Pamela Nourrigeon, De la « translatio » à la création. Les images dans les manuscrits du Rational des divins offices
Pamela Nourrigeon, De la « translatio » à la création. Les images dans les manuscrits du Rational des divins offices, Paris, Les Éditions du Cerf (Cerf Patrimoines), 2018.
Texte intégral
1L’ouvrage de Pamela Nourrigeon est le fruit du remaniement de sa thèse de doctorat, soutenue en 2016, à l’Université de Poitiers, sous la direction du professeur Éric Palazzo. À l’origine de ce travail se trouve le Rationale divinorum officiorum, traité liturgique parmi les plus renommés, que Guillaume Durand, évêque de Mende, a fini de composer en 1291. Dans les huit livres qui constituent le Rationale, Guillaume Durand expose les différentes significations des rites de l’Église catholique, en les mettant en relation avec le mobilier liturgique, les ornements et les vêtements sacerdotaux liés au déroulement des offices. Les nombreuses copies de cet ouvrage aujourd’hui conservées, tout comme les traductions dans diverses langues (français, espagnol, italien, allemand), témoignent de son grand succès et de son ample diffusion. Parmi les traductions existantes, celle élaborée en français par le frère carme Jean Golein en 1372 est particulièrement intéressante, à la suite de la demande du roi Charles V lui-même. Outre la valeur de son texte en soi, ce manuscrit (Rational des divins offices, BnF, Paris, ms fr. 437) attire particulièrement l’attention car il est accompagné d’un riche programme d’illustrations, conçu et créé ad hoc ; programme qui a inspiré les cycles iconographiques – remarquables – de six autres manuscrits : 2002, Bibliothèque de l’Arsenal, Paris, v. 1375, 9 images ; Français 176, BnF, Paris, 1379, 7 images ; 78 D 41, KB, La Haye, v. 1380-1385, 10 images ; T8, St. John’s College, Cambridge, v. 1410, 38 images ; 21, Bibliothèque municipale, Beaune, milieu xve s., 36 images ; 2001, Bibliothèque de l’Arsenal, Paris, seconde moitié du xve s., 14 images.
2L’ensemble de ces manuscrits, et leur décor illustré, sont les témoins privilégiés, et assez rares, de la manière dont la liturgie (déroulement et contenu) et son exégèse peuvent interagir à l’intérieur de l’iconographie médiévale. Par ailleurs, comme P. Nourrigeon le démontre, le manuscrit du Rationale commandé par Charles V s’affranchit de la correspondance traditionnelle entre texte et image, telle qu’elle pouvait être dictée par la volonté d’illustrer précisément avec des enluminures correspondant aux passages traitant du déroulement liturgique. Ainsi, tandis que dans les manuscrits antérieurs la représentation de l’élévation de l’hostie est intégrée dans le livre IV du Rationale qui traite de la célébration eucharistique, et plus particulièrement au chapitre 41 contenant la partie VI du canon Qui pridie, dans le manuscrit français 437 de la BnF cette image est intégrée au prologue de Guillaume Durand, à savoir un texte qui ne se réfère aucunement à l’Eucharistie, ni à la messe, d’ailleurs. Il s’agit donc d’une initiative de la part du traducteur du texte au xive s., Jean Golein, et également du commanditaire, à savoir Charles V. Il est alors possible de supposer que le roi a choisi la scène de l’Eucharistie comme une représentation idoine pour accompagner sa prière personnelle pour son salut. En fait, tandis que le texte latin du Rationale était destiné aux membres du clergé, ses traductions, dont celle de Jean Golein destinée au roi Charles V, étaient conçues à l’intention d’une catégorie privilégiée de fidèles pour leur usage personnel ; aussi, les images devenaient les supports privilégiés pour la dévotion individuelle laïque, une dimension qui ne transparaît pas dans les copies du texte original du Rationale, et qui permet de supposer que le choix tout comme l’emplacement des images, tous les deux résolument personnalisés, étaient décidés de concert avec le traducteur et le commanditaire. Par ailleurs, le texte traduit reflète les infléchissements de la sensibilité spirituelle entre le xiiie s., époque de la rédaction du Rationale, et le xive s., époque de la traduction par Jean Golein. Ceci est particulièrement sensible concernant l’hostie et son assimilation avec le corps de Jésus, un point fondamental de la doctrine chrétienne et la liturgie. Car, à partir du xive s., la dévotion vers le corps du Christ revêt de plus en plus d’importance : l’instauration de la fête de corpus Christi et la place centrale occupée par les monstrances eucharistiques, entre autres, en sont les témoins. Bien sûr, G. Durand se réfère à l’hostie en tant que corps christique, mais Jean Golein appuie davantage encore ce point en intervenant dans le texte même : il développe davantage, par ex., les passages se référant au lien direct entre Jésus et l’hostie en mettant ainsi en exergue l’importance de la « vraie présence », qui était considérée être à l’origine de nombreux miracles pendant le Moyen Âge tardif. Cela nous renseigne sur l’appropriation de la liturgie par les fidèles de l’époque : le moment eucharistique, plus particulièrement, était manifestement inscrit dans leur esprit de manière permanente, et pas seulement lors du déroulement liturgique. Aussi, une image représentant un moment de célébration sacrée pouvait agir comme support dévotionnel en dehors d’un contexte strictement liturgique. Le Rationale, même s’il traite de la liturgie, n’est pas cependant un livre liturgique ; ainsi ses illustrations pouvaient fonctionner comme un support visuel pour la prière même si celle-ci n’était pas leur fonction première.
