Irene Binini, Possibility and Necessity in the Time of Peter Abelard
Irene Binini, Possibility and Necessity in the Time of Peter Abelard, Leyde, Brill (Investigating Medieval Philosophy, 16), 2022, 340 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat, est consacré à la logique modale de Pierre Abélard. Il propose aux spécialistes le premier traitement exhaustif du sujet. Intrinsèquement philosophique de par son sujet, l’ouvrage est d’abord le fruit d’un travail d’exégèse qui se distingue par sa dimension historique, l’autrice replaçant la logique modale abélardienne dans son contexte d’émergence. Cela permet de mettre en évidence à la fois la sophistication de cette logique et ses limites, en un temps (la première moitié du xiie siècle) où l’on redécouvre à peine la grande œuvre sur le sujet, à savoir les Analytiques Premiers d’Aristote.
2En soi, le sujet n’a rien de neuf. Les travaux sur l’histoire des modalités médiévales (principalement les modalités du possible et du nécessaire) ont commencé dès les années 1970, avec l’émergence de l’approche analytique en histoire de la philosophie médiévale. Ces travaux ont conduit à l’élaboration d’un récit s’articulant autour du passage d’une conception dite diachronique des modalités (dans laquelle n’est possible que ce qui se réalisera à un moment donné du temps) à une conception dite synchronique (dans laquelle il existe des possibilités qui ne s’actualiseront jamais, simultanées au cours actuel des choses, exprimables sous la forme de contrefactuels). En ce sens, la philosophie médiévale aurait déjà produit l’innovation conceptuelle décisive traditionnellement attribuée à Leibniz, celle de l’appareil sémantique des mondes possibles, qui trouve sa pleine expression dans les différentes logiques modales du xxe siècle.
3Les philosophes médiévaux ont accordé une importance centrale à la logique modale, pour des raisons à la fois logiques, philosophiques et théologiques. Dans la vaste production médiévale sur le sujet, la qualité des réflexions d’Abélard n’est pas passée inaperçue, ce dès les recherches séminales de William et Martha Kneale, puis celles de Norman Kretzmann dans les années 1970 et 1980. L’ouvrage d’Irene Binini a pour objectif de synthétiser, de discuter et d’enrichir notre connaissance de la logique modale abélardienne. De ce point de vue, l’idée la plus intéressante que l’on peut y lire est que, bien qu’Abélard défende une conception synchronique des modalités (acceptant l’existence de possibles jamais actualisés voire inactualisables), la sémantique des modalités qu’il met en place est très éloignée de la conception des mondes possibles telle qu’elle a pu être développée au xxe siècle par des philosophes comme David Lewis. I. Binini invoque deux arguments principaux pour défendre son interprétation. Le premier est que, selon Abélard, certaines propriétés des substances (en l’occurrence, les propria, comme la capacité de rire pour l’homme) inhèrent en elles en toute situation sans pour autant être des propriétés nécessaires de ces substances, ce qui devrait être le cas selon la sémantique des mondes possibles de D. Lewis. Le second argument est le refus par Abélard d’admettre des vérités modales portant sur des individus contrefactuels, au motif que toutes les vérités modales portent sur des individus qui existent dans le cours actuel des choses (p. 223).
4L’ouvrage se distingue par la clarté de son organisation, ses analyses méthodiques et scrupuleuses ainsi que sa connaissance approfondie des textes d’Abélard et de ceux de ses contemporains sur la question. Il s’adresse à des spécialistes déjà fins connaisseurs du sujet, ainsi, les termes techniques comme « quantified modal terms » ou « equipollence », sont introduits sans être définis. La lecture de l’ouvrage présuppose la maîtrise de la syllogistique aristotélicienne ainsi que de la théorie des conséquences telle qu’elle émerge dans la tradition latine.
5L’ouvrage se divise en trois parties et en dix chapitres. La première partie, de nature contextuelle et historique, présente les débats du début du xiie siècle sur les propositions modales, en se concentrant sur les définitions des modalités du possible et du nécessaire en