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Comptes rendus

Joëlle Ducos, Olivier Soutet et Jean-René Valette, Le français médiéval par les textes. Anthologie commentée

Cinzia Pignatelli
p. 76-78
Référence(s) :

Joëlle Ducos, Olivier Soutet et Jean-René Valette, Le français médiéval par les textes. Anthologie commentée, Paris, Champion (Champion Classiques, « Références et Dictionnaires », 11), 2016.

Texte intégral

1La collaboration entre les trois auteurs, chacun à la pointe de la recherche dans sa spécialité, donne ici un ouvrage classique dans son projet – une anthologie de textes pour les étudiants préparant l’épreuve de langue pour le Capes –, mais où deux importantes introductions offrent un regard critique sur les résultats les plus récents des réflexions, d’ordre linguistique et historiciste, menées dans le monde académique français autour de la langue et de la littérature françaises médiévales : les synthèses sur l’évolution syntaxique du français médiéval (p. 40-44), l’invention de la « littérature médiévale » (p. 57-63) et la périodisation des Moyen Âge « littéraires » (p. 69-77) sont particulièrement passionnantes.

2L’anthologie offre un choix peu commun de textes de formes, dates et origines géographiques variées. Dans un souci d’associer les angles littéraire, philologique et linguistique (p. 8), les trois auteurs nous donnent ainsi à lire des textes aussi rares dans les manuels universitaires que les poèmes du Châtelain de Coucy pour le xiie s. ou des traductions de la Bible pour le xiiie, Le Songe du Vergier pour le xive, Le Mystère de la Passion de Troyes pour le xve, ainsi que des textes dont la traduction reste à faire, comme le Placides et Timeo ou encore Le Songe d’Enfer de Raoul de Houdenc (publié d’après une édition dont il ne faut pas oublier de rendre à Philéas Lebesgue la paternité qui lui revient), et d’autres qui ont fait l’objet d’une édition ou d’une traduction récentes, comme La Bataille des sept arts d’Henri d’Andeli (par Alain Corbellari), Le livre de paix de Georges Chastelain (par Tania van Hemelryck) ou le Romuleon de Sébastien Mamerot (par Frédéric Duval).

3Chaque extrait est doté d’une présentation qui le situe dans l’ouvrage dont il est tiré, d’une traduction uniquement pour les textes les plus anciens (restriction discutable et qui demanderait à être justifiée), de riches annotations linguistiques, ainsi que d’une mini-bibliographie destinée aux plus curieux (les éditions y précèdent les études, et les monographies suivent les collectifs, dans un ordre qui n’est pas toujours rigoureux) : il se peut que sa taille ait pu contraindre les auteurs à renoncer à certaines références dont l’absence paraît surprenante – telle l’édition la plus récente de La Vie de saint Louis, donnée en 1995 par Jacques Monfrin.

4À propos des remarques linguistiques une mise en garde s’impose : il est possible que le public étudiant visé ait déterminé les auteurs à procéder à des simplifications conceptuelles excessives. La première concerne la confusion qui s’établit, dès l’introduction linguistique du volume (p. 18 ; p. 27, n° 27), entre phénomènes graphiques et phonétiques. Or, surtout dans les textes les plus anciens, la graphie de l’ancien français est encore tributaire du latin, ce qui fait que dans les Serments de Strasbourg on trouve écrit Karlo et dunat, cadhuna, cosa, alors que dans tous ces mots on devait prononcer à la finale un phonème assez proche de [ǝ] et pour lequel on ne disposait pas d’un graphème spécifique, noté toutefois e dans Karle ou fradre. Il apparaît donc impropre de parler de « non-évolution du [o] final en [ǝ] central » (p. 114) pour poblo, nostro, karlo, ou de « maintien en finale du [a] non encore affaibli en [ǝ] » pour dunat (ibid.) ; quelques lignes plus bas (p. 115) on explique plus correctement la voyelle finale de sendra comme un graphème analogique « avec les mots où un [a] final latin évoluant en [ǝ] continue d’être noté a ». Il en est de même pour le t final de quelques formes verbales dans l’ancienne scripta anglo-normande, qu’il est abusif de qualifier de « maintien graphique et phonétique de la dentale [t] » en commentant des occurrences de la Vie de saint Alexis (p. 122), alors qu’on reconnaît, pour des exemples analogues figurant dans la Chanson de Roland (p. 130), qu’il s’agit, plus vraisemblablement, du « maintien graphique de la dentale finale, amuïe phonétiquement ».

