Éric Palazzo, Broder la splendeur. La théologie chrétienne de l’ornement dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge
Éric Palazzo, Broder la splendeur. La théologie chrétienne de l’ornement dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge, Paris, Éditions du Cerf, 2024, 280 p.
Texte intégral
1Il est rare de trouver un nouvel ouvrage académique qui soit à la fois plaisant à lire et qui change la façon dont on pense à un sujet omniprésent, mais souvent négligé, dans l’art médiéval. C’est le cas du dernier livre d’Éric Palazzo, Broder la splendeur. La théologie chrétienne de l’ornement dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge. L’ouvrage offre un compte rendu éloquent de la manière dont l’ornement était fondamental pour les idées de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge occidental sur la création, la beauté et l’Église elle-même. Selon É. Palazzo, l’ornement n’est jamais monosémique. Il se manifeste à travers de multiples objets, voix et rites. Il est également souvent compris en relation étroite avec les métaphores textiles, comme l’auteur l’explique : « l’ornement repose sur un procédé semblable à celui du tissage ou bien de la broderie dans le but de faire jaillir la splendeur, qui, pour les théologiens, et celle de la résurrection du Christ, mais aussi la beauté éternelle de l’Église et matérialisée dans la Jérusalem céleste » (p. 188).
2É. Palazzo fournit les bases et les premières origines de cette idée dans son introduction, « Pourquoi la théologie de l’ornement ? », ainsi qu’une compréhension claire des objectifs du livre et des précédents historiographiques avec lesquels il s’engage. Il s’appuie sur les travaux fondamentaux d’Aloïs Riegl, d’Oleg Grabar et d’Ernst Gombrich, et s’engage également dans les travaux d’historiens de l’art plus récents tels que Jean-Claude Bonne, Anna Bücheler et Benjamin C. Tilghman, qui ont examiné la relation entre l’ornement et la théologie. Il se montre toutefois plus réticent à l’égard des études récentes sur l’abstraction dans ce domaine ; en effet, il déplore que l’abstraction ait souvent éclipsé l’ornement, d’autant plus qu’« en aucun cas, les théologiens chrétiens […] n’ont pensé le processus d’abstraction selon des modes des représentations visuelles opposées aux formes figuratives » (p. 12-13). Pour É. Palazzo, l’ornement est absolument un « concept clé » pour comprendre la chrétienté à la fois dans l’Antiquité et dans le Moyen Âge européen. Quintilien, Isidore de Séville, le Vénérable Bède et Théodulf d’Orléans montrent tous clairement que l’ornement est au cœur des idées chrétiennes sur la beauté et la création.
3Le chapitre 1, « Cassiodore et la théologie de l’ornement », propose une étude approfondie de ce que É. Palazzo appelle le « feuillet Nordenfalk », ainsi nommé d’après l’auteur de son étude de 1974, l’historien de l’art suédois Carl Nordenfalk (et aujourd’hui à Paris, BnF Lat. 12190, f. A ro). Le chapitre prend comme point de départ la publication de C. Nordenfalk et s’interroge ensuite sur la signification du feuillet à de multiples égards. Cassiodore est une figure clé de ce chapitre, en particulier dans la manière dont il pensait la beauté et l’ornement, mais aussi dans la relation entre ce folio et un « carnet de modèles » pour les reliures manuscrites que Cassiodore cite dans ses Institutiones. Grâce à une étude formelle et comparative méticuleuse des formes sinueuses et interconnectées de la feuille, É. Palazzo montre comment l’acte de fabrication lui-même est une sorte d’ornement : l’artiste a notamment laissé des lignes d’esquisse visibles sur le parchemin, qui permettent au spectateur médiéval de retracer ses pas et de participer ainsi à l’acte de création. Ce chapitre montre clairement, par l’exemple, les principaux objectifs et la méthode de É. Palazzo dans ce livre : il ne s’agit ni d’une iconographie de l’ornement, ni d’une tentative de faire de l’image une servante du théologien ; il s’agit plutôt d’un récit dans lequel les images ont une véritable influence sur leur propre articulation des possibilités de l’ornement ainsi que sur les façons dont il peut faire briller « la splendeur ».
