Le château des comtes d’Albon (Drôme). Recherches historiques et archéologiques, 1993-2006, Jean-Michel Poisson (dir.), Vincent Buccio (collab.)
Le château des comtes d’Albon (Drôme). Recherches historiques et archéologiques, 1993-2006, Jean-Michel Poisson (dir.), Vincent Buccio (collab.), Lyon/Avignon, CIHAM éditions, 2022, 309 p.
Texte intégral
1Lorsque, venant de Lyon, on descend en direction du sud, on peut voir, une trentaine de kilomètres après Vienne, sur les terrasses qui dominent le lit majeur du Rhône, une puissante tour carrée posée sur une motte : la « Tour d’Albon ». Celle-ci a représenté pendant longtemps le principal vestige du château d’Albon, une des places fortes des Dauphins de Viennois dans la vallée du Rhône. Pour qui n’est pas familier de l’historiographie régionale, au-delà d’être un des nombreux châteaux plus ou moins bien conservés qui jalonnent la vallée du grand fleuve, Albon est connu depuis longtemps pour être une des résidences originelles de la famille des Guigonides. Ceux-ci, latifundiaires carolingiens possessionnés originellement aux confins du Viennois et du Valentinois, de part et d’autre du Rhône – et que l’on suit depuis les années 930 au moins, voire avant – revendiquent dès le début du xie s. un titre comtal et prennent même parfois à partir des années 1070 le titre de « comte d’Albon », donnant ainsi au château d’Albon une importance toute particulière, fondatrice, dans l’histoire de l’ascension de ce lignage, tige des Dauphins de Viennois.
2Leur comté, territoire en réalité originellement assez inorganique, est une de ces principautés nées sur les débris de l’empire carolingien. Par un lent et continu travail de construction territoriale, ceux que l’on appelle à partir du milieu du xiie s. les Dauphins bâtissent tout au long du second Moyen Âge, des Alpes à la vallée du Rhône, une des plus puissantes principautés du sud-est de la France actuelle (qui restera jusqu’au milieu du xive s. terre d’Empire), le Dauphiné, où ils vont disposer d’un immense domaine personnel constitué notamment d’innombrables châteaux.
3Si cette histoire est bien connue à partir du xiiie s. par les archives et dans une certaine mesure aussi par l’archéologie, pour les siècles immédiatement post-carolingiens l’histoire de cette construction territoriale et des manifestations monumentales qui l’ont accompagnée reste bien plus obscure. Les sources écrites ne sont pas absentes avant le xiiie s., loin de là, mais elles restent lacunaires et très éparses. Depuis le début du xxe s., les historiens ont essayé de manière continue d’en tirer tout ce que possible pour l’histoire de l’origine des Guigonides. Une source puissante restait toutefois sous-employée pour contribuer à éclairer cette histoire : l’archéologie.
4Sans la fouille, le château d’Albon serait resté pour les castellologues, et plus largement pour les médiévistes intéressés par l’histoire régionale, une tour maîtresse de pierre posée sur une motte, associée certes à l’histoire d’un lignage des plus prestigieux, mais sans plus… Toutefois, les campagnes de fouilles menées de 1994 à 2002 sous la direction de Jean-Michel Poisson et de Johnny De Meulemeester (archéologue belge trop tôt disparu, à qui le livre est dédié), soutenues par une solide étude d’archives, ont mis en évidence une tout autre réalité, bien plus intéressante : cette tour sur sa motte a succédé à plusieurs autres résidences élitaires s’ancrant dans un passé nettement plus lointain et témoignant d’une importante évolution fonctionnelle du site.
5De ce point de vue, les travaux menés à Albon et dont les résultats sont exposés ici apportent une contribution majeure à une thématique encore trop peu traitée aujourd’hui : la question de la continuité en un même lieu entre les fortifications à motte et les résidences élitaires du haut Moyen Âge. Elle s’insère elle-même plus largement dans la problématique de la continuité topographique des lieux de pouvoir entre les temps carolingiens (voire mérovingiens) et le Moyen Âge central, sujet en plein renouvellement. L’exploration d’autres sites à motte ces dernières décennies, en contexte d’archéologie programmée ou plus récemment d’archéologie préventive, a permis déjà d’esquisser une première réflexion sur cette question, même si les mottes souffrent actuellement d’un relatif désintérêt. La publication des résultats de la fouille d’Albon est un argument de poids pour reprendre l’étude de ces fortifications à l’aune de nouvelles problématiques, dont celle justement de leur insertion dans la continuité du temps long des résidences élitaires, mais aussi celle de leur chronologie d’emploi, moins évidente qu’il n’y paraît au premier abord.
6Que nous dit ici l’archéologie ?
