Christophe Grellard, Jean de Salisbury et la renaissance médiévale du scepticisme
Christophe Grellard, Jean de Salisbury et la renaissance médiévale du scepticisme, Paris, Belles Lettres (Histoire), 2013.
Texte intégral
1Depuis environ une génération, la réflexion sur la pensée et la carrière de l’éminent homme d’église et auteur anglais Jean de Salisbury avance à grands pas. The World of John of Salisbury, une compilation d’essais issus de la conférence de 1980 commémorant les 800 ans de la mort de Jean contient essentiellement des recherches alors bien datées, pour ne pas dire dépassées (en effet, plusieurs des chapitres de ce livre étaient soit des rééditions, soit des résumés de travaux qui avaient été publiés bien des années auparavant). Quelle différence en trente ans ! Rien que ces dix dernières années, des avancées significatives ont été faites dans notre compréhension de la méthode « scientifique » de Jean (David Bloch), son usage de modèles et d’analogies militaires (John Hosler), ses rapports tendus avec Thomas Becket (Karen Bollermann), et dans bien d’autres domaines. D’ailleurs on attend prochainement la sortie du Companion to John Salisbury, édité par Frédérique Lachaud et Christophe Grellard aux éditions Brill. Cet ouvrage sera le reflet des profondes transformations qui ont récemment marqué les études sur Jean de Salisbury.
2Le volume examiné ici représente une autre contribution de grande valeur au nouveau corpus de travaux qui remettent Jean en perspective. Bien que ce dernier, à travers ses écrits, se proclame lui-même adhérent philosophique au scepticisme de la Nouvelle Académie défendu par Cicéron, peu de spécialistes l’ont pris au mot. Les chercheurs spécialisés dans le scepticisme européen émergent, de Charles B. Schmitt à Henrik Lagerhund, ont soit rejeté, soit ignoré l’importance de l’engagement auto-attribué de Jean à la philosophie de la Nouvelle Académie. Le scepticisme de Jean était bien sûr de nature modérée, en accord avec son dégoût pour toute forme d’extrémisme. Il rejette ainsi ces versions de la philosophie sceptique qui nient la possibilité même pour l’humain d’acquérir une quelconque connaissance, tout autant qu’il condamne ceux qui déclarent avoir une absolue certitude sur des sujets sur lesquels le débat reste légitime. Dans son Policraticus, par ex., il propose pour principe directeur que les individus possèdent un droit (il fait explicitement appel au mot « ius ») à s’engager dans ce qu’il nomme « une confrontation d’idées » afin de se mettre en quête de vérité, bien que celle-ci reste seulement de l’ordre de la probabilité. L’insistance sur un tel « droit » défie à la fois le nihilisme philosophique du sceptique radical et l’absolutisme intellectuel de ceux qui prétendent à un accès privilégié à des vérités incontestables.
3C. Grellard développe ce postulat dans une interprétation thématique qui englobe les fondements de la pensée de Jean, en piochant systématiquement dans tout l’éventail de ses écrits. En tant que spécialiste universitaire qui a mis l’accent sur tel ou tel aspect isolé du scepticisme de Jean, je tiens à applaudir l’effort que C. Grellard a fourni pour donner un tableau cohérent de l’influence profonde de ce point de vue sceptique modéré sur le cœur des travaux de cet Anglais. On a trop souvent considéré Jean comme un simple commentateur et transmetteur des importantes opinions philosophiques de ses pairs (autre chose qu’il partage avec Cicéron). C. Grellard prend résolument le contre-pied de cette position. Il démontre de manière convaincante que l’adaptation par Jean de caractéristiques centrales du scepticisme de la Nouvelle Académie représente une contribution indépendante et originale à la pensée médiévale, et qui ne peut pas être réduite à une redite des points de vue d’autres auteurs, qu’ils soient médiévaux ou classiques. C. Grellard étudie également quelques cas dans lesquels le cadre philosophique a façonné des éléments du programme et des engagements ecclésio-politiques de Jean.
