Paolo Evangelisti, La pensée économique au Moyen Âge. Richesse, pauvreté, marchés et monnaie
Paolo Evangelisti, La pensée économique au Moyen Âge. Richesse, pauvreté, marchés et monnaie, Paris, Classiques Garnier (Savoirs anciens et médiévaux, 7), 2021, 288 p.
Texte intégral
1L’économie a-t-elle fait l’objet d’une réflexion spécifique au sein du monde chrétien médiéval ? C’est sur cette question que se penche Paolo Evangelisti dans cet ouvrage, initialement paru en Italie en 2016, dont Jacques Dalarun s’est chargé de la traduction française recensée ici. Le projet est ambitieux : il s’agit d’examiner comment la richesse, les échanges, le crédit ou la monnaie ont été perçus et analysés au cours du millénaire médiéval. Pour ce faire, P. Evangelisti a rassemblé et soumis à une étude minutieuse un imposant corpus de textes abordant ces sujets, produits par une centaine d’auteurs issus des milieux épiscopaux, monastiques, universitaires et humanistes. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans un champ de recherche particulièrement fertile depuis une quinzaine d’années, structuré autour de l’œuvre séminale de Giacomo Todeschini, qui rend compte de la richesse et de la cohérence des discours portés sur l’économie par les élites lettrées médiévales.
2Le propos s’organise en six chapitres qui suivent un parcours chronologique, depuis « la première mise en forme d’une pédagogie économique chrétienne » aux iiie-ive siècles jusqu’aux inflexions induites par l’humanisme du xve siècle. P. Evangelisti y présente l’émergence et le déploiement d’une pensée économique articulée sur les interprétations des Évangiles proposées au fil des siècles par les lettrés. Il convient en effet de noter l’évocation récurrente des pratiques économiques dans les textes saints : l’auteur les relève dans pas moins de dix-sept passages des Évangiles (p. 15). De quoi nourrir un intérêt particulier des exégètes pour ces questions dès les premiers siècles de l’histoire chrétienne. Le concept grec d’oikonomia, qui caractérisait initialement la norme (nomos) à mettre en œuvre pour assurer la bonne gestion de la maison et du domaine (oikos), est très tôt transposé à la réflexion théologique à travers l’idée d’« économie du salut ». Pour Tertullien (mort vers 220), Dieu agit en gestionnaire modèle, dispensant un bien – le salut – au profit de la communauté des fidèles par l’intermédiaire du sacrifice du Christ. Sur cette base, les grands évêques des iiie et ive siècles développent un discours axé sur le bon usage des richesses. Il s’agit notamment de répondre à une interprétation trop littérale du fameux passage de l’Évangile qui affirme qu’il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’atteindre le salut (Marc 10:25). Chez Ambroise de Milan ou Augustin d’Hippone, ce n’est pas la possession en tant que telle qui est condamnée, c’est l’accumulation stérile, qui relève de l’avaritia. Le bon riche est celui qui se livre à un usage utile de ses biens. Leur mise en circulation, guidée par l’esprit de charitas, doit apporter un bénéfice à l’ensemble de la communauté, en soulageant par exemple ceux qui ont faim.
3Prolongeant ces réflexions fondatrices, la période qui s’étend du ive au ixe siècle, étudiée dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, est celle d’une « codification progressive des pratiques et des éthiques économiques » (p. 39). Elle passe d’abord par la dénonciation virulente de tous ceux qui accaparent les biens au détriment de la collectivité. Aux yeux des penseurs de l’Église, l’homme cupide perd de vue un aspect essentiel : il n’est que le gardien des richesses qu’il accumule, dont Dieu demeure le véritable maître (Jean Chrysostome). L’avarice n’est donc pas seulement un comportement délétère, dès lors qu’elle conduit à réserver à une personne une quantité de biens qui excède ses besoins, quand ces biens auraient pu profiter à la communauté. Elle est aussi une absurdité économique, dans la mesure où l’accapareur agit au mépris de l’oikonomia, en mauvais gestionnaire des possessions qui lui ont été confiées par Dieu. La même critique porte contre le prêt à intérêt. Il constitue un acte anti-communautaire et anti-charitable, puisque l’usurier s’enrichit du dommage causé à autrui en oubliant qu’il est lui-même le débiteur du Christ en raison du sacrifice consenti par ce dernier en faveur de l’humanité (Salvien de Marseille). Ainsi se définit peu à peu un modèle de bon comportement économique, fondé sur une gestion des richesses dénuée d’avarice. Elle implique notamment le don des biens superflus à l’Église, qui est la mieux à même de veiller à leur usage efficace au profit de la société. La mission confiée à cette institution explique d’une part l’appel à la bonne administration des domaines ecclésiastiques, sur laquelle insiste par exemple la Règle pastorale de Grégoire le Grand (590-591), et d’autre part le développement d’une réflexion sur la pauvreté, valorisant la pauvreté volontaire dont le Christ, qui a tout sacrifié pour les hommes, représente le modèle par excellence. C’est au sein des monastères que cette double exigence est plus particulièrement mise en œuvre : les moines, qui ne possèdent rien en propre et ont renoncé à tous leurs biens au profit de leur communauté, représentent ces « pauvres du Christ » vers lesquels doivent se diriger les donations ; leur travail et leur gestion avisée permettent de faire fructifier les domaines monastiques, dont les surplus peuvent être vendus afin de profiter au reste de la société.
