Claude Lecouteux, La mort, l’au-delà et les autres mondes
Claude Lecouteux, La mort, l’au-delà et les autres mondes, Paris, Imago, 2019.
Texte intégral
1Ce nouvel ouvrage de Claude Lecouteux propose une réflexion – voire une méditation – sur la mort via les thématiques, qui lui sont chères, de l’au-delà. Il mobilise l’ensemble des images, des lexiques, des mythes et des croyances qui ont forgé la très riche tradition construite autour de ces thématiques. Sont convoqués les grands penseurs mais aussi les apports de la médecine qui a cherché de son côté des réponses à ce scandale à la fois inconcevable et absolument inéluctable qu’est la mort, en particulier au sujet du destin du trépassé, des conditions de sa nouvelle existence, et des paysages qui l’entourent désormais. L’ouvrage interroge aussi bien le legs de l’Antiquité que la pensée religieuse, puis la littérature, en particulier celle qui véhicule les visions et les voyages dans l’au-delà, mais aussi les romans de chevalerie et autres genres merveilleux comme les lais, enfin les traditions populaires et les contes dans lesquels cette mémoire reste vivante jusqu’à nos jours. L’analyse s’appuie sur de nombreux textes souvent peu connus et difficiles d’accès : toute la quintessence de l’imaginaire eschatologique se déploie ainsi devant le lecteur, non pas comme une somme rébarbative mais comme un ensemble d’impressions si fortes qu’elles sont pour ainsi dire perceptibles par ses cinq sens tout à la fois.
2« Les voyages dans l’au-delà et l’Antiquité classique » : ce chapitre liminaire synthétise tous les apports de l’Antiquité, en particulier les leçons d’Homère, de Platon et de Plutarque, dont deux « visions » peu connues (celles de Timarque et de Thespésios) esquissent de nombreux motifs appelés à devenir des topoï au Moyen Âge. Le chapitre se termine par l’évocation d’une « vision » rapportée par Proclus, philosophe grec du ve s., et la descente aux enfers d’Énée telle que Virgile l’a peinte.
3« L’au-delà, les mythologies et les religions » pose les grandes notions organisatrices de la thématique autour de la mort et de l’au-delà à partir des Grecs et de leur Hadès, Perséphone, le Tartare, le Styx et Charon, enfin, de leurs Îles des Bienheureux. L’analyse passe ensuite aux Babyloniens et leur Aralu (« le pays où l’on ne voit rien ») et au Shéol des Juifs, aux trois mondes des Germains (celui des hommes, celui des dieux et celui des géants, règne à la fois d’Odin et de la déesse Hel) et enfin, à l’au-delà des Celtes, souvent localisé dans une île ou un tertre.
4« De l’au-delà chrétien à la littérature des révélations » : ce chapitre présente les principales sources d’une tradition promise à un avenir fécond, à savoir les textes fondateurs de la littérature de révélation et des voyages dans l’au-delà : la Vision d’Esdras, l’Apocalypse de Paul et l’Évangile de Nicodème, qui exerceront une profonde influence sur les œuvres à venir. L’apport d’autres textes et auteurs, souvent mal connus, est présenté par le truchement de résumés et de citations d’extraits souvent substantiels qui nous permettent d’entrer dans l’esprit des textes évoqués, dont La Vie d’Antoine, Aurélius Prudentius Clemens, Grégoire de Tours, Bède le Vénérable, Hincmar, La vision de Tondale, etc. Tous, ils proposent une exploration de l’au-delà soit via un voyage « réel » et corporel, soit via un rêve, soit encore par le biais d’un dédoublement.
5« Enfer, purgatoire et paradis » : peu à peu, la topographie de l’au-delà se dessine et se structure. Tout en cherchant à ancrer les trois lieux dans l’espace, leur localisation reste souvent vague et surtout divergente d’un auteur à l’autre. Ainsi, l’enfer peut se trouver dans quelque Septentrion, ou à l’Ouest, ou encore dans une montagne comme l’Etna, voire au fond du gouffre de Satalie. Le Purgatoire quant à lui est situé tantôt sur, tantôt sous terre, parfois au milieu de la mer, ou encore dans l’air. Enfin, le Paradis, très marqué par les traditions scripturaires, est placé la plupart du temps dans les hauteurs (en tant que Jérusalem céleste sur une montagne d’Orient) mais certains textes l’ancrent aussi dans une île de l’océan.
