Navigation – Plan du site

AccueilNuméros268Comptes rendus – Supplément numér...Zinaida Geylikman, Baron et cheva...

Comptes rendus – Supplément numérique

Zinaida Geylikman, Baron et chevalier en français médiéval. Une étude sémantique de noms d’humains dans la société médiévale

Christine Ferlampin-Acher
Référence(s) :

Zinaida Geylikman, Baron et chevalier en français médiéval. Une étude sémantique de noms d’humains dans la société médiévale, Paris, Honoré Champion (Linguistique historique 13), 2022, 275 p.

Texte intégral

1L’ouvrage de Zinaida Geylikman est issu de la thèse qu’elle a soutenue en 2017 à l’EPHE de Paris sous la direction de Joëlle Ducos, thèse qui élargit l’approche qu’elle a développée dans des travaux antérieurs : « Le sémantisme de chevalier en français médiéval : évolution ou variation entre les genres », dans Rythmes d’évolution du français médiéval. I, Observations d’après quelques textes littéraires, Zinaida Geylikman et Pauline (dirs.), Paris, L’Harmattan (Sémantiques), 2016, p. 53-171 ; « Le sémantisme large dans la Chanson de Roland : le cas du substantif baron », dans Actes du xxviie Congrès international de linguistique et de philologie romanes (Nancy, 15-20 juillet 2013). Section 7 : Sémantique, J. François, E. Ridruejo Alonso, H. Siller-Runggaldier (dirs.), Nancy, Atilf/SLR (Bibliothèque de linguistique romane, 14), 2017, en ligne https://web-data.atilf.fr/​ressources/​cilpr2013/​actes/​section-7.html. Dans la perspective des travaux en sémantique lexicale consacrés aux noms d’humains, elle étudie deux items relevant des « noms d’humains féodaux », baron et chevalier. Dans sa thèse, elle se penchait aussi sur bachelier et vassal, plus rares, cette disparité étant gommée par la focalisation sur les deux termes les plus fréquents. Par rapport aux travaux antérieurs abordant l’étude de ces deux termes (sont cités Kenneth James Hollyman, Le développement du vocabulaire féodal en France pendant le haut Moyen Âge, Genève/Paris, Droz/Minard [Société de publications romanes et françaises, 58], 1957 ; Jean Flori, « La notion de chevalerie dans les chansons de geste du xiie siècle. Étude historique de vocabulaire », Le Moyen Âge, 81, 1975, p. 211-244 et p. 407-444 ; Theo Venckeleer, Rollant li proz. Contribution à l’histoire de quelques qualifications laudatives en français du Moyen Âge, thèse de doctorat sous la direction de Georges Straka, université de Strasbourg 2, 1974 ; André Eskénazi, Les désignations de l’homme noble dans les romans de Chrétien de Troyes et de Guyot, thèse de doctorat sous la direction de Gérard Moignet, université Paris IV – et non VI comme indiqué p. 262 –,1976 ; Françoise Denis, Barons et chevaliers dans Raoul de Cambrai. Autopsie d’un phénomène de glissement, New York, Peter Lang [American university studies. Series 2, Romance languages and literature, 114], 1989), Zinaida Geylikman propose une analyse structurée prenant en considération un vaste corpus représentant divers genres et une diachronie large, incluant ancien et moyen français.

2Le corpus constitué (décrit et justifié p. 16-22) compte 48 textes, 10 recueils de chartes régionales et 3 recueils de chartes royales du corpus DocLing Les plus anciens documents linguistiques galloromains, du xiie au xve siècle. Pour chaque catégorie, les représentants sont choisis en fonction d’un échelonnement temporel, de sorte que, quand cela est possible, chaque « micro-période » de 50 ans soit représentée (p. 17). L’introduction, après avoir posé le corpus, présente les éléments de théorie sémantique qui fondent l’étude : sémantique référentielle, avec distinction entre référence spécifique individuelle, spécifique collective, ou générique ; description par le biais de traits sémantiques, visant une analyse componentielle donnant le « portrait » du concept associé au mot (p. 25) ; opposition entre traits dénotatifs objectifs et subjectifs ; prise en considération du micro-contexte linguistique (co-texte linguistique, texte et type de discours), et du macro-texte (genre, contexte socio-historique). L’approche relève à la fois de l’analyse quantitative (linguistique numérique qui se base sur le traitement automatique des textes avec le calcul des fréquences absolues et relatives) et qualitative, et permet de dégager et structurer un certain nombre d’emplois (« emploi » défini p. 35).