7Les travaux menés à la « Tour d’Albon » ont tout d’abord montré que le site s’inscrit – comme en témoignent les nombreuses découvertes anciennes et diverses opérations d’archéologie préventive plus récentes – dans un contexte archéologique très riche, avec notamment l’existence dans le village de Saint-Romain-d’Albon, situé à 1,5 km à vol d’oiseau en contrebas du site castral, d’une grande villa toujours occupée dans l’Antiquité tardive et de deux églises altomédiévales. Ces vestiges peuvent être associés à diverses mentions dans des actes du haut Moyen Âge, depuis longtemps discutées par les historiens et relatives au lieu d’Epaone/Ebaone (devenu au xie s. Albione/Albone), siège d’un concile au vie s., attesté ensuite comme vicus et comme chef-lieu d’ager à l’époque carolingienne, et environné de nombreux fiscs.
8C’est donc immédiatement en surplomb de ce site d’Epaone/Ebaone, sur le rebord d’une terrasse morainique, qu’est bâti dès les ixe-xe s. l’ensemble qui constitue l’état le plus ancien. Celui-ci est constitué d’une église de pierre à abside semi-circulaire prise dans un chevet plat, associée à deux bâtiments sur poteaux plantés à vocation domestique ou agricole et à des silos. Des bâtiments à vocation résidentielle étaient aussi présents, mais ils sont très vraisemblablement piégés sous la motte et n’ont donc pas pu être appréhendés. L’ensemble était peut-être protégé par un fossé et un rempart de terre. Un incendie pourrait avoir marqué la fin de ce premier état et un lien peut être établi entre cette première résidence élitaire et diverses mentions dès les années 880. Au début du xie s., le lieu ne paraît pas être contrôlé directement par les Guigonides, mais plutôt par les vicomtes de Vienne, qui semblent toutefois leur être apparentés.
9Le second état du site se caractérise par la construction d’un vaste et imposant complexe palatial en pierre à l’emplacement du bâti sur poteaux et de l’aire d’ensilage, qui sont abandonnés. Ce bâtiment, à la dimension ostentatoire évidente et à l’architecture soignée, mesurait 40 x 10 m sur plusieurs niveaux. Il était partagé en deux ensembles très inégaux en superficie : pour les trois-quarts environ de la surface, un espace interprétable comme une aula, et pour le quart restant, un espace assimilable à une camera. Une petite construction est venue s’adosser à l’est sur la moitié du palais, sans doute en lien avec des fonctions domestiques. La chapelle de l’état précédent a fait alors l’objet de très importantes modifications, avec notamment une vaste extension vers l’ouest, jusqu’à atteindre 10 m de longueur. L’édifice, qui a bénéficié aussi d’un grand soin apporté à la qualité des élévations, était pourvu de cloches qui ont été coulées sur place, comme en témoigne la découverte de deux fours. Cette église a pu connaître une fonction prieurale, mais qui est restée sans suite. On retrouve en tout cas le classique triptyque aula, camera, capella des résidences palatiales. Globalement, cette grande phase de travaux s’est traduite par un remodelage important de la topographie du site et une évolution des fonctions des espaces concernés par la construction du palais, puisque des espaces auparavant à fonction agricole ou domestique sont devenus résidentiels. Avec la difficulté, toutefois, comme pour la période précédente, qu’une partie du site est fossilisée sous la motte et donc nous échappe. La défense de l’ensemble est alors assurée, comme durant l’état 1, par un système talus-fossé. Cette phase « palatiale » du site peut être datée du xiie s. et renvoie à la pleine période d’ascension sociale et politique des Guigonides, devenus les Dauphins, comtes de Vienne et d’Albon.
10Dans un troisième temps, au xiiie s. – temps qui au fond est celui qui donne sa physionomie actuelle au site – sont construites de manière concomitante une motte et, sur celle-ci, une tour maîtresse de pierre de type bergfried, sur un modèle très courant dans la région qui ne présente aucun aménagement résidentiel. Dès lors, la tour sur motte domine topographiquement l’ancien complexe palatial et finalement le militarise. Le choix de la construction à une date si tardive d’une fortification à motte est lié sans doute à la dimension symbolique qu’elle offre encore à ce moment-là, en affirmant de loin l’autorité seigneuriale, mais aussi à une certaine efficacité militaire à moindre coût. En tout cas, l’exemple d’Albon bat à nouveau clairement en brèche l’habituelle vision positiviste d’un passage des fortifications à motte terre-bois aux fortifications de pierre. Cet emmottement se traduit par la démolition du petit bâtiment établi à l’est du palais, mais surtout par l’abandon définitif des espaces au sud-est du complexe palatial, même si leur nature reste à ce jour ignorée. Durant cet état, la chapelle connaît, de même, des modifications : elle est légèrement décalée vers l’est et sa superficie est réduite d’un tiers. L’aula ne subit pas, pour sa part, de travaux importants, elle paraît même plutôt délaissée, bien qu’une petite grange (devenue écurie au xve s.) soit construite en appui contre son mur oriental. C’est encore pendant cette phase que le fossé et le rempart de terre à l’est sont considérablement renforcés. À ce nouvel ensemble tour-motte est associé, à l’ouest et au sud, un habitat castral enserré dans une vaste enceinte venant se refermer sur le château, mais celui-ci, qui s’inscrit dans un schéma très classique, n’a pu être étudié que très ponctuellement.
