Corinne Pierreville (éd. et comm.), Anthologie de la littérature érotique du Moyen Âge
Corinne Pierreville (éd. et comm.), Anthologie de la littérature érotique du Moyen Âge, Paris, Honoré Champion (Champion Classiques, série Moyen Âge, 49), 2019.
Texte intégral
1L’anthologie conçue par Corinne Pierreville correspond à un dessein bien précis, celui de donner l’image la plus riche et la plus adéquate de la littérature érotique médiévale. L’a. propose donc un choix de textes qui permet de se faire une idée sur la relation que les gens du Moyen Âge entretenaient avec leur corps et sur leurs fantasmes. Elle s’attache à montrer que certaines œuvres de l’époque médiévale sont plus novatrices dans le domaine érotique qu’on ne le croit habituellement ; qu’en matière de fantaisie, de variété et d’inventivité, elles n’ont rien à envier aux époques postérieures ; qu’on y entend une voix de liberté qui revendique la légitimité de la vie sexuelle et l’accès à la jouissance ; et qu’elles peuvent toujours nous parler, puisque les fantasmes qu’elles véhiculent et les comportements sexuels qu’elles décrivent sont atemporels.
2Ce projet ambitieux est dans une large mesure réalisé, même si, on va le voir, sa visée apologétique mobilise des moyens qui ne sont pas sans éveiller des réserves. L’a. a groupé dans son recueil 26 textes ou fragments de textes du xiie au xve s., dont certains sont célèbres (parmi les médiévistes) mais d’autres peu connus, comme l’extraordinaire traité médical Miroir du foutre (l’unique texte médiéval à présenter l’art des positions sexuelles), le gaillard Débat du Montant et de la dame ou encore la Confession de Margot blasphématoire. Nous avons à faire aux représentations les plus diversifiées possible : le style oscille entre le grivois des fabliaux et l’allusif des textes courtois, le discours féminin est bien représenté avec Béatrice de Die et Biéris de Romans, les situations érotiques varient de l’asag au viol, nous voyons des couples mariés ou pas, hétéro- ou homosexuels, profondément amoureux ou recherchant juste le plaisir. Si on souligne d’habitude que les scènes érotiques les plus débridées dans les textes médiévaux sont très conservatrices en matière de pratiques sexuelles, l’a. s’attache à faire ressortir toute mention d’une position autre que celle du missionnaire, toute allusion qui puisse suggérer des relations orales ou anales et tout signe faisant transparaître des fantasmes portant sur les tabous, que ce soit celui de la violence, de l’homosexualité ou de l’inceste. Bref, on a là un éventail de scènes érotiques dont plusieurs éléments peuvent surprendre, enrichir la représentation qu’on se fait du Moyen Âge dans ce domaine, frapper l’imagination et émerveiller par la beauté littéraire ou l’inventivité d’une imagination sans limites. Comme le souligne l’a., l’unique tabou qu’on y respecte, c’est l’âge : tous les protagonistes sont jeunes et beaux et le seul homme qui serait prêt à posséder une vieille femme est un idiot de naissance.
3Les textes sont présentés dans une édition et une traduction originales, ce qui a nécessité des compétences remarquables en matière linguistique (les précisions concernant les colorations et les connotations des termes du domaine sexuel, p. 73-75, en sont la preuve), et pourvus d’un commentaire de l’éditrice. Le tout est précédé d’une solide introduction qui présente les difficultés de la matière abordée et l’évolution de l’attitude par rapport au corps entre le ve et le xve s. (à ce propos, on peut noter que l’a. évite de prononcer le mot « humanisme », même au sujet des ouvrages italiens du xve s. ; c’est peut-être dû à la volonté de réhabiliter le Moyen Âge et de ne pas lui faire partager ses mérites avec des courants nouveaux). L’ouvrage se clôt par un lexique des termes érotiques bien utile et une bibliographie abondante.