4Le chapitre 2, « La théologie de l’ornement chez Théodulf d’Orléans », sera – je soupçonne - l’un des chapitres les plus stimulants pour de nombreux lecteurs médiévistes, en particulier ceux qui travaillent sur l’histoire de la représentation à l’époque carolingienne. É. Palazzo étudie le travail visuel et théologique de Théodulf, le célèbre conseiller de Charlemagne au ixe siècle, principalement connu comme l’auteur de l’Opus caroli regis contra synodum, souvent appelé Libri Carolini. L’approche de É. Palazzo à l’égard de l’œuvre de Théodulf est matériellement diverse et divergente, de manière cruciale, des travaux antérieurs. Il examine la théologie de l’ornement de Théodulf à travers une étude approfondie de ses bibles et démontre que celui-ci n’est pas du tout opposé à la représentation figurative ou, comme beaucoup l’ont caractérisé, « aniconique ». Ce chapitre montre de façon cruciale que la conception de la beauté chez Théodulf est bien plus complexe qu’on ne l’a compris jusqu’à présent. En se penchant sur sa poésie et sur l’ornement visuel de ses bibles, il démontre que le but de Théodulf dans toutes ses œuvres est de contempler la beauté de l’ornement, qui peut rendre accessible une vision eschatologique de l’Église et de ses membres.
5Contrairement aux chapitres 1 et 2, le chapitre 3, « Les ornements des anges », se concentre sur plusieurs manuscrits d’artistes et d’auteurs divers, avec une attention particulière pour l’évangéliaire de Godescalc, les évangiles de Lorsch, et les évangiles de Saint-Amand. É. Palazzo propose une étude approfondie d’images sélectionnées dans ces codex, afin de déterminer ce qu’elles peuvent nous apprendre sur la théologie et la beauté de l’ornement. Je pense que les spécialistes qui étudient la vision et les limites de la représentation dans l’art du haut Moyen Âge seront particulièrement intéressés par son étude de l’ouverture de l’évangile de Luc. J’ai personnellement trouvé qu’il s’agissait de l’une des démonstrations les plus passionnantes du livre. Il étudie les représentations du « Q » de Quoniam, précisément la relation entre le maiestas domini au sein de la lettre et une image du Christ qui est du pur ornement : dans la forme du Q, nous voyons de la végétation, des couleurs variées et des lignes courbes qui font écho aux formes et aux mouvements des points de couture individuels (par exemple, Jouarre, Abbaye Notre-Dame, f. 109 ro). Cette image, ainsi que d’autres images comparatives, résument plusieurs points abordés par É. Palazzo tout au long du livre, à savoir : les métaphores textiles fréquemment utilisées pour décrire l’ornement (tissage, broderie), les relations intimes entre le texte et l’image, et la façon dont l’ornement était compris pour représenter le Christ divin.
6Le chapitre 4, « La théologie de l’ornement dans l’Église », examine la manière dont les théologiens définissaient l’ornement. En effet, une étude approfondie de l’utilisation de termes tels que ornamenta sacra et ornamenta ecclesiae montre clairement que l’ornement était absolument fondamental dans la manière dont les gens concevaient l’Église comme la Jérusalem céleste et ornementale sur Terre. É. Palazzo accorde une attention particulière aux écrits des premiers théologiens sur ce point, comme Raban Maur, qui demande aux moines de Fulda de cultiver l’ornement dans leur âme. L’étude d’É. Palazzo sur l’ornement s’intéresse ici à tout ce qui produit de l’ornement, en particulier dans le contexte de la liturgie chrétienne. Le chapitre offre aussi généreusement plusieurs sources primaires traduites qui sont au cœur des notions d’ornamenta.
7La conclusion d’É. Palazzo souligne trois points qu’il espère que son lecteur retiendra. Premièrement, l’ornement est fondamentalement lié à la création dans l’art et la théologie médiévaux ; deuxièmement, la réalisation d’une œuvre d’art – souvent décrite dans le langage du tissage ou de la broderie – consiste à faire briller la beauté de la création et du cosmos ; et troisièmement, l’histoire chrétienne, pour les exégètes de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, est véritablement façonnée par l’ornement et la beauté, tous deux d’origine divine.
8Broder la splendeur est une joie à lire. La prose est fluide et on ressent de manière palpable l’enthousiasme de l’auteur et son admiration intellectuelle pour les objets, les textes et les idées sur lesquels il se focalise. Mais ce livre change également la donne pour les historiens de l’art médiéval, en particulier à l’heure où l’étude des images non-figuratives est de plus en plus en vogue. L’ornement est omniprésent dans les œuvres médiévales, et ce livre invite à son étude interdisciplinaire tout en offrant un modèle méthodologique clair à ses étudiants. À travers son propre « tissage » de quatre illustres études de cas, É. Palazzo démontre que la théologie de l’ornement, ses représentations visuelles et les rites liturgiques dans lesquels elles s’inscrivent sont intimement liés, et qu’ils doivent être étudiés en tandem si nous voulons aussi les faire briller dans toute leur richesse et leur complexité.
Pour citer cet article
Référence papier
Nancy Thebaut, « Éric Palazzo, Broder la splendeur. La théologie chrétienne de l’ornement dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge », Cahiers de civilisation médiévale, 267 | 2024, 490-491.
Référence électronique
Nancy Thebaut, « Éric Palazzo, Broder la splendeur. La théologie chrétienne de l’ornement dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 267 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/19732 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12e74
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