Don A. Monson, Eros and Noesis. A Cognitive Approach to the Courtly Love Literature of Medieval France
Don A. Monson, Eros and Noesis. A Cognitive Approach to the Courtly Love Literature of Medieval France, Leyde, Brill (Faux titre, 455), 2022, 372 p.
Texte intégral
1Le sujet de l’amour dans la littérature médiévale en France est loin d’être un domaine vierge. Les recherches dans ce cadre semblent cependant souffrir, plus que d’autres branches des études médiévales, du poids de la tradition critique. Les études cherchent encore à remplacer, en les dépassant, d’anciens paradigmes appliqués à l’analyse de l’« amour courtois », ce qui a pour conséquence paradoxale que ces paradigmes critiques qui ont été reconnus – depuis longtemps déjà – comme obsolètes, sont encore employés par la même communauté scientifique qui n’a jamais validé leur usage.
2Pour faire face à cette impasse, de nouvelles frontières se sont ouvertes et les critiques ont trouvé des solutions à caractère épistémologique. Certaines études ont privilégié l’analyse monographique des œuvres littéraires et la phénoménologie, complexe mais unique, propre à chaque œuvre littéraire ; d’autres travaux ont inauguré l’application de certaines théories et disciplines innovantes à l’examen du sujet. Si la première voie présente des avantages évidents, l’application de nouvelles perspectives théoriques et disciplinaires a offert, plus qu’un simple retour à la critique traditionnelle, des résultats inédits pour interpréter ce sujet crucial qu’est l’amour au Moyen Âge.
3Paru en 2022, l’ouvrage de Don A. Monson (désormais l’a.) se place justement dans le sillage de ce renouvellement, en enracinant son entreprise dans les fondements d’une double mission : celle de réévaluer les théories classiques de l’« amour courtois », d’une part, et d’étendre, de l’autre, l’application des sciences cognitives à la littérature médiévale.
4L’histoire des émotions, l’un des domaines issus des sciences cognitives, a déjà offert des résultats dans ce cadre, dont l’ouvrage de Piroska Nagy et de Damien Boquet, qui a atteint un public remarquablement divers tout en étant l’objet d’un consensus scientifique considérable (Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, Paris, Le Seuil [L'Univers historique], 2015). Il n’est pas exagéré de considérer que cet ouvrage a consolidé, en lui attribuant un clair capital intellectuel, une nouvelle tradition critique.
5Les sciences cognitives peuvent toutefois s’étendre sur un terrain plus large – en ce qui concerne l’analyse des textes littéraires – qui ne soit pas seulement celui des émotions que les œuvres d’art sont vouées à exprimer. Elles ciblent, en effet, aussi bien les produits artistiques que les mécanismes artistiques sous-jacents : ainsi, elles permettent d’examiner la production littéraire comme le résultat d’une osmose impliquant autant le cerveau, l’évolution de la civilisation humaine et l’adaptation de l’homme à la culture qui l’englobe.
6L’introduction (p. 1-10) qui inaugure l’essai fournit un guide précieux dans les sciences cognitives et situe l’ouvrage par rapport à l’histoire générale de la discipline et de ses approches. Appliquées aussi à la littérature médiévale (grâce à leur vocation intrinsèquement interdisciplinaire), les sciences cognitives fournissent, selon l’a., la possibilité de dépasser la fixité des théories liées à l’« amour courtois », puisque « no generally accepted theory has arisen to replace it » (p. 1). L’a. reconnaît que la « cognitive revolution » est passée par des phases évolutives, allant jusqu’au fonctionnalisme : ce dernier a enfin mis en relation le cerveau humain avec sa capacité à s’adapter à l’environnement et sa manière de façonner l’univers culturel dans lequel il évolue.
7C’est sur cette base que la réflexion de l’a. s’oriente vers l’idée que les médias culturels expriment des problèmes d’adaptation. Les pressions sélectives, en d’autres termes, engendreraient des mécanismes psychologiques qui auraient à la fois permis de résoudre les crises et d’exprimer les problèmes. En se reportant aux recherches de Geoffrey Miller dans le cadre de l’érotisme animal (The Mating Mind. How Sexual Choice Shaped the Evolution of Human Nature, New York, Doubleday, 2000), l’a. place la création littéraire sous le signe d’une réponse sociale qui, par analogie avec le chant d’accouplement des oiseaux, représenterait une réponse aux pressions et à la compétition intrinsèque à la sélection naturelle, voire sexuelle (p. 7).