4Cet idéal gestionnaire prend une importance toute particulière dans le contexte de la réforme grégorienne, au cours de laquelle l’Église doit défendre des empiétements des laïcs son autonomie dans l’administration de son patrimoine en justifiant son action. Bernard de Clairvaux (1090-1153) exhorte ainsi ceux qui ont la charge des « biens du Christ » d’en prendre soin afin qu’ils puissent subvenir aux besoins des pauvres. Le même souci contribue à motiver la lutte des réformateurs contre la simonie. À leurs yeux, le prêtre qui souille son ministère en achetant ce qui ne peut l’être – la grâce de la consécration – montre son incapacité à mettre en application les principes économiques qui doivent sous-tendre l’action du personnel ecclésiastique. La période grégorienne est également marquée par une attention nouvelle à l’essor rapide du commerce qui se produit alors. Cet intérêt s’exprime notamment à travers un ajout tardif (vers 1180) au décret de Gratien, commentant le célèbre épisode des Évangiles dans lequel le Christ chasse les marchands du Temple. C’est dans cette addition que l’on rencontre la formule « l’homme qui est marchand ne peut guère plaire à Dieu, voire jamais », souvent citée par les historiens pour démontrer l’hostilité foncière de l’Église médiévale à l’égard du négoce et du profit. À l’instar de G. Todeschini, P. Evangelisti appelle à une lecture plus fine de l’ensemble du texte, qui invite plutôt les clercs « à connaître et à explorer le domaine des marchés et des professions qui s’y rapportent » (p. 90) afin d’être en mesure de distinguer ce qui est condamnable dans cette activité de ce qui ne l’est pas.
5À cet égard le xiiie siècle, abordé dans le quatrième chapitre, est marqué par un développement spectaculaire de la réflexion des gens d’Église sur l’économie d’échange. Dans sa Summa confessorum datée de 1216, le chanoine anglais Thomas de Chobham constate l’utilité du commerce, grâce auquel les régions peuvent être approvisionnées en biens dont elles sont habituellement dépourvues. Il légitime par la même occasion le profit que peuvent réaliser les marchands : il est juste de rémunérer le travail qu’ils fournissent pour se rendre dans les lieux où se trouvent ces biens, pour en assurer le transport, et pour leur apporter une éventuelle amélioration avant leur mise en vente. L’enjeu porte dès lors sur l’importance du bénéfice que le négociant est en droit de réaliser sans léser l’acheteur et mettre en péril son âme. Vers 1208, déjà, Robert de Courçon avait appelé au respect du strict « prix dû » (debitum pretium), tenant compte de la valeur du bien échangé et de la rétribution nécessaire du marchand. Il revenait à ce dernier de restituer toute somme perçue au-delà de ce prix légitime, sous peine de tomber dans le péché d’avarice. C’est toutefois dans les écrits produits au sein des nouveaux ordres mendiants, et plus particulièrement chez les franciscains, que se formalisent les analyses les plus développées relatives aux activités commerciales et à la licéité du gain. Comme l’a déjà montré G. Todeschini, cette sensibilité particulière s’explique par le choix de la pauvreté volontaire effectué par les frères mendiants. Pour ceux-ci, le commerce n’est pas condamnable dès lors qu’il est soumis à un certain nombre de prescriptions : il doit s’exercer en des temps et dans des lieux officiels ; il doit assurer la fourniture des biens nécessaires à la communauté ; ceux qui s’y adonnent doivent pratiquer des prix correspondant à l’estimation courante du marché sur lequel ils opèrent et s’abstenir de toute fraude à l’égard des règles édictées par l’autorité locale (Summa Halensis, vers 1240). Le respect de ces prescriptions fonde la justice dans l’achat et la vente, « sans laquelle les hommes ne peuvent vivre en société » (Thomas d’Aquin). Les frères mendiants confèrent une importance toute particulière à la définition du « juste prix » (iustum pretium), qui précise la notion de debitum pretium en mettant notamment l’accent, à la suite d’Albert le Grand, sur deux éléments tirés du droit romain. C’est d’abord l’équité entre les parties contractantes, qui implique d’appliquer la charitas à la transaction et de ne léser ni le vendeur, en intégrant au prix la valeur du bien et la rétribution du travail qu’il a fourni pour le mener au marché, ni l’acheteur, en n’exigeant pas un prix