4L’ensemble se trouve fort enrichi par un beau dossier iconographique. Là encore, malgré les opportunités qu’offre l’internet (qui ne connaît pas l’arbre à phallus de Jeanne de Montbaston ?), on découvre parmi les 19 reproductions plusieurs documents peu connus, que l’a. commente avec beaucoup de finesse.
5L’a. a son propre style, bien original, en même temps riche et élégant, à l’unisson des textes. Elle est très convaincante lorsqu’elle fait valoir les plaisirs des sens, la volupté d’exprimer la jouissance, le rejet des conventions et la réhabilitation des « corps acceptés dans la totalité de leurs manifestations physiques, jusque dans les plus viscérales » (p. 382). Elle semble apprécier surtout la luxuriance de la chair, du langage et de l’imaginaire ; il faut donc lui être d’autant plus reconnaissant d’avoir placé dans son recueil plusieurs textes courtois, dont l’érotisme se base sur la retenue et dont elle relève finement la spécificité. On peut seulement ajouter que la valeur de la retenue transparaît parfois là où on ne l’attendrait pas et qu’elle se montre extrêmement stimulante pour l’imaginaire érotique et pour la créativité littéraire. Ainsi, dans La Demoiselle qui ne pouvait entendre parler de foutre, c’est la particularité du personnage éponyme qui contraint le héros masculin à l’invention langagière ; qualifier la jeune fille d’hypocrite, comme le fait C. Pierreville., c’est s’en tenir à la couche satirique la plus superficielle du texte, et prêter à l’a. une intention morale – celle de « dénoncer l’hypocrisie consistant à bannir les mots pour mieux faire la chose » (p. 99) – est très réducteur. Il serait peut-être plus stimulant de relier ce texte au Souhait desvez, où la richesse de l’imagination se déploie aussi à partir de la retenue, mais par rapport à l’héroïne de ce texte, la demoiselle difficile est plus active et plus consciente, ce qui la montre finalement moins hypocrite qu’exigeante.
6Ainsi, les interprétations de C. Pierreville, bien qu’intéressantes, sont parfois un peu unilatérales et ne rendent pas toujours compte de la polyvalence des textes. C’est qu’elles sont principalement centrées sur l’objectif de relever la richesse de formes érotiques. Le résultat n’en est d’ailleurs pas toujours convaincant : il me paraît par exemple peu probable que, lorsque Burchard de Worms évoque le cas du mari qui incite sa femme à l’adultère, il fasse allusion à une sorte d’échangisme avant la lettre et non à un proxénétisme plus prosaïque.
7Ce dernier exemple montre la tendance qu’à l’a. à « moderniser » les comportements sexuels des médiévaux. Cette attitude soulève des réserves, et pas seulement lorsqu’elle s’applique aux comportements strictement sexuels : ainsi, on ne voit pas pourquoi le discours de la Vieille du Roman de la Rose est qualifié de féministe. Fortement imprégné de réminiscences de L’Art d’aimer d’Ovide, qu’on soupçonnerait difficilement de visées féministes, il s’inscrit au contraire dans une image tout à fait traditionnelle de la lutte des sexes, où le champ d’action assigné aux femmes est limité aux manipulations des hommes par des moyens sexuels. Il est surprenant que l’a. renvoie ici à la thèse de Patricia Philips-Batoma, A Feminist Reading of La Vieille’s Speech in Jean de Meun’s Portions of Le Roman de la Rose (thèse de doctorat en littérature française sous la direction de K. L. Fresco, University of Illinois, 2014), qui montre au contraire que la lecture féministe révèle le caractère misogyne de ce texte.