5La difficulté à interpréter les graphies médiévales devrait inviter à la prudence quant à la possibilité d’identifier la scripta d’un texte avec un dialecte, réalité essentiellement orale : c’est pourquoi il est inapproprié de parler du « dialecte » des Serments de Strasbourg (p. 111), de la graphie en d final de surd comme d’un « trait dialectal » (p. 210), de luises comme forme de l’indicatif présent « anglo-normand du verbe luisir » (p. 131), de pois comme « forme dialectale » (sans préciser de quel dialecte) dans le Jeu d’Adam (p. 151), alors que la même forme est qualifiée d’« archaïque » dans l’analyse linguistique des Serments de Strasbourg (p. 116). Existe-t-il seulement des « dialectes de l’ancien français », comme se le demandent Yan Greub et Jean-Pierre Chambon dans la Romanische Sprachgeschichte (t. 3, p. 2510) ? « Il est correct de dire qu’un manuscrit est picardisant, et pas trop faux de parler de scripta franco-picarde » (ibid.) ; en revanche on ne peut que sourire en lisant que, dans le manuscrit picardisant d’Aucassin et Nicolette, cohabiteraient une « forme plutôt picarde » comme connissiés et « la forme anglo-normande » lius : n’importe quel utilisateur de la Grammaire de l’ancien picard de C.-T. Gossen sait que les réductions ois > is et ieu > iu sont typiquement picardes. Par ailleurs il est tout aussi faux de faire passer l’imparfait en –ot pour une « forme anglo-normande » (p. 202) – alors qu’elle est répandue dans tout l’Ouest –, que d’expliquer la forme fesom, qui montre une graphie phonétique extrêmement banale au xiie s., par une réduction de la base faisons « en anglo-normand » (p. 210). Et d’affirmer que la désinence de l’imparfait en ei est un « trait assez typiquement normand » (p. 179) ou même que « le digramme ei correspond au résultat dialectal de la diphtongaison du [ẹ] tonique » (p. 210) est incompréhensible pour les étudiants si l’on n’ajoute pas qu’au xie-xiie s. les dialectes orientaux avaient évolué vers la prononciation en [oi] ; et que, si viés est une « forme picarde (à cause du –s final, là où, ailleurs, on aurait –z) » (p. 196), ceci n’est vrai que parce que la réduction de l’affriquée graphiée z à la sifflante s est enregistrée plus tôt dans la scripta picarde qu’ailleurs.

6Si l’on peut discuter longtemps de la pertinence pour la langue médiévale de concepts tels que dialectes, koinè et scripta, il est en revanche établi qu’il faut éviter d’opposer les variantes régionales à une entité « ancien français », qui n’est qu’une pure vue de l’esprit. La fiche sur La Chanson de Roland contient un condensé d’équivalences abstraites du type « pout = afr. pot », « luises : IPR2 anglo-normand… = afr. luis », « cel : réduction anglo-normande de la diphtongue [ie]…= afr. ciel », « cum = afr. come », « seint = afr. saint », « consoüt : forme anglo-normande…, afr. conseüt », où l’« ancien français » auquel renvoie l’abréviation afr. correspond à ce que l’introduction linguistique qui ouvre le volume appelle à plus juste titre « francien », en s’appuyant sur une tradition qui remonte au xixe s., et sans avoir besoin de se prononcer sur sa réalité de dialecte propre à la région d’Ile-de-France ou plutôt de koinè supra-dialectale apparue à la fin du xiiie s. (aujourd’hui désignée d’ailleurs plutôt par le terme « françois »).

7L’ouvrage est complété par deux index bien utiles : le premier, plus classique, est de type lexical ; on peut regretter de ne pas y trouver des formes utilisées dans les textes de moyen français non traduits, et qui ne bénéficient donc d’aucune aide à la compréhension, comme c’est le cas par ex. pour les piaus dont fait mention le ms. A de Joinville édité par F. Michel et présenté ici p. 350. Le deuxième porte sur les notions grammaticales et les morphèmes commentés dans les annotations linguistiques, et gagnerait à être étoffé avec davantage de renvois aux précieuses remarques que celles-ci abritent : c’est le cas par ex. pour l’évolution de l’emploi des démonstratifs, sur lesquels la n° 28, p. 431 fait le point mieux que les autres lieux référencés dans l’index.

8L’ampleur du projet aurait mérité de la part des auteurs une relecture plus attentive du résultat final, étape indispensable pour éviter non seulement les nombreuses coquilles (ex. jeu de mot [p. 333] ; Traschler [p. 79] pour Trachsler ; Siennon [p. 100] pour Stiennon ; Biography [p. 197] pour Bibliography ; onguemant [p. 218] pour longuemant ; Cuarderni [p. 306] pour Quaderni ; notere [p. 322] pour notera) et les défauts d’harmonisation (la n° 44 de la p. 368 renvoie erronément à la n° 28 plutôt qu’à la n° 31 ; Rey 2007, cité p. 19, n° 15, n’existe pas dans la Bibliographie proposée dans le volume ; la n° 11 de la p. 255 commente la marque casuelle unique dans le binôme clers et haut, alors que le ms. édité porte haus et clers), mais surtout des raccourcis gênants (au[s] analysé comme l’enclise de en + le[s] [p. 351, 353, 397] ; leroit présenté comme conditionnel du verbe laissier [p. 339] plutôt que de sa variante laire), ainsi que des bévues grossières : magnes n’a en effet pas une « désinence française de CSS » (p. 131) puisqu’il calque le latin magnus ; « l’association avoir + mort » (p. 282) est tout simplement le passé composé du verbe morir, dont le premier emploi en ancien français est transitif, équivalent à « tuer » ; les « deux manuscrits pour le Chevalier de la charrette » évoqués p. 62 sont en réalité huit ; cerché ne montre pas une « réduction plus précoce de la consonne palatalisée à la fricative chuintante » (p. 210), mais l’absorption précoce du [y] par la consonne palatale ; et l’occurrence li vespres est loin d’être une preuve convaincante « que li peut aussi être la forme de CS féminin singulier » (p. 194).

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Pour citer cet article

Référence papier

Cinzia Pignatelli, « Joëlle Ducos, Olivier Soutet et Jean-René Valette, Le français médiéval par les textes. Anthologie commentée »Cahiers de civilisation médiévale, 241 | 2018, 76-78.

Référence électronique

Cinzia Pignatelli, « Joëlle Ducos, Olivier Soutet et Jean-René Valette, Le français médiéval par les textes. Anthologie commentée »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 241 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2018, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5260 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5260

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Cinzia Pignatelli

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