exagérément gonflé par la recherche cupide d’un profit excessif. C’est ensuite l’accord entre les deux parties, qui permet de prendre en compte la nécessité plus ou moins forte d’un produit en fonction de sa rareté sur place (« les prix sont imposés aux choses selon que les gens en ont besoin pour leur usage » souligne Thomas d’Aquin). De ce point de vue, la définition du juste prix s’adossait sur l’évaluation commune de la valeur des biens telle qu’elle s’opérait sur le marché public. À l’image de Pierre de Jean Olivi, les penseurs de la fin du xiiie siècle considèrent en effet l’économie marchande « comme faisant partie d’un système social fortement communautaire » (p. 151). Il revenait au négociant de contribuer au bien commun, en procurant à la collectivité les produits qui lui étaient nécessaires au juste prix. Sa richesse n’était donc pas négative a priori, puisqu’elle témoignait de son expertise, de son efficacité gestionnaire et de sa capacité d’investissement, toutes choses jugées favorablement dans la mesure où elles concouraient à l’utilitas publica et à soulager les pauvres. Au profit légitime tiré de cette activité commerciale conduite dans l’esprit de charitas s’opposait l’usure, condamnée avec force lors du concile de Latran III (1179) et dénoncée tout au long du xiiie siècle pour son caractère improductif et antisocial. Pour Olivi, l’usurier sape les fondements de la communauté en dévorant les biens de son prochain, en le privant de ses capacités économiques et en accaparant les richesses, empêchant la circulation vertueuse de l’argent.
6Devenu un acteur central des sociétés urbaines des derniers siècles du Moyen Âge, le marchand s’inscrit donc peu à peu au cœur des réflexions des penseurs chrétiens de l’économie. Raymond Lulle loue la compétence des négociants, qui leur permet de transformer des choses de peu de prix en biens de grande valeur, et les invite à suivre l’exemple du Christ – qu’Augustin qualifiait déjà au début du ve siècle de mercator coelestis (p. 20) – en mettant à la disposition de la collectivité le profit qu’ils tirent de leur activité. Duns Scot souligne leur utilité pour la civitas et conseille même aux autorités politiques de leur verser un salaire pour s’attacher leurs services, tandis que Guiral Ot considère que « la res publica ne saurait être sans les marchands ». C’est donc par le rôle bénéfique qu’ils sont susceptibles de jouer au service de la collectivité, grâce à l’application de la charitas dans leur activité, que le négociant ou le changeur trouvent au xive siècle leur légitimation. Le Traité sur l’usure d’Alexandre d’Alessandria, écrit entre 1303 et 1307, va jusqu’à réinterpréter l’épisode évangélique des marchands chassés du Temple : les individus qui sont la cible de la colère du Christ ne sauraient être des changeurs, puisque la société a besoin de la monnaie et du service qu’ils rendent ; il s’agit donc d’usuriers. Quelques années plus tard, François de Meyronnes va plus loin en soutenant la licéité de l’usure si les deux parties concernées tirent un profit de l’opération et qu’il en découle un avantage pour la res publica. Le Catalan Francesc Eiximenis, qui fait des marchands « le trésor de la chose publique », justifie même leurs achats de céréales en gros en vue de les stocker et de les écouler petit à petit s’il s’agit de maintenir la stabilité des prix sur le marché et de prémunir ainsi la communauté des acheteurs et des vendeurs des conséquences de leur hausse ou de leur baisse brutale. Cet intérêt pour les liens entre action économique et utilitas publica conduit également les auteurs du xive siècle à s’intéresser de près à la monnaie. Dans son De Moneta, Nicole Oresme rappelle, après Gui de Perpignan ou Arnaud de Villeneuve, que la monnaie est un bien commun, indispensable au fonctionnement de la société, dont le prince n’est que le gestionnaire. Ce dernier doit donc se garder d’en altérer la valeur sous peine de nuire à l’intérêt collectif, a fortiori s’il s’agit uniquement de tirer un gain de l’opération grâce au prélèvement du seigneuriage. Il s’agissait, en somme, d’appliquer à la monnaie un principe essentiel, dont Pierre de Jean Olivi à la fin du xiiie siècle ou Bernardin de Sienne au début du xve siècle soulignent l’importance dans l’activité du négociant : la bonne réputation (fama) dont découle la confiance (fides).