3Après l’exposition très claire de la méthodologie et des enjeux dans l’introduction, l’ouvrage s’organise en deux chapitres qui étudient et classent le contenu sémantique des deux mots considérés successivement : le premier traite de baron (p. 39-156), le second de chevalier (p. 157-226). Une conclusion (p. 229-240) répond plus rapidement aux deux derniers objectifs de ce travail : confronter les tendances pour les deux items et étudier leur interaction ; esquisser des pistes pour la réflexion sur l’ensemble des noms d’humains féodaux. En annexe sont fournis (p. 242-255) des tableaux de relevés sur baron et chevalier dans les quatre catégories du corpus. Une bibliographie ordonnée (p. 257-371), deux index des auteurs modernes et titres du corpus primaire (p. 273-274) et des notions, emplois, repères historiques (p. 275) complètent l’ensemble.

4Cette étude montre en particulier que baron présente aussi bien des emplois objectifs que subjectifs, ce qui n’est pas le cas de chevalier.

5Emplois objectifs de baron : haut aristocrate tant laïc que clérical, avec dans les textes de fiction et les chroniques une application par défaut aux laïcs ; aristocrate de l’échelle inférieure – avec apparition de baron au sein d’énumérations d’autres dénominations renvoyant à la haute aristocratie et formalisation du titre – ; époux – rare dans les fictions et chroniques, mais plus fréquent dans les textes documentaires.

6Emplois subjectifs de baron : ces emplois sont conditionnés par le formulaire du discours épique et sont maintenus jusqu’à la fin du Moyen Âge ; la forme monosyllabique ber est rapidement comprise, du fait de l’épithète formulaire au CSS du type « X li ber », comme la plus apte à porter la valeur évaluative ; cette distinction est présente mais non systématique dans les textes du xiie siècle, où ber peut encore porter un sens objectif et baron un emploi évaluatif. Ber peut se trouver avec un emploi adjectivé, « qui en ancien français ne peut être appliqué qu’à un seul personnage masculin » (p. 155). En moyen français (érosion casuelle) le sens « homme de qualité » et l’emploi adjectivé « de qualité » sont portés par la seule forme ber, l’emploi adjectivé pouvant sporadiquement être appliqué à un nom d’objet, à une époque où ber est vieilli même s’il se maintient relativement dans le discours épique. En moyen français, ber est absent en dehors du discours épique et a perdu son lien avec baron.

7En ce qui concerne chevalier, le terme est employé uniquement en emploi objectif, avec le sens de « noble guerrier » et celui de « membre de la moyenne et petite noblesse ». Au xiiie siècle, le trait /appartenance à l’ordre/ prend le pas sur /guerrier/, avec possibilité en ancien français de réaliser le trait /à cheval/, /qui possède un cheval/. La séquence « Nom Propre chevalier » peut avoir la valeur de marqueur social de la noblesse adoubée, surtout dans les textes documentaires, et sporadiquement dans les chroniques et fictions du xive siècle. Jamais on ne trouve la séquence « chevalier de + toponyme » renvoyant à un fief, contrairement à baron. Le sens « membre de la moyenne ou petite noblesse », réalisé dès le xiie siècle, vient en complément, à partir de réalisations au sein d’énumérations où le terme entre en opposition avec des désignations de la haute noblesse.