6« Entre visions, contes et légendes : les romans de chevalerie » : le roman médiéval hérite de son côté de toute cette topique. Un exemple particulièrement parlant constitue le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes, véritable voyage dans l’Autre Monde du héros à la recherche de la reine, enlevée par un géant, et d’autres prisonniers : Lancelot doit les sortir de captivité et les ramener dans le royaume d’Arthur. De fait, il s’agit de ramener des morts à la vie, dans un décor poétique qui ne révèle jamais explicitement ces enjeux eschatologiques. Et dans la plupart des autres œuvres, nombreuses, de la tradition médiévale, l’Autre Monde fait irruption dans l’univers des héros par le truchement de créatures surnaturelles et qui constituent donc une configuration particulière de l’aventure chevaleresque mais aussi, notamment dans les lais, de la thématique amoureuse.
7L’investigation se poursuit dans « L’Autre Monde dans les littératures scandinaves du Moyen Âge », en s’élargissant aux littératures norroises, traditions particulièrement riches et souvent méconnues ou difficiles d’accès, à l’instar de l’Edda de Snorri Sturluson (1179-1241) notamment avec sa première partie « La fascination de Gylfi », ou encore de la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus (1140 ?-1206) dont l’a. nous présente de belles synthèses. Une nouvelle fois, diverses conceptions de l’Autre Monde coexistent, avec une remarquable constance par rapport aux traditions déjà analysées : il est ainsi ancré tantôt dans le monde souterrain ou la montagne, parfois sacrée, peuplée de trolls et autres nains à trois têtes (mais quand même très stupides !), se situe dans des îles fantômes où le voyageur rencontre de drôles de créatures comme ces nymphes à queue de cheval ou de vache (Huldra), mais aussi dans des prairies paradisiaques ou des grottes infernales.
8« Les chemins de l’Autre Monde » : ce chapitre répertorie les conditions et les « véhicules » rendant possible l’accès à l’au-delà. Il y a tout d’abord l’animal merveilleux qui vient vous y attirer, mais aussi ces pistes mystérieuses qui peuvent vous y conduire, à moins que vous soyez victime d’un enlèvement. De fait, il faut apprendre à « lire » les indices signalant la proximité de l’Autre Monde (ou, comme l’a. dit joliment, p. 133, de l’« intermonde »), ses abords ou frontières : des ténèbres inopinées par ex., ou des créatures étranges, mais aussi, tout simplement, un cours d’eau et une forêt. Tous ces cas sont illustrés par des exemples parlants, connus parfois (Le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu ; Gerbert de Montreuil ; La navigation de saint Brendan ; Peredur ; Le Chevalier au Papegau…), mais aussi ignorés parfois ou inédits en français (Martin de Braga, Burchard, Geoffroy d’Auxerre, Le Livre de Fermoy…).
9« L’Autre Monde dans les contes et les chants populaires » rappelle tout d’abord que le conte n’est qu’un dérivé du mythe. Il était donc judicieux de terminer cette investigation par les traditions populaires, pour la plupart encore vivantes. L’a. note la particulière richesse, dans ce domaine, des contes tziganes (rappelons ici qu’il est l’auteur d’un Dictionnaire de mythologie tzigane, Paris, Imago, 2016). Mais la tradition étant tellement foisonnante, un choix s’impose. Sont ainsi proposés quelques exemples significatifs reliés à l’Index des motifs de Stith Thompson (Motiv-Index of Folk-Literature), à l’Index des types de contes populaires d’Anti Aarne et S. Thompson (désormais AT), enfin, à l’Index exemplorum de Frederic C. Tubach autour des deux axes suivants : enfer, purgatoire et paradis ; passer dans l’autre monde. On rencontre ainsi le magnifique Sir Orfeo, le Kalevipoeg, enfin des traditions et contes estoniens, siciliens, bretons, russes ou encore argentins qui nous figurent tous une tradition à la fois originale et en parfaite cohérence avec celles précédemment présentées, et dont le vernis chrétien n’a jamais complètement effacé la mémoire mythique.
