Anders Winroth, Au temps des Vikings
Anders Winroth, Au temps des Vikings , P. Pignarre (trad.), A. Gautier (préf.), Paris, La Découverte, 2018.
Texte intégral
1Cette année, deux ouvrages sur les Vikings ont été publiés en France à destination du grand public. Le premier (Joël Supéry, La Saga des Vikings. Une autre histoire des invasions, Paris, Autrement, 2018), sans aucune méthode historique ni connaissance des langues et sources originales, répand des théories à la limite du complotisme contre la « mafia » universitaire qui cacherait au grand public la vérité sur les invasions scandinaves. La traduction de l’ouvrage d’Anders Winroth (paru initialement en 2014), qui mêle le sérieux d’une approche historique méthodique et érudite à un style agréable rendant la lecture aisée pour les novices en la matière, est donc particulièrement bienvenue. Quelques notes en bas de page, discrètes, invitent le lecteur curieux à creuser les exemples donnés, archéologiques ou littéraires, sans jamais rendre la lecture ardue. L’ouvrage s’adresse clairement à un public qui va des étudiants en licence aux amateurs d’histoire scandinave. Dans un vaste plan thématique assez classique que nous allons détailler, l’A. essaie d’évoquer tous les aspects du monde viking, en ne perdant jamais de vue les sources qui lui permettent de le reconstruire. Les résultats de fouilles archéologiques, textes de pierres runiques ou strophes de poésie scaldique sont les fondements de sa réflexion, et non de simples illustrations plaquées sur des connaissances abstraites. Ainsi, dès son introduction, il n’hésite pas à présenter les fouilles de la maison-halle de Lejre, qui lui permettent d’évoquer le mode de vie des chefs vikings (p. 16-17).
2Le livre n’apporte guère de nouveautés pour le spécialiste, même si, comme le souligne Alban Gautier dans sa préface (p. 9-10), cela n’empêche pas l’A. de soutenir certaines thèses qui sont peu représentées en France. Cela lui permet notamment de se démarquer de son concurrent direct, le manuel d’Else Roesdahl, The Vikings, grand classique dans le monde anglo-saxon qui en est à sa troisième édition mise à jour en 2016, mais n’est toujours pas traduite en langue française. Le principal aspect novateur de l’ouvrage aux yeux du public francophone est d’expliquer le phénomène des invasions vikings par une clé de lecture sociopolitique. À la suite des thèses qu’il avait exposées dans son précédent ouvrage sur la conversion des Scandinaves (Anders Winroth, The Conversion of Scandinavia. Vikings, Merchants, and Missionaries in the Remaking of Northern Europe, New Haven/Londres, Yale University Press, 2012), l’A. met l’accent sur l’économie du don, qui contraint les chefs vikings à constamment trouver de nouvelles richesses pour récompenser leurs compagnons et asseoir leur autorité. L’histoire qui ouvre le livre (p. 11-15), mettant en scène un banquet lors duquel un chef distribue le butin de ses pillages, est une manière habile de placer l’ensemble du livre sous cette clé de lecture. Immédiatement après ce récit, l’A. enchaîne d’ailleurs : « Tout commençait avec les grandes fêtes données dans les maisons-halles des chefs de guerre du nord. C’est durant les beuveries et les banquets, à travers l’échange de dons, que se formaient les liens de loyauté et d’amitié. Et c’est dans ces mêmes maisons-halles que tout se terminait avec la répartition du butin qui préparait un nouveau cycle de violence l’année suivante » (p. 15). Ce mécanisme intéressant est peut-être trop privilégié par l’A. au détriment d’autres explications qu’il balaye un peu trop vite. Il considère ainsi que la démographie et la pression migratoire ne peuvent en rien expliquer le phénomène viking, car il s’agirait du simple prolongement d’une explication médiévale fondée sur une théorie des climats archaïque (p. 64). L’A. ignore, ou feint d’ignorer, que les chercheurs actuels qui envisagent la démographie comme une cause des invasions vikings ne le font plus à l’aide d’Aristote, mais par des raisonnements socio-démographiques fondés sur le système d’exploitation des terres dans la Scandinavie de cette époque.
3Le premier chapitre du livre est centré sur la violence de l’univers dans lequel vivaient les Vikings. Si de nombreux auteurs ont, pour renverser le cliché du barbare sanguinaire, insisté peut-être à l’excès sur le caractère commerçant des Vikings et leur intégration aisée dans les pays étrangers, l’A. estime pour sa part qu’« il serait […] absurde de nier leur caractère sanguinaire » (p. 19) ; cependant, de manière convaincante, il remet cette violence en contexte, expliquant qu’elle « jouait un rôle essentiel dans l’économie politique de ce temps-là, y compris chez des dirigeants considérés comme civilisés : l’empereur Charlemagne et les premiers rois anglais ont fait usage de la même violence que les Vikings, et parfois à plus grande échelle » (p. 19). Dans ce premier chapitre, l’A. n’hésite pas à prendre le temps, au fil de son développement, de déconstruire certains mythes. Il rappelle, à la suite de Roberta Frank, qu’on ne saurait prendre le rituel de « l’aigle de sang » pour autre chose qu’une invention tardive tirée d’une mauvaise interprétation d’un kenning (métaphore poétique si typique de la poésie scandinave) de la Knútsdrápa (p. 45-48). De même, pour l’A., il faut considérer les fameux berserkir comme une autre invention liée à une mauvaise interprétation de la poésie scaldique, aux tournures si complexes et évocatrices (p. 48-50). En revanche, quelques chapitres plus loin, lui-même se laisse un peu emporter par une vision romantique des Vikings lorsqu’il imagine que les sacrifices animaux effectués à la proue du navire d’Oseberg avaient peut-être pour but d’« emmener les femmes dans l’Au-delà sur une mer de sang » (p. 114), vision bien sanglante qu’aucun texte scandinave ne justifie.