8Si la conclusion du chapitre consacré à chevalier amorce une comparaison avec baron, cette comparaison est plus systématique dans la conclusion (p. 229-240) : pour la désignation de l’homme noble laïc, chevalier l’emporte, surtout dans les romans, les chroniques « conservant le baron comme personnage central au xiie siècle » et chevalier ne devenant pas numériquement plus important dans les chansons de geste avant le xve siècle, évolution certainement due à la mutation chevaleresque des années 1100 mise en évidence par Dominique Barthélémy, chevalier devenant un marqueur de classe (on pourrait peut-être aussi invoquer une cause plus poétique, à savoir le fait que les gestes tardives sont influencées par le roman). La répartition des deux termes évolue, à partir de baron qui dans les chansons de geste du xiie siècle est le plus apte à désigner les personnages masculins nobles dans leur individualité, concurrencé par chevalier dès les premiers romans, dont le chevalier devient le héros par excellence ; l’écart est moins net dans les chroniques, avec en particulier l’emploi de type spécifique individuel dans les chroniques du xve siècle comme titre de noblesse. Les différences isotopiques entre français continental et insulaire n’apparaissent pas pour les genres de fictions, mais sont présentes dans les chroniques et textes documentaires. La tendance à la précision hiérarchique s’accentue pour les deux mots sur la période, ce qui correspond à la tendance historique qu’a la noblesse à se structurer, même si chevalier ne devient pas un titre de noblesse formalisé. La comparaison des valeurs hypo- et hyperonymes de la place de baron et chevalier dans la classe lexicale « noblesse », avec des emplois communs mais aussi différenciés du rapport à l’évaluation, permet de valider la pertinence d’une approche diachronique sur corpus large et différencié.

9Solidement appuyé sur les travaux de linguistes croisés avec des références historiques, l’ouvrage présente de très nombreuses analyses qui intéresseront certes les linguistes, mais aussi les historiens et les « littéraires ». Les éditeurs de textes y trouveront des éléments pour étoffer les glossaires et proposer un relevé raisonné des emplois des deux termes ; les approches stylistiques s’en nourriront. À titre d’exemple, j’ai soumis au même traitement un texte que je connais bien et qui n’appartient pas au corpus d’étude, Artus de Bretagne (éd. Paris, Honoré Champion [Classiques français du Moyen Âge, 180], 2017) et j’ai constaté que cette fiction en prose composée aux alentours de 1300 validait les conclusions de l’étude, avec par exemple la disparition de ber et la relativement faible présence de baron par rapport à chevalier (219 occurrences contre 1072) ; on y relève aussi la présence privilégiée de baron dans des énumérations hiérarchiques (duc, comte, baron, chevaliers ; « et li autre baron ») et l’écrasante majorité d’emplois collectifs, souvent avec possessifs (« ses barons », en position passive d’auditoire, de spectateurs, de membres du « décor »). On y note aussi les formules « cuer de baron », « gentilz filz a barons » (2 occurrences chacune, dans des discours directs, qui correspondent à la description qui en est faite dans l’ouvrage p. 83-84, au sujet des chansons de geste : Artus reprend en effet des éléments du formulaire épique dans une pratique assez dense du brouillage générique qui caractérise certaines proses postérieures à 1270). Je note aussi dans Artus la concurrence exercée par baronnie (exclusivement « toute la/sa/leur baronnie » qui tend à prendre le relais de baron pour désigner un collectif). Par ailleurs un emploi revient souvent : « nos barons » (27 cas), qui correspond à un procédé stylistique rapidement évoqué dans la note 111, posé comme « rare », et exprimant une valeur affective de la part du narrateur ; dans Artus ces emplois concernent les protagonistes, souvent constitués en trios.