8En suivant la trajectoire des travaux qu’il a publiés auparavant (voir, à titre d’exemple, son article « Why is la Belle Dame sans Merci? Evolutionary Psychology and the Troubadours », Neophilologus, 95, 2011, p. 523-542), l’a. envisage de montrer que les connaissances contemporaines dans le domaine du cognitivisme permettent d’analyser les processus intellectuels résidant à la base de l’amour littéraire médiéval. En particulier, l’étude de la structure cognitive jetterait une lumière sur les modes d’expression disponibles pour développer le sujet amoureux et sur les relations entre les différents thèmes courtois ; enfin, elle permet de distinguer les éléments universaux de ce qui est « culturally specific », voire propre au traitement médiéval de la matière – nous le soulignons, comme les approches anthropologiques et génétiques en littérature.
9Le plan de cet ouvrage est biparti. La première partie (« Love Problems: Courtly Literature, Genre Theory and Cognition », p. 13-129) offre une riche prémisse conceptuelle à l’ensemble de l’ouvrage, anticipant l’analyse textuelle à proprement parler à laquelle est consacrée la deuxième partie.
10Après avoir passé en revue les thèses des écoles critiques majeures en matière d’« amour courtois » (chap. 1, p. 13-42), l’a. se consacre à la confrontation entre les différents facteurs qui auraient contribué à la création de l’esthétique de l’amour médiéval tel qu’il apparaît dans les textes médiévaux (chap. 2, p. 43-72). Il s’agit des composantes biologiques, d’une part, et culturelles, de l’autre : la « courtly culture » – que nous n’hésiterons pas à définir de cour, afin de résoudre des ambiguïtés sémantiques bien trop fréquentes –, la rhétorique, le féodalisme et la pensée chrétienne.
11L’ouvrage convoque ensuite la question centrale des genres littéraires, qui occupera aussi et surtout la deuxième partie (chap. 3, p. 73-100) : l’a. fait notamment référence à la nécessité de considérer les genres comme des catégories dynamiques subissant des transformations continuelles. Les « courtly genres », en particulier, s’offrent à des variations constantes, à des combinaisons et à des contaminations réciproques (p. 77). À ce propos, l’a. observe un facteur crucial pour l’élaboration de l’expression amoureuse dans cette tradition littéraire, c’est-à-dire l’évolution de contre-genres (ibidem), c’est-à-dire des genres « satiriques » (voir deuxième partie) qui se sont développés en opposition à l’esthétique des genres classiques.
12Le chapitre se consacre donc à ceux que l’auteur définit comme les trois « hyper-genres » de la tradition courtoise (qui auraient pu, à notre sens, être désignés comme des « typologies textuelles ») : la poésie lyrique, la narration et les textes didactiques. Cette analyse aboutit à une réflexion générale sur la traduction de l’expression amoureuse en littérature, qui passe par les relations que ces trois catégories textuelles entretiennent entre elles : les trois modalités littéraires (lyrique, narrative et didactique) offrent, à bien y regarder, toute la gamme des situations pragmatiques disponibles « for the discussion of love » (p. 96). Bien que cette lecture ne l’explicite pas, la configuration de l’analyse permet de ne laisser aucun doute sur le fait que le poids prépondérant du didactisme fasse correspondre l’expression amoureuse – l’ensemble – à la réflexion théorique sur le sujet – qui en constitue un sous-ensemble.