8Ce qui manque aussi parfois dans les commentaires, c’est une perspective plus large. L’érotisme est présenté dans le recueil un peu comme une entité autonome, indépendante des relations réelles entre les sexes, et cela se fait ressentir dans un certain nombre de textes, notamment ceux qui présentent des variations autour du viol. Il s’agit bien de « variations autour » ; l’anthologie est encore une preuve que le viol n’est pas une évidence. Ainsi, l’a. dit de la fée qui partage le lit de Partonopeus qu’« à l’en croire, elle subit contrainte et forcée les ardeurs de son partenaire sans les partager, si bien que la scène pourrait sembler s’apparenter à un viol » (p. 248) ; reste que, provoqué par la fée ou pas, le jeune homme finit bien par la violer. D’autre part, la façon dont Trubert fait la conquête de Rosette « la petite » grâce à sa ruse permet, à mon sens, de ranger la scène parmi ces « viols déguisés de jeunes filles naïves » dont parle Marie-Thérèse Lorcin (Façons de sentir et de penser : les fabliaux français, Paris, Honoré Champion [Essais sur le Moyen Âge, 6], 1979, p. 123). La violence ressort surtout en comparaison avec La Demoiselle qui ne pouvait entendre parler de foutre, puisque les deux scènes de séduction se basent sur une invention langagière tout à fait analogue, mais dans un cas, elle est due à un échange et naît au cours d’un dialogue, et dans l’autre – elle est un moyen de manipulation ; il est vraiment paradoxal de parler ici d’« entente sexuelle » (p. 278). À part ces deux exemples, nous avons à faire à deux viols « simples », d’Hersent par Renart et du personnage éponyme du fabliau La Demoiselle qui songeait qu’on la baisait.
9Les représentations du viol ont toujours été considérées comme érotiques. On souligne d’habitude à ce propos que pour fonctionner ainsi, les représentations doivent être détachées de la réalité. Est-ce que cela signifie qu’en les étudiant, il faut aussi en faire abstraction ? Tel est l’avis d’Evelyn Birge Vitz, pour qui l’attitude opposée est naïve (« Rereading Rape in Medieval Literature: Literary, Historical and Theoretical Reflexions », The Romanic Review, 88, 1997, p. 1-26). Il me semble pourtant que, dans les textes en question, le réel transparaît sous toutes les conventions et stylisations attendues d’une façon tellement sensible qu’il est difficile de passer outre.
10Ceci est vrai surtout lorsqu’on replace les scènes de viol dans le contexte. Il s’avère alors qu’aussi bien Rosette qu’Hersent ne sont que des objets dans les controverses qui opposent les deux héros masculins au père ou mari des deux figures féminines, dont la conquête sexuelle est un argument dans ce jeu de forces, et que les a. ne passent aucunement sous silence les conséquences du viol. En effet, Rosette tombe enceinte (et son absence totale à cette étape de la narration renchérit sur sa représentation comme objet de tromperie au cours de l’acte sexuel, rendant encore moins plausible l’opinion que celui-ci révèle sa « sensualité innée », p. 278). Le viol d’Hersent par contre devient matière d’une affaire judiciaire, où la louve ne quitte pas un instant la place de l’objet – puisque c’est son mari qui porte plainte, et non elle – et qui la montre sous le jour le plus défavorable, pendant que la faute de Renart se trouve relativisée par l’argument qu’il a été motivé par l’amour.
11Mais on n’est pas vraiment obligé de recourir au contexte puisque la relation avec la réalité est la plus poignante dans la scène même du viol d’Hersent, où la situation spatiale évoque d’une façon très convaincante la situation psychologique de la femme violée, à savoir son impuissance ; contrairement à ce que dit l’a. à deux reprises (p. 62 et 341), l’entrée de la tanière où Hersent est coincée offrant son derrière à la concupiscence de Renart est très différente des glory holes modernes, qui n’entravent en rien la liberté. Il est vrai que la représentation de cette ouverture dans une illumination qui illustre la scène donne à penser, puisque, contrairement à ce que dit le texte, elle est très large et cesse d’être un piège ; selon C. Pierreville, on peut y déceler « le consentement de la femme insatiable et luxurieuse s’ouvrant largement à son amant » (p. 344). Mais ce commentaire est encore plus déroutant que l’illumination même parce qu’il donne l’impression que l’a. se sert de l’un des clichés traditionnels au sujet de la femme (toujours consentante) pour justifier Renart qui peut ainsi incarner les « forces instinctives du désir et de la vie » (loc. cit.) en toute innocence.
