Isabelle Delage-Béland, Les Fabliaux. Fiction, vraisemblance et genre littéraire
Isabelle Delage-Béland, Les Fabliaux. Fiction, vraisemblance et genre littéraire, Paris, Classiques Garnier (Recherches littéraires médiévales, 43), 2024, 460 p.
Texte intégral
1Il semblerait que le temps des fabliaux soit enfin venu. Non que les médiévistes aient à se plaindre que ce genre littéraire soit impopulaire ou méconnu : depuis le xviiie siècle, il a vu son public se renouveler constamment et le mot « fabliau » lui-même a souvent été utilisé pour désigner, bien au-delà de son extension historique, les contes à rire les plus divers. Mais précisément : cette expression de « conte à rire », forgée en 1893 par Joseph Bédier dans sa thèse, colle tellement à la peau des fabliaux que l’on s’en est trop souvent servi pour leur dénier toute profondeur. S’inscrivant dans un mouvement dont elle n’est certes pas l’initiatrice, Isabelle Delage-Béland nous livre, au moment où les fabliaux ont été retenus au programme de l’agrégation de Lettres 2024, un beau volume qui affirme haut et fort que les fabliaux méritent d’être pris au sérieux, car ils ne sont pas seulement des récits « sans ambiguïté, sans arrière-pensée, sans valeur de pensée », comme le disait plutôt sottement Robert Guiette (Forme et senefiance, Genève, Droz [Publications romanes et françaises, 148], 1978, p. 85), mais nous en disent en réalité bien plus long qu’on ne pourrait le croire sur la conception que les auteurs médiévaux se faisaient de la littérature. S’inscrivant dans la lignée de son maître Francis Gingras et d’Isabelle Arseneau, qui ont profondément renouvelé, ces dernières années, l’idée que l’on se fait du roman médiéval et de son évolution (voir F. Gingras, Le bâtard conquérant. Essor et expansion du genre romanesque au Moyen Âge, Paris, Champion [Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge, 106], 2011, et I. Arseneau, Parodie et merveilleux. Dans le roman dit réaliste au xiiie siècle, Paris, Classiques Garnier [Recherches littéraires médiévales, 14], 2013), I. Delage-Béland analyse le fabliau en fonction des catégories génériques médiévales et des discussions que celles-ci ont suscitées en leur temps. S’inscrivant en faux contre l’opinion de Paul Zumthor qui pensait que les médiévaux n’avaient qu’une idée vague des genres littéraires et que les catégories modernes étaient seules à même d’apporter de la rigueur dans le débat terminologique (p. 114), elle analyse tour à tour, dans six chapitres dont la progression argumentative ne saurait être prise en défaut, le rapport conflictuel du fabliau à la fabula, la stabilité de l’usage du terme fabliau, les implications de la mise en vers, l’importance des moralités, les leçons à tirer de la composition des recueils contenant des fabliaux et, enfin, la façon dont la question de la vraisemblance est traitée à l’intérieur des récits. Elle en arrive à la conclusion que le fabliau, dont la période de création correspond exactement (ce qui n’a rien d’un hasard) avec le premier essor de l’économie moderne (1160-1330), est inséparable de l’époque qui l’a vu naître et qu’il affirme une vision tout sauf naïve des pouvoirs de la fiction, laquelle n'y apparaît réductible ni à un calque de la réalité ni à un divertissement dénué d’impact sur cette dernière : les fabliaux seraient ainsi, selon elle « un véritable laboratoire explorant d’autres façons d’écrire la fiction » (p. 348). Elle montre bien que les « jadis » sur lesquels s’ouvrent certains fabliaux renvoie plus à un temps neutre qu’à un temps ancien (p. 221) et que, s’ils n’ont pas pour but la satire directe (Frère Denise, qui vilipende les cordeliers, mais qui a significativement été écrit par le polémique Rutebeuf, est une exception), entendent cependant bien s’adresser à la condition contemporaine de l’homme. À cet égard, I. Delage-Béland aurait pu creuser la piste des marques de complicité des narrateurs avec leur public : s’il est globalement exact que les références spatio-temporelles des fabliaux sont généralement imprécises, on pourrait cependant observer que Le Boucher d’Abbeville (dont le héros pendule entre trois localités situées à des distances compatibles avec l’action du récit), Boivin de Provins (dont la géographie provinoise est potentiellement reconnaissable) ou Les trois dames de Paris (dont l’anecdote précisément datée et située nous est racontée comme un fait divers) pourraient avoir été ressentis comme familiers par leurs premiers auditeurs.
