamais cessé de générer des modèles pour comprendre le monde actuel – et d’une manière beaucoup plus solide, puisqu’ils font référence à la réalité du Moyen Âge, tandis que le nouveau champ d’étude le fait à travers une image recréée du Moyen Âge. Les travaux sur la vie quotidienne et l’histoire des mentalités d’Emmanuel Le Roy Ladurie et Philippe Ariès furent rapidement en phase avec un auditoire désireux de rencontrer des parallélismes entre son temps et un passé mythifié ; plus récemment, le travail de Martin Aurell sur la contestation des croisades au sein même de l’Église a contribué à susciter un intéressant débat à la base duquel se trouve la critique contre la guerre sainte promue dans certains milieux islamiques. Le problème du lien avec les problèmes actuels et l’attraction de l’audience ne procède donc pas du « genre » de médiévisme que l’on pratique, mais bien de celui de la capacité de ses auteurs de générer des débats véritablement importants.

12Tout ce débat renvoie aussi aux catégories de « l’histoire » et de la « littérature », car il est significatif que les études médiévales renvoient à des thématiques purement historiques (l’étude de « ce qui est passé ») tandis que les études médiévistes renvoient aux questions littéraires (l’étude de « ce qui aurait pu se passer »). Finalement, qui peut deviner si une société déterminée sera davantage intéressée par les modèles de figures historiques comme Frédéric II Hohenstaufen, Saint Louis de France ou Henri II Plantagenêt ou par les modèles littéraires du roi Arthur, Chaucer ou Robin des Bois ? Tous ces débats théoriques ne prétendent pas sous-estimer la valeur du livre de D. Matthews, mais montrent au contraire l’opportunité de sa publication. Outre sa condition évidente de « guide » pour pénétrer dans ces nouvelles études, D. Matthews a construit une véritable monographie sur l’histoire des études médiévistes, et a eu l’habilité de régénérer l’important débat sur les frontières du « passé historique » face au « passé pratique » en utilisant un exemple concret : le développement différent et la nature universitaire de deux « médiévismes ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Jaume Aurell, « David Matthews, Medievalism. A Critical History »Cahiers de civilisation médiévale, 241 | 2018, 87-90.

Référence électronique

Jaume Aurell, « David Matthews, Medievalism. A Critical History »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 241 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2018, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5281 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5281

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Auteur

Jaume Aurell

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