13À partir de ces observations, l’a. passe aux « psycho-dynamics of love », à travers ce que la littérature en laisse examiner (chap. 4, p. 101-129). C’est l’occasion de montrer que les dynamiques propres au développement du sentiment amoureux se transforment en objets littéraires. L’aboutissement du chapitre consiste en une mise au point de la matière amoureuse, ordonnée selon les circonstances qui sont propres à la manifestation de l’amour (voire à certaines de ses manifestations poétiques et narratives, convergeant – à l’occasion – dans les textes théoriques). Il s’agit, selon l’a., des quatre situations (ou phases) suivantes : 1. l’origine de l’amour ; 2. les obstacles auquel il fait face ; 3. la manière dont ces obstacles sont résolus ; 4. les produits qui en résultent. En faisant référence à l’objectif de l’ouvrage et à ses bases théoriques, l’a. précise d’ailleurs que cette catégorisation n’a pour but que de mieux circonscrire les stratégies mises en place par l’amant pour surmonter les obstacles amoureux (phase 3) : c’est à travers ces derniers qu’il est possible d’analyser les mécanismes psychologiques d’adaptation aux problèmes, puisque la réussite ou l’échec de ces stratégies se traduisent – selon l’a. – en énoncés littéraires.
14L’examen des facteurs culturels particuliers s’accompagne ici, comme annoncé, de celui des universaux humains. En ce sens, par exemple, il est intéressant de remarquer que l’une des « solutions aux obstacles » identifiées par l’a., à côté des « actions » (p. 118) et des dispositifs éthiques fournis par le « courtly idealism » (p. 121) est la déclaration verbale. Il s’agit d’un processus universellement partagé, procédant de la nécessité – pour l’amant qui vise à obtenir la réciprocité – d’avouer ses sentiments à la personne qui les a inspirés. Le déploiement de la parole constitue alors l’un des moyens primaires pour dépasser les résistances psychologiques de l’être aimé (p. 116). L’a. apporte un exemple tiré de l’un des textes didactiques dont il se sert tout au long de l’ouvrage : dans le De Amore, l’utilisation de mots sert justement à surmonter les obstacles, et ceci par le biais de la sermonis facundia, l’éloquence qui rend manifeste le « bon caractère » et qui rend digne de la couronne d’amour (De Amore, 1.6.1, § 42, ici p. 117). L’a. remarque que celui du De Amore est loin d’être un cas isolé : parmi d’autres œuvres à caractère didactique, il cite également un texte latin, le Facetus (contenant un exemple de conversation entre un amant et sa bien-aimée). Un autre texte dans lequel l’a. démontre l’existence d’enjeux psychologiques et de mécanismes de « survivance érotique » est le Roman de la Rose (v. 2392-2410) : l’a. s’y réfère pour remarquer les stratégies mises en place pour vaincre la timidité, qui constitue l’un des obstacles majeurs à l’amour, et que le dieu d’Amour conseille justement de maîtriser à travers la parole (v. 2392-2410).
15La deuxième partie (« Love’s Discourse: a Cognitive Taxonomy of Courtly Genres », p. 133-313) accompagne le lecteur dans un parcours cognitif à travers les genres littéraires. Également divisée en quatre chapitres, cette section de l’ouvrage appréhende la question en entendant par « genres » des modalités expressives plus que des catégories rhétoriques : ainsi, aux modalités lyrique (chap. 5, « Love Song: Courtly Themes in a Lyric Mode », p. 133-184), narrative (chap. 6, « Love Story: Courtly Themes in a Narrative Mode », p. 185-221), et didactique (chap. 7, « Love Lesson: Courtly Themes in a Didactic Mode ») s’ajoute, pour terminer, la modalité satirique (chap. 8, « Love Mocked: Courtly Themes in a Satirical Mode »). On ne tardera pas à remarquer, en effet, que ce dernier n’est pas un genre littéraire, mais une stratégie de renversement esthétique ou sémantique, renvoyant à un mécanisme psychologique élémentaire qui permet de déconstruire une thèse en lui opposant une antithèse.
16De ce parcours, nous nous limiterons dans ce cadre à présenter certains traits particuliers de la réflexion de l’a. qui pourront paraître intéressants au futur lecteur.