2Il arrive parfois à I. Delage-Béland d’exagérer quelque peu la nouveauté des considérations qu’elle présente : si elle n’oublie que rarement d’évoquer ses devanciers, elle tend tout de même un ici ou là à minimiser leur apport. Ainsi, dès 1960, Jean Rychner (Contribution à l’étude des fabliaux. Variantes remaniements dégradations, Neuchâtel/Genève, Faculté des Lettres/Droz [Recueil de travaux publiés par la Faculté des Lettres de l’Université de Neuchâtel, 28], 1960, vol. 1, Observation ; vol. 2, Textes) avait non seulement affirmé l’importance de l’étude des recueils de manuscrits, mais déjà proposé de séminales contributions à cette question. I. Delage-Béland s’inscrit certes dans la continuité du projet sur les recueils de fabliaux d’Olivier Collet, F. Gingras et Richard Trachsler (Lire en contexte : enquêtes sur les manuscrits de fabliaux, Études françaises, 48/3, 2012), mais elle ne va, malgré tout, pas beaucoup plus loin que ses maîtres sur cette question : elle est ainsi forcée d’admettre (p. 312) que l’exemple le plus intéressant qu’elle glose, celui du manuscrit de Berne, qui commence par un fabliau et se termine par Le Conte du Graal, et propose par sa construction même une critique de la littérature courtoise, a déjà été parfaitement analysé par Wagih Azzam et O. Collet (« Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes sous l’œil du xiiie siècle : le témoignage d’un exemplaire atypique [Burgerbibliothek Bern, 354] », « Ce est le fruis selonc la letre ». Mélanges offerts à Charles Méla, O. Collet, Yasmina Foehr-Janssens et Sylviane Messerli [éd.], Paris, Champion [Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Âge, 3], 2002, p. 69-93). On se permettra ainsi de trouver d’un subjectivisme un peu outré les inférences tirées de la co-présence de La Châtelaine de Vergy et de La Demoisele qui ne pooit oir parler de foutre dans le même manuscrit (p. 301), ou, pire, de la valeur du cas régime absolu dans La malle Honte, comme si cette banalité grammaticale avait pu métaphoriser la contiguïté incongrue pour un lecteur médiéval (p. 296-297). Il est vrai que l’examen du co-texte des recueils permet à I. Delage-Béland d’insister sur le caractère moral que se donnent volontiers les fabliaux ; mais, ici encore, cette affirmation n’est pas toute neuve, et I. Delage-Béland adopte en l’occurrence une position quelque peu ambiguë, semblant par moments acquiescer aux exagérations de Jacques Ribard (« Et si les fabliaux n’étaient pas des “contes à rire” ? », Reinardus, 2, 1989, p. 134-146) et d’Adrian Tudor (« Les fabliaux : encore le problème de la typologie », Studi francesi, 43, 2023, p. 599-603), qui en viennent à douter de la vocation comique des fabliaux (p. 285). Autant les réduire à cette dimension est intenable, autant la leur dénier apparaît naïf, et il se pourrait en fait qu’il n’y ait là qu’un faux problème, puisque, comme l’a montré Sigmund Freud (Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Denis Messier (trad.), Paris, Gallimard [Œuvres de Sigmund Freud, 11], 1988), une histoire drôle (à moins de tomber dans le pur nonsense, catégorie que le Moyen Âge n’a guère pratiquée, du moins sous forme narrative) a toujours quelque chose à nous dire sur les valeurs et les préjugés de celui qui la raconte. Mais sans le plaisir de narrer, que devient la littérature ? Il est tout aussi absurde de nier que les fabliaux soient drôles que de prétendre que Sade n’avait que des idées morales en nous racontant ses histoires si délicieusement horribles. Heureusement, I. Delage-Béland dépasse ce scepticisme pour proposer quelques considérations statistiques qui permettent de mieux cerner la question des morales : ainsi, 60 % des 127 textes retenus dans le NRCF contiennent une morale (p. 242) et le début de typologie proposé par I. Delage-Béland, qui montre toute l’ambiguïté de ce procédé souvent pris à contre-pied, est tout à fait prometteur. De fait, il vaudrait la peine de se demander de manière encore plus systématique quand les morales sont à prendre littéralement ou par dérision, si elles ont ou non un rapport avec le récit concerné, si elles sont attestées ou non ailleurs, etc. Il y aurait amplement là matière à un nouveau livre.