10On pourrait discuter l’usage flottant de « genre » (« les quatre genres suivants – chansons de geste, romans, chroniques et textes documentaires » n. 17, p. 22 ; le genre comme renvoyant à la fois à un type de discours, pris en charge au plan micro-textuel p. 30 et comme « point de vue narratif » au plan macro-textuel p. 31), revenir sur les hésitations génériques (question rapidement réglée dans une note p. 22, qui ne prend pas en considération la large pratique des interférences génériques à la fin du Moyen Âge et qui oppose roman et chronique selon « l’intention de l’auteur (divertissement, écriture de l’histoire) » et la classification existante (avec une référence à la base Jonas, dont ce n’est cependant pas un critère prioritaire), nuancer la prise en compte du fictionnel comme critère opposant chroniques et romans. Les « genres » convoqués sont largement représentatifs, effectivement, mais l’inclusion de textes hagiographiques aurait été intéressante (convocation de la hiérarchie ceslestiel qui transpose – ou non – les valeurs féodales, dans la désignation des saints par exemple).

11Les textes ont été travaillés à partir des bases textuelles Base du Français Médiéval, Frantext Moyen Français, la base textuelle de l’Anglo-Norman On-Line Hub, et la base des Plus anciens documents linguistiques gallo-romans, mais aussi à partir de textes édités sous format papier donnant lieu, comme le précise l’introduction, à des relevés manuels moins fiables. Un tel corpus permet des relevés solides et conséquents, cependant, on peut s’interroger sur la répartition des ressources, qui influence peut-être les relevés (9 chansons de geste papier sur 13, 4 romans papier sur 18, 3 chroniques papier sur 12). Par ailleurs, les éditions convoquées dans les bases sont parfois anciennes : éd. Louis Stouff de 1932 pour Mélusine de Jean d’Arras au lieu de l’éd. Jean-Jacques Vincensini de 2003 ; éd. Lucien Foulet de 1925 pour Galeran de Bretagne et non l’éd. Jean Dufournet au CFMA de 2009 ; éd. Ernest Langlois (2e éd. de 1925) pour le Couronnement de Louis, et non l’éd. Claude Lachet de 2020 (trop récente pour être prise en compte dans l’étude), ou l’éd. Yvan G. Lepage de 1978. Sur le plan statistique et analytique, la prise en compte d’éditions plus récentes n’aurait cependant certainement pas modifié l’étude : en effet, l’introduction suggère rapidement (mais sans le montrer) que ces termes varient assez peu. Cela rejoint la question de la mouvance textuelle : les variantes ne sont pas prises en considération, mais l’introduction précise p. 20 que « les emplois de NHF (noms d’humains féodaux) qui nous intéressaient semblaient être reproduits de manuscrit en manuscrit avec le contenu sémantique qui leur était propre », ce qui rend moins nécessaire à la fois l’actualisation des éditions et la prise en compte des variantes, et justifie que l’étude considère la date de composition (pour autant qu’on la connaisse), et non la date des manuscrits – qui par exemple pour Chrétien de Troyes aurait gommé la dimension diachronique, puisque les œuvres composées au xiie siècle sont surtout conservées dans des témoins du xiiie.

12Si la scission en deux chapitres et la brièveté de la conclusion – qui aurait pu constituer un troisième chapitre, d’autant qu’elle propose des pistes passionnantes –, peuvent être regrettées car cela ne favorise pas la comparaison, il n’en demeure pas moins que ce travail fournira non seulement aux linguistes (qui y trouveront aussi une méthode intéressante dont l’exposition est rigoureusement menée en introduction, mais que l’auteur de ce compte rendu ne peut pas vraiment évaluer du fait de son manque de compétences, même si elle lui a paru très solide et convaincante), mais aussi aux historiens et littéraires, des outils qui pourront être utilisés pour identifier des références, étayer des analyses stylistiques ou construire des glossaires.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Christine Ferlampin-Acher, « Zinaida Geylikman, Baron et chevalier en français médiéval. Une étude sémantique de noms d’humains dans la société médiévale »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 268 | 2024, mis en ligne le 30 décembre 2024, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/26508 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13ajt

Haut de page

Auteur

Christine Ferlampin-Acher

CELLAM, Université Rennes 2

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search