11Quoiqu’il en soit, la phase d’emmottement traduit un changement radical de fonction du site, qui passe du rôle de résidence princière au xiie s. à celui de simple centre de gestion domanial fortifié à partir du xiiie s. et jusqu’à la fin du Moyen Âge. Albon devient alors un château chef-lieu de mandement comme on en compte des centaines dans la région. Cette rétrogradation s’interprète à l’évidence au miroir de l’ascension continue des Dauphins, qui leur a ouvert de bien plus larges horizons que le seul Viennois méridional et les a portés dans le même temps vers des espaces plus alpins et plus urbains. Ils vont dès lors délaisser Albon, confié à un officier châtelain et, malgré le rôle essentiel que le lieu a tenu, il est ravalé au rang de résidence de passage, devenant une châtellenie parmi les nombreuses autres dont disposent les Dauphins. Au début du xve s., le château, alors en très mauvais état, connaît quelques travaux de restauration, puis au siècle suivant, il est définitivement abandonné.
12Outre les nombreuses structures bâties évoquées ci-dessus, la fouille a livré tout un mobilier archéologique assez classique : céramique, verre, métal, monnaies, ainsi qu’un lapidaire assez important quoique majoritairement en position secondaire (particulièrement deux fragments d’une cheminée à manteau semi-circulaire de l’aula qui trouve une comparaison évidente avec celle conservée dans le bâtiment dit des Clergeons au Puy-en-Velay). Une introduction à l’étude du mobilier aurait d’ailleurs été utile pour donner une présentation générale de celui-ci et évoquer la question des éventuels écofacts découverts, qui sont tout à fait éludés ici.
13On notera enfin que l’étude archéologique est complétée par la livraison d’un riche dossier documentaire, comprenant à la fois l’édition de sources écrites ou des listes d’officiers seigneuriaux au service des comtes d’Albon. De ce fait, le livre intéressera non seulement les archéologues, mais aussi les historiens du Dauphiné médiéval.
14Cette publication fera d’Albon, à n’en pas douter, un site de référence qui s’ajoutera aux quelques sites castraux ayant déjà fait l’objet d’une monographie en français. Au-delà de la dimension castrale, cet ouvrage, qui cherche à articuler soigneusement sources écrites et sources archéologiques, est, comme nous l’avons déjà évoqué, un jalon à l’évidence majeur dans le traitement de la question de la continuité sur le temps long des lieux de pouvoir au Moyen Âge et sur l’évolution des formes qu’ils peuvent prendre au regard de la transformation des conditions sociales et politiques. L’étude d’Albon permet de même de donner une réalité matérielle à des formes de peuplement – les centres domaniaux aristocratiques ruraux – que les textes conservés mentionnent régulièrement à partir du ixe s., lorsque le brouillard documentaire se lève un peu, mais qui restent archéologiquement méconnus.
15Pour conclure, peut-être faut-il émettre quelques regrets. Sur la forme tout d’abord. La mise en page est, en effet, quelquefois maladroite : elle ne met pas bien en valeur certaines illustrations (alors que l’abondant dossier de figures est un des points forts de l’ouvrage) et ne scande pas toujours de manière très efficace les grands temps du livre. Le développement évoque aussi un peu, sous certains aspects, un assemblage de dossiers d’opération archéologique, ce qui peut entraîner des redites ou des contradictions (sur la question par exemple de la datation de la construction de la motte et de la tour maîtresse, ou du renforcement de l’ensemble défensif talus-fossé). Enfin, une table des matières détaillée en fin de volume fait clairement défaut.
16Sur le fond, le regret principal reste celui d’une approche très monographique, voire étroite, avec une bibliographie parfois un peu datée et qui, surtout, manque d’une mise en perspective large et comparatiste. On perçoit bien que l’enjeu essentiel était de publier les données disponibles (et c’est très important), mais cette mise en perspective aurait pu montrer en quoi le modèle que propose l’étude très fine du cas des Guigonides et de leur résidence d’Albon est en mesure d’offrir des clés d’interprétation dans d’autres espaces du monde postcarolingien et peut même y trouver des échos (on songe à Andone en Charente par exemple).
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre-Yves Laffont, « Le château des comtes d’Albon (Drôme). Recherches historiques et archéologiques, 1993-2006, Jean-Michel Poisson (dir.), Vincent Buccio (collab.) », Cahiers de civilisation médiévale, 267 | 2024, 491-494.
Référence électronique
Pierre-Yves Laffont, « Le château des comtes d’Albon (Drôme). Recherches historiques et archéologiques, 1993-2006, Jean-Michel Poisson (dir.), Vincent Buccio (collab.) », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 267 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/19746 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12e75
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