3Pour ce qui est des « fabliaux certifiés », une liste en avait été établie dès 1975 par Omer Jodogne (« Le Fabliau », dans Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 13, 1re partie, p. 5-29, Turnhout, Brepols, 1975), qu’I. Delage-Béland cite certes rapidement en note (p. 118), mais qu’elle néglige de prendre en compte dans son annexe II sur « le noyau des fabliaux » (p. 401-403). Il n’est pas certain qu’elle fasse énormément avancer le débat : insistant de manière un brin complaisante, dans l’introduction de son ouvrage, sur le fait que beaucoup de critiques ont émis des réserves sur la possibilité d’établir une liste de critères univoque permettant de différencier les genres littéraires médiévaux, elle n’évoque qu’en passant les critères élaborés en particulier par Willem Noomen (« Qu’est-ce qu’un fabliau ? », Actes du XIVe Congrès de linguistique et philologie romanes, 1974, Naples, Macchiaroli/Amsterdam, Benjamins, 1981, t. V, p. 421-432), alors que ceux-ci permettent une caractérisation très fine du genre. D’ailleurs, la comparaison qu’elle propose (p. 33) avec la difficulté bien connue d’établir les frontières du dit (forme qu’elle a elle-même explorée dans le volume collectif qu’elle a co-dirigé : Le Dit du berceau au tombeau [xiiie-xve siècle], Isabelle Delage-Béland et Anne Salamon [dirs.], Paris, Classiques Garnier [Rencontres, 542], 2022) est quelque peu biaisée, car les médiévistes sont généralement tombés d’accord sur le fait que s’il y a un genre littéraire dont la définition était claire à l’époque médiévale, c’est bien le fabliau. I. Delage-Béland ne cherche d’ailleurs pas à établir un meilleur corpus que ses prédécesseurs. Ce qu’elle se contente de montrer – mais la mise au point est importante –, c’est que les critères médiévaux sont tout aussi bons que les nôtres, et l’on pourrait compléter cette démonstration en remarquant qu’au fond, les genres modernes ne parviennent pas davantage à être cernés que les plus anciens : quoi de plus flou, aujourd’hui, que l’« autofiction », le « récit » ou la « prose poétique » ? De fait, comme l’a montré Jean-Marie Schaeffer (Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil [Poétique], 1989), l’ère des classifications a priori est définitivement close et seul le croisement de critères plus ou moins empiriques permet de cerner la nébuleuse que recouvre nécessairement toute proposition générique.
4On appréciera les considérations d’I. Delage-Béland sur la rapidité, pour ne pas dire la fébrilité, du rythme de beaucoup de fabliaux (p. 225-226), mais on observera aussi que R. Trachsler (dont est cité, p. 362 un article de 2015) n’a pas été le premier à affirmer l’incompatibilité du fabliau avec le surnaturel, et que les jeux de langage et les dialogues mettent en cause le statut de la vérité – dont les fabliaux regorgent – ont fait l’objet de plus de travaux que n’en cite I. Delage-Béland. Point de détail, sans doute, mais significatif : la chercheuse insiste à trois reprises (p 129, 179 et 323) sur l’attribution à Henri d’Andeli du Lai d’Aristote, alors que cela fait vingt ans que François Zufferey (« Henri de Valenciennes, auteur du Lai d’Aristote et de la Vie de saint Jean l’Évangéliste », Revue de linguistique romane, 68, 2004, p. 335-358) a montré que cette œuvre n’était, selon toute vraisemblance, pas du poète de La Bataille des vins, mais plus probablement d’Henri de Valenciennes.
5L’ouvrage d’I. Delage-Béland n’en est pas moins riche de sève, et l’on peut espérer qu’il aura définitivement cloué le bec à tous ceux qui à la suite de J. Bédier (contre qui I. Delage-Béland s’acharne quelque peu, mais après tout elle a raison : l’influence néfaste du vieux médiéviste ne saurait être, en l’occurrence, sous-estimée) prétendent ne voir dans les fabliaux que des « contes à rire » tout juste bons à nous renseigner sur ce qu’Hippolyte Taine appelait avec condescendance « les sentiments éteints ». À cet égard, les remarques de la conclusion, qui soulignent le ridicule d’exégètes modernes qui ont cru assigner une date récente à la naissance de la nouvelle (on s’étonne par exemple, p. 390, de voir si naïf sur ce sujet un Albert Thibaudet, d’ordinaire plus perspicace) peuvent cependant apparaître un peu rapides, à moins qu’elles n’annoncent un nouveau champ de recherche pour la chercheuse, qui aurait peut-être profit à abandonner la question de la « nouvelle » (qui n’est peut-être qu’un faux problème) pour aller voir du côté de ce qu’André Jolles appelait les « formes simples » (A. Jolles, Formes simples, Paris, Seuil, [Poétique], 1972) : le fabliau n’est en effet, pas plus que la nouvelle, né par génération spontanée, mais s’ancre dans une propension immémoriale à colporter des anecdotes dans lesquelles se mêlent toujours inextricablement le plaisir de divertir et l’intention édifiante, à mi-chemin, donc, de l’« histoire drôle » et de la « légende urbaine ».
6S’inscrivant dans un vaste mouvement de réhabilitation du genre du fabliau, scrutant les abîmes qu’il nous découvre dans notre trop humaine logique, à travers des explications de textes remarquables (mentionnons tout particulièrement, mais entre bien d’autres, celle du fabliau trop négligé de Brifaut, p. 377-379), I. Delage-Béland apporte une contribution qui apparaîtra comme une pierre milliaire de l’exégèse du genre : les résultats qu’elle y synthétise ne pourront désormais plus être négligés.
Pour citer cet article
Référence papier
Alain Corbellari, « Isabelle Delage-Béland, Les Fabliaux. Fiction, vraisemblance et genre littéraire », Cahiers de civilisation médiévale, 267 | 2024, 476-479.
Référence électronique
Alain Corbellari, « Isabelle Delage-Béland, Les Fabliaux. Fiction, vraisemblance et genre littéraire », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 267 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/19677 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12e6z
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