4Le livre de C. Grellard est organisé en quatre sections pertinentes sur le plan conceptuel : d’abord une discussion brève mais nécessaire des sources écrites (principalement antiques) sur lesquelles Jean prenait appui ; ensuite, un large tour d’horizon des principaux éléments du point de vue sceptique de Jean au travers tout son corpus ; puis une analyse fouillée des implications du scepticisme selon Jean à propos de l’éducation et de son rôle dans l’autoréalisation humaine ; enfin, un examen de la convergence du cadre sceptique modéré de Jean avec sa morale et ses enseignements politiques. Loin de moi l’idée de diminuer l’importance des autres chez C. Grellard, mais ma préférée est sans hésitation la troisième. Pourquoi ? Parce qu’elle présente un plaidoyer fascinant (et, à mon sens, assez percutant) pour l’intégration du scepticisme de Jean (d’abord dans le Metalogicon mais aussi dans d’autres œuvres) dans son traitement de la bonne éducation, et sa condamnation des charlatans prétendument érudits qui sévissaient à Paris à l’époque où il y étudiait. C’est cela, d’après C. Grellard, qui fournit la clé des penchants humanistes de Jean. Depuis la parution un siècle plus tôt de l’œuvre de Charles Homer Haskins, ce que l’on a appelé « Renaissance du xiie s. » a été définie par son orientation supposément humaniste. Mais « humanisme » est un terme risqué et contestable. Pour certains, l’humanisme implique une attitude envers les formes d’expression et d’étude littéraires qui ne peut qu’être conceptualisée comme un éloignement des appels à la foi propres au Moyen Âge au profit d’un retour au rationalisme de l’Antiquité préchrétienne. Pour d’autres, y compris le présent critique, l’humanisme (au moins au xiie s.) évoque une tentative de fournir une place valide à la raison autonome de l’humain dans le contexte du salut ultime offert par le dieu chrétien. Si je le comprends bien, C. Grellard voit les choses sous un autre angle et trouve l’essence de l’humanisme de Jean dans une conception de l’éducation, dont la fonction est d’encourager les étudiants à apprendre par eux-mêmes en remettant en question l’autorité reçue, sans pour autant tomber dans les affres de l’incrédulité, afin de pouvoir appréhender n’importe quelle vérité. Dans la présentation de Jean par C. Grellard, les humains doivent maîtriser l’équilibre délicat entre d’une part, les affirmations de certitude absolue et peu critique, et d’autre part, l’ignorance totale. Jean affirme que réussir à marcher sur cette corde raide, cela définit la réalisation de leur pleine humanité. À cet égard, sa pensée fait écho au Sic et Non de Pierre Abélard, le premier professeur de Jean à Paris. Alors que C. Grellard mentionne P. Abélard à l’occasion, j’aurais apprécié une étude plus longue et plus approfondie des connexions intellectuelles entre Jean et son fameux professeur libre-penseur (et de ce fait, dangereux).
5Cette dernière remarque n’est, bien sûr, qu’une critique mineure. Jean de Salisbury et la renaissance médiévale du scepticisme mérite les plus grands éloges pour avoir repoussé très loin les frontières de nos connaissances sur Jean. C. Grellard devrait et doit être considéré comme un exemple à suivre pour les prochaines études sur Jean de Salisbury autant qu’il doit être vu comme une incitation pour d’autres à aller vers leurs propres découvertes parmi les possibilités qu’offrent la lecture et l’interprétation de Jean.
Pour citer cet article
Référence papier
Cary Nederman, « Christophe Grellard, Jean de Salisbury et la renaissance médiévale du scepticisme », Cahiers de civilisation médiévale, 241 | 2018, 80-81.
Référence électronique
Cary Nederman, « Christophe Grellard, Jean de Salisbury et la renaissance médiévale du scepticisme », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 241 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2018, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5267 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5267
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