7Les préoccupations civiques qu’exprimaient les analyses économiques des membres de l’Église depuis la fin du xiiie siècle prennent évidemment une importance toute particulière avec le développement de l’humanisme italien. Il s’exprime notamment à travers l’apparition d’une production écrite laïque sur l’économie, dont le contenu ne rompt toutefois pas fondamentalement avec les principes prônés par les théologiens et les canonistes au cours des siècles précédents. Si Poggio Bracciolini affirme que l’usure n’est pas forcément condamnable et s’il insiste sur les bienfaits de l’avaritia dans la mesure où le désir de profit procure un surcroît de richesse à la cité, il signale aussi que cette richesse doit être productive pour contribuer au bien commun. Une avarice excessive peut en outre s’avérer nuisible à l’utilitas publica si elle conduit à l’accaparement. Giovanni Pontano dresse le même constat. Après avoir souligné que la tendance à la possession est un fait naturel chez l’homme, il distingue entre la bonne avarice, qui s’observe chez les hommes parcimonieux soucieux de conserver ou d’accroître leur patrimoine sans nuire à autrui, et l’avidité excessive qui conduit certains à accumuler les biens par la fraude et la tromperie. L’influence de la pensée économique développée depuis le ive siècle au sein des milieux ecclésiastiques n’est pas moins nette chez Léon Battista Alberti, qui appelle le père de famille à gérer avec compétence ses biens, en évitant la prodigalité mais en se gardant aussi de la tentation de thésauriser : il faut savoir vendre ou distribuer ce que l’on a en excès, afin que ces richesses profitent à la communauté et ne restent pas stériles ou, pire, se détériorent faute d’être utilisées. En 1458, le Della mercatura e del mercante perfetto de Benedetto Cotrugli présente un marchand idéal dont les grands traits se rencontraient déjà dans les écrits franciscains, de Pierre de Jean Olivi à Francesc Eiximenis. Il lui revient d’agir avec honnêteté et d’appliquer ses compétences au développement de ses affaires afin de fournir les biens nécessaires aux marchés qui en manquent, d’assurer la prospérité de sa ville et d’aider à la subsistance des pauvres. Ainsi peut-il espérer jouir de l’estime du peuple et des autorités publiques, et être associé au gouvernement de la cité. Une inflexion majeure se manifeste toutefois dans les écrits humanistes : plutôt que la charitas, c’est désormais le calcul et la raison, soutenus par le recours à la plume et à l’abaque, qui fondent l’action économique.
8C’est donc à une véritable archéologie de la pensée économique médiévale que P. Evangelisti convie son lecteur. Il fait ainsi œuvre utile. Il dément, textes à l’appui, les idées souvent avancées selon lesquelles l’Église aurait éprouvé une hostilité foncière à l’égard de la richesse, de l’argent et des marchands, et aurait été incapable de comprendre les évolutions qui s’opérèrent au cours du Moyen Âge dans les champs de la production et des échanges. L’effort de synthèse de l’abondante production scientifique consacrée depuis deux décennies aux approches médiévales de l’économie et le grand nombre de citations proposées, systématiquement traduites – certaines pour la première fois – font de l’ouvrage un instrument de travail très précieux. La densité du propos fait toutefois regretter que le très utile index analytique présent dans l’édition italienne n’ait pas été repris dans la version française.
Pour citer cet article
Référence papier
Judicaël Petrowiste, « Paolo Evangelisti, La pensée économique au Moyen Âge. Richesse, pauvreté, marchés et monnaie », Cahiers de civilisation médiévale, 267 | 2024, 483-486.
Référence électronique
Judicaël Petrowiste, « Paolo Evangelisti, La pensée économique au Moyen Âge. Richesse, pauvreté, marchés et monnaie », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 267 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/19709 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12e72
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