17Dans le premier chapitre, consistant en un excursus sur la poésie lyrique, l’a. s’attarde entre autres sur une distinction entre la voix masculine, véhiculée en particulier par le gap, et sur la voix féminine, celle des trobairitz, et sur les « chansons de femmes » françaises. Pour analyser la première catégorie, l’a. s’appuie sur la réflexion de David M. Buss (The Evolution of Desire. Strategies of Human Mating, New York, Basic Books, 2003), selon laquelle la démonstration de confiance en soi entre personnes de même sexe représente une tactique efficace dans la compétition érotique (ici p. 144) ; la conséquence en est qu’un homme parvenant à accroître son prestige auprès des autres hommes renforce son attrait à l’égard de l’autre sexe. L’a. se consacre surtout aux gaps de Guillaume IX, de Rimbaud d’Orange, de Peire d’Alvernha et de Peire Vidal. En passant, ensuite, aux voix de femmes, l’a. se focalise sur la disparité dans l’orientation générique de la production poétique médiévale masculine et féminine (p. 152-153) : au sein du corpus des trobairitz (Angelica Rieger, Trobairitz. Der Beitrag der Frau in der altokzitanischen höfischen Lyrik, Tübingen, M. Niemeyer (Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie, 233), 1991), comptant quarante-six textes, douze seulement sont des « chansons d’amour », alors qu’elles sont très bien représentées en proportion dans le corpus des troubadours et des trouvères. L’écart entre les chants masculins et féminins se prête alors à une distinction entre différentes modalités d’expression. Pour les poèmes des trobairitz, ces « modes » se concrétisent à travers des caractères distinctifs, comme la présence d’invocations directes (plus communes que dans les poèmes masculins), ou la haute fréquence d’images érotiques et sensuelles (p. 154-157).
18Terminons en signalant les choix opérés dans la sélection du corpus dans les chapitres suivants.
19Dans l’étude de la narration (chap. 6), l’a. passe des vidas des troubadours aux genres narratifs brefs en langue d’oc et d’oïl (novas et lais) et termine par les premiers grands romans septentrionaux, en particulier la légende tristanienne et les œuvres de Chrétien de Troyes.
20Quant au corpus du chapitre didactique, l’a. ne se limite pas au corpus d’oc (les ensenhamens) et d’oïl (le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris), mais élargit son focus à la littérature latine avec le De Amore d’André le Chapelain et, surtout, à travers les traités d’amour ovidiens médiévaux (le Facetus, déjà rencontré, et le Pamphilus) et les traductions connues de l’Ars amatoria et des Remedia amoris en français.
21En ce qui concerne l’analyse de la modalité satirique, enfin, l’a. sélectionne un corpus de poèmes occitans très vaste, à la fois en termes quantitatifs et chronologiques : en passant de Marcabru à Peire de Bussignac, l’a. n’oublie pas la contribution fondamentale de Peire Cardenal à la création d’une « (anti-)love poetry » qui marquera la « thirteenth-century satire directed against the troubadours and their ideology, forming a kind of bookend to the violent polemics of Marcabru a century earlier » (p. 283). Le chapitre analyse des fabliaux et des lais « parodiques » (c’est ainsi qu’est désigné le Lai d’Ignauré, p. 289, en s’appuyant sur Per Nykrog, Les Fabliaux, Genève, Droz [Publications romanes et françaises, 123], 1973 [nouvelle édition de l'ouvrage de 1957]) pour terminer sur les diatribes et les débats intégrés aux œuvres romanesques et didactiques, en y incluant, cette fois, l’œuvre de Jean de Meung.
22Nous saluons la parution de cet ouvrage, à l’écriture fluide et ordonnée. Le contenu du livre est fidèle à la promesse du titre et à son ambition déclarée d’appliquer les sciences cognitives à l’« amour courtois ». On ne manquera pas de remarquer, toutefois, qu’il peut également fournir une entrée en matière dans le débat sur l’amour dans les littératures de la France médiévale : tout en partant de prémisses scientifiques très innovantes, en effet, l’ouvrage ne s’éloigne pas des thèses traditionnelles dans le domaine. Les sciences cognitives sont surtout présentes au sein de la réflexion théorique, voire dans la défense abstraite des schémas qui en sont issus, plus que dans l’analyse des œuvres littéraires. La mise en œuvre de l’approche cognitiviste, par conséquent, ne le rend pas moins adapté aux lecteurs non-initiés.
Pour citer cet article
Référence papier
Valeria Russo, « Don A. Monson, Eros and Noesis. A Cognitive Approach to the Courtly Love Literature of Medieval France », Cahiers de civilisation médiévale, 267 | 2024, 487-489.
Référence électronique
Valeria Russo, « Don A. Monson, Eros and Noesis. A Cognitive Approach to the Courtly Love Literature of Medieval France », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 267 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 09 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/19721
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