10Le chapitre « À la recherche du conjoint disparu » est consacré à un motif particulièrement emblématique dans le sens où il réunit à lui seul les principaux ingrédients de la thématique centrale de l’ouvrage : la recherche du conjoint disparu (AT 425A), qui remonte à la tradition sanskrite, qui est également illustrée par la tradition classique (Apulée notamment) puis qui a été reprise avec un bonheur particulier au Moyen Âge. Le noyau en est l’union d’un être mortel avec une créature surnaturelle voire animale, union subordonnée au respect d’un tabou qui est naturellement transgressé ; Lanval, Guigemar ou encore Mélusine sont des exemples bien connus.
11« Contes et chamanisme » : toutes ces traditions comportent des traits de chamanisme, lesquels survivent justement sous forme de thèmes et de motifs. On trouve au cœur du chamanisme quelques thématiques spécifiques bien identifiées autour de la notion de voyage justement : « l’âme externe », « l’échelle en os », « aller chercher quelqu’un dans l’Autre Monde », « renaître de ses os après un démembrement », « le langage des animaux », « l’arbre ou la plante qui monte jusqu’au ciel », « devenir oiseau » : tous ces motifs chamaniques rejoignent l’imaginaire à l’œuvre dans le corpus de textes examinés, ce qui met en évidence leur parenté souterraine.
12Le dernier chapitre : « L’expérience de mort imminente », expérience parfois considérée comme la preuve « scientifique » d’une vie après la mort, confronte les éléments de l’enquête à des données extérieures à la dimension purement littéraire de la problématique et propose ainsi une ouverture fascinante à l’investigation. Et si ces traditions, ces textes n’étaient pas simplement les produits d’un poète quelque peu prophète doublé d’un théologien, ou encore de conteurs dépositaires d’anciennes mythologies, mais croiseraient également le mysticisme, voire la maladie mentale, enfin, cette acuité toute particulière de la conscience de celui qui réellement a frôlé la mort et qui est revenu à la vie avec de singulières images ? En tout cas, des ressemblances existent entre ces expériences et la structure des visions dans les textes examinés. L’apport de la recherche dans ce domaine (notamment développée dans l’ouvrage de Raymond Moody, Life after Life) ainsi que des neurosciences peut donc ouvrir de nouvelles perspectives dans l’exploration de cet imaginaire.
13Cet ouvrage profite des longues années de recherche que l’a. a consacrées au sujet et dont un grand nombre de ses ouvrages témoigne. Le livre, de belle facture comme toujours chez les Éditions Imago, est accompagné de belles illustrations ; il présente à tous ceux qui s’intéressent à ces problématiques passionnantes les axes d’investigation fondamentaux appuyés sur le témoignage représentatif de textes fondateurs, dans la diachronie et, puisés dans tout l’espace européen (voire ponctuellement au-delà). S’il peut se suffire à lui-même, l’ouvrage met également à la disposition des jeunes chercheurs un matériau – voire un chantier – déjà organisé et confortable à aborder, et dont presque chaque pierre pourrait constituer le point de départ d’une nouvelle recherche : nous fermons en effet l’ouvrage à la fois comblés par les mirifiques impressions ramenées de ces fabuleux voyages, et l’espoir d’y retourner rapidement pour nous attarder longuement à chaque station évoquée.
Pour citer cet article
Référence papier
Karin Ueltschi, « Claude Lecouteux, La mort, l’au-delà et les autres mondes », Cahiers de civilisation médiévale, 246 | 2019, 199-201.
Référence électronique
Karin Ueltschi, « Claude Lecouteux, La mort, l’au-delà et les autres mondes », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 246 | 2019, mis en ligne le 01 juin 2019, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/4787 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.4787
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