4Dans un deuxième chapitre, l’A. présente les phénomènes de colonisation et d’installation des Vikings, en se concentrant presque exclusivement sur deux cas, l’Angleterre et le Groenland. Pour cette dernière zone, il pousse jusqu’aux années 1450, pourtant bien éloignées du monde viking. On regrettera la quasi-absence de l’Islande, qui est pourtant l’exemple le mieux documenté de colonisation, et de la Normandie, qui manque cruellement aux yeux d’un lecteur français. Évoquer en quelques paragraphes le cas normand aurait pourtant permis à l’A. de poser la question de l’ampleur de la colonisation et des liens complexes entre une toponymie riche et des traces archéologiques très maigres, problème au cœur de l’historiographie actuelle.
5Vient ensuite un chapitre sur les navires scandinaves, si importants lors des expéditions, dans lequel l’A. utilise de manière bienvenue les expériences de reconstitution qui ont eu lieu au Danemark. Le chapitre suivant porte sur le rôle des Vikings dans les circuits d’échange et de commerce, où l’accent est mis sur le rôle des Varègues à l’Est. L’A. s’intéresse ensuite à la vie quotidienne en Scandinavie à cette époque et s’éloigne donc un peu des Vikings à proprement parler, qui n’étaient que les hommes participant aux expéditions. Il insiste avec raison sur la place des femmes dans la société de cette époque, tout en rappelant que celle-ci n’était pas spécialement liée à l’absence des époux partis en expédition, car seule une petite partie de la population scandinave participait à celles-ci, le plus souvent des jeunes ne possédant que peu ou pas de terres et n’étant pas mariés (p. 192).
6Le chapitre sur la religion est divisé en deux parties distinctes, la première étant consacrée à la religion païenne, le second à la conversion au christianisme. L’A. évite l’écueil de reconstruire les croyances pré-chrétiennes à partir du travail de Snorri Sturluson, écrit plusieurs siècles après la conversion et empreint de christianisme à un degré qu’il nous est difficile de mesurer. Se fondant principalement sur des fragments tirés des scaldes et des pierres runiques, l’A. insiste à juste titre sur le fait que plusieurs versions d’un mythe pouvaient coexister, et que Snorri, dans son effort pour donner une cohérence à des histoires qui n’en avaient pas, fournit « des histoires privées de tout relief, dont toute la complexité a disparu en faveur de la cohérence et de la simplicité » (p. 218). Nous pensons cependant que si l’A. a raison de souligner les inventions d’auteurs chrétiens cherchant à « pimenter ou polir leurs récits » (p. 213), ces mêmes inventions étaient tout aussi importantes chez les scaldes païens. Pour les poètes anciens, la valeur religieuse d’un texte n’enlevait pas la possibilité d’inventer aisément des personnages ou des histoires, comme l’a montré P. Veyne pour Hésiode. Ce n’est pas un hasard si l’on n’a jamais retrouvé de trace de culte pour bien des dieux mentionnés par les scaldes.
7Dans son dernier chapitre, l’A. présente la littérature et l’art de l’époque viking en s’appuyant principalement sur les inscriptions runiques et la poésie scaldique, et en excluant les sagas, historiques ou non, créations plus tardives ne faisant que se souvenir de l’époque des Vikings. Nous aurions aimé qu’il justifie dans ce chapitre ou ailleurs son utilisation fréquente du poème anglo-saxon Beowulf, qui est certes contemporain des Vikings et dont l’action se déroule en Scandinavie, mais pose un certain nombre de problèmes utilisé comme source primaire vu son origine géographique.
8Mentionnons enfin, après la conclusion de l’A., la présence d’une bibliographie commentée des principaux ouvrages disponibles en français sur le sujet des Vikings, rédigée par Alban Gautier, qui sera très précieuse pour guider les lectures complémentaires d’étudiants ou d’amateurs. En revanche, le livre n’a que peu de cartes, et il manque à la fin d’ouvrage une chronologie ordonnée des événements, car l’A. a fait le choix, par ailleurs justifié, de mettre en lumière certains points au détriment d’autres, et de présenter les éléments de manière thématique et donc désordonnée, tant géographiquement que chronologiquement. Ces deux lacunes font qu’on saurait difficilement en faire un véritable manuel pour étudiants de licence, à moins d’y joindre un ouvrage comprenant cartes et chronologie, comme le suggère A. Gautier dans ses orientations de lecture.
9De manière plus anecdotique, on peut reprocher à l’A. certaines inexactitudes géographiques : placer Melle en Charente (p. 146), utilisant qui plus est une région ne faisant pas sens à l’époque ; présenter Dorestad comme « située dans une région frontalière » de l’Empire Franc, alors que la ville était sur le Rhin, donc sur l’artère principale de l’Empire carolingien. L’utilisation du mot de génocide (p. 55) pour qualifier l’action de Charlemagne contre les Saxons nous semble aussi exagérée et inutilement anachronique. Enfin, considérer comme une évidence que la mémoire d’Olaf Cuaran se soit perpétuée dans l’histoire de Haveloc le Danois à partir du xiie s. (p. 68) est un peu abusif. En effet, chez Geffrei Gaimar, la première occurrence de ce personnage, l’histoire d’Haveloc présente bien des similitudes avec la vie du chef viking, mais celui-ci apparaît plus loin en personne dans le récit, bien distinct d’Haveloc.
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre Courroux, « Anders Winroth, Au temps des Vikings », Cahiers de civilisation médiévale, 242 | 2018, 206-208.
Référence électronique
Pierre Courroux, « Anders Winroth, Au temps des Vikings », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 242 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/4919 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.4919
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