3Ces aspects du Rationale, notamment à la suite de la traduction de Jean Golein, sont explorés avec rigueur méthodologique et épistémologique dans l’ouvrage de P. Nourrigeon. La maîtrise bibliographique sur le sujet va de pair avec celle du contexte historique et des débats théologiques de l’époque. De même, la théorie sur la liturgie et le discours visuel afférent sont abordés de manière à mettre en exergue la dimension imagée de l’exégèse liturgique au Moyen Âge tardif. Cette approche est fort opportunément complétée par un corpus d’images pertinemment choisies, qui mettent en exergue leur rôle d’exégèse visuelle par rapport à la liturgie. À cet égard, l’exploration du corpus des images destinées à servir le discours exégétique de la liturgie de l’Église permet aussi de saisir le sens de la théologie dans la tradition chrétienne, car le texte exégétique, ici le Rationale, contient déjà en lui la dimension visuelle de la lecture théologique de la liturgie. L’a. ouvre, en effet, certaines pistes de réflexion intéressantes sur le fait que le texte exégétique – descriptif et analytique – contenait déjà la dimension visuelle de la lecture théologique de la liturgie.
4Un autre point focal de l’ouvrage de P. Nourrigeon est la traduction du Rationale du latin en français par Jean Golein, ce qui le rendait davantage accessible et le transformait, pour ainsi dire, à une lecture pivotale, voire à un instrument, pour l’appréhension plus profonde de la pratique dévotionnelle. D’ailleurs, les liens dégagés entre le processus de traduction et la mise en images sont éloquents. Car les images, consécutives ou non, dans la traduction du Rationale participent à l’élaboration d’un message commun. Ainsi, les différentes séquences des illustrations sont agencées à dessein et imposent implicitement des ordres de lecture spécifiques au moyen du regroupement, ou contraire de l’isolement, de certaines images. Par ailleurs, étant donné que le Rationale traduit était une commande de Charles V, les images qui permettent une appréhension autonome sont, le plus souvent, sous-tendues d’un discours apologétique pour la royauté française et, a fortiori, ses représentants. De même, Jean Golein a ajouté à la fin du livre I de sa traduction le « Traité du sacre », un long chapitre qui est absent de l’ouvrage de Guillaume Durand ; il s’agit d’un traité symbolique, équivalent à un commentaire exégétique, tandis que les illustrations associées à ce texte mettent en scène le roi et la reine.
5Cependant, la lecture des illustrations demeure complexe car une série de liens organiques sont à déceler à l’intérieur du manuscrit afin de mettre en réseau des images éloignées les unes des autres. En fait, la traduction – translatio – de Jean Golein atteste d’un changement de perception, de conception, de réflexion exégétique. Ceci, entre autres, car l’articulation entre les images et le texte est associée à dessein avec le contexte politique, socioculturel et cultuel de l’époque. Afin d’éclairer ces points, P. Nourrigeon a exploité les manuscrits conservés selon ces différentes problématiques afin d’aboutir à une argumentation circonstanciée. L’approche des images est donc approfondie non seulement du point de vue formel, mais aussi sous le prisme de leur pertinence sémantique et symbolique en rapport avec les composantes essentielles du rituel eucharistique, tels qu’ils sont définis par Guillaume Durand. L’évêque de Mende lui-même n’avait pas manqué de réfléchir sur les fonctions de l’image chrétienne en rapport avec le texte : « En effet, par la peinture le fait accompli est placé devant les yeux, tandis que par l’écriture la chose arrivée est rappelée à la mémoire en quelque sorte par ouï-dire, ce qui émeut moins l’âme. Voilà pourquoi aussi dans l’église nous ne témoignons pas un si grand respect pour les livres que pour les images et les peintures » (Charles Barthélemy, Rational ou manuel des divins offices de Guillaume Durand, évêque de Mende au treizième siècle, ou, Raisons mystiques et historiques de la liturgie catholique, Paris, Louis-Vivès libraire-éditeur, 1854 ; vol. 1, p. 41-42).
6De par son approche rigoureuse et l’approfondissement argumenté de sa réflexion, P. Nourrigeon offre avec son ouvrage un éclairage substantiel et innovant de l’ensemble de ces aspects.
Pour citer cet article
Référence papier
Panayota Volti, « Pamela Nourrigeon, De la « translatio » à la création. Les images dans les manuscrits du Rational des divins offices », Cahiers de civilisation médiévale, 248 | 2019, 397-398.
Référence électronique
Panayota Volti, « Pamela Nourrigeon, De la « translatio » à la création. Les images dans les manuscrits du Rational des divins offices », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 248 | 2019, mis en ligne le 01 octobre 2019, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/3930 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.3930
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