12La relation avec la réalité est pourtant surtout d’ordre didactique. En commençant par les femmes : de la perspective féministe, on considère que la fonction des scènes littéraires du viol pour le public féminin peut être celle d’apprendre des stratégies de vivre avec l’agressivité masculine (Kathryn Gravdal, Ravishing Maidens: Writing Rape in Medieval French Literature and Law, Philadelphia, University of Pennsylvania Press [New Cultural Studies Series], 1991, p. 18). Effectivement, l’anthologie offre des exemples de différentes stratégies à adopter, de la manipulation de Mélior qui attire et repousse Partonopeus, devenant une incarnation parfaite de l’adage que la femme qui dit « non » pense « oui », à la demoiselle qui songeait du fabliau qui « refuse à se cantonner à un statut de victime » (p. 329) et en redemande, à la grande joie du violeur. Cette stratégie est visiblement considérée par l’a. comme particulièrement féminine puisqu’elle propose de « reconnaître dans l’auteur anonyme de ce fabliau un je féminin qui oserait investir ce champ littéraire pour faire entendre sa voix et ses aspirations à la jouissance » (p. 331) ; cette revendication passe pourtant par la négation que le viol soit un mal, puisque s’il n’y a pas de victime, il n’y a pas de crime. Les jeunes gens par contre pouvaient y apprendre que les femmes aiment être violées, et que s’ils entendent l’une d’elles affirmer le contraire, ce n’est qu’un jeu destiné à « donner plus de saveur encore à sa défaite » (p. 248).
13Les commentaires de l’a. sont toujours laudatifs, aussi lorsqu’elle montre que « Renart jouit comme un homme de dominer sexuellement et verbalement sa partenaire, de lui imposer sa volonté comme il lui impose son sexe » et que la scène montre « la victoire insolente du mâle et de la virilité sur l’entité féminine » (p. 342). Je pense que c’est une excellente présentation de ce passage ; mais peut-on vraiment parler ici d’une « voix de liberté » et d’une revendication de « l’accès à la jouissance » (p. 70) ?
14Bien évidemment, je ne soutiens pas que les quatre textes en question ne devraient pas se trouver dans l’anthologie puisqu’il est incontestable que le viol peut fonctionner en tant que fantasme. Il serait aussi déplacé de reprocher à l’a. de ne pas en avoir étudié le rôle dans la société patriarcale, puisque ce n’est pas son sujet, ou de ne pas les avoir soumis à l’analyse féministe, puisque ce n’est pas son approche. Il me semble pourtant qu’il serait utile au moins de signaler la possibilité d’une telle lecture et que la constatation que ces passages sont « troublants » n’est pas suffisante.
15Ces réserves n’infirment pas la valeur de l’ouvrage qui constitue sans aucun doute une source précieuse d’informations sur la littérature érotique au Moyen Âge et fournit matière aux réflexions. Il offre aussi beaucoup de plaisir, même si tous les lecteurs ne l’apprécieront pas dans son ensemble, mais cela n’est pas possible, vu le caractère subjectif de la matière ; il est pourtant sûrement d’une grande utilité aussi bien pour les médiévistes que pour un public plus large.
Pour citer cet article
Référence papier
Agata Sobczyk, « Corinne Pierreville (éd. et comm.), Anthologie de la littérature érotique du Moyen Âge », Cahiers de civilisation médiévale, 248 | 2019, 399-401.
Référence électronique
Agata Sobczyk, « Corinne Pierreville (éd. et comm.), Anthologie de la littérature érotique du Moyen Âge », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 248 | 2019, mis en ligne le 01 octobre 2019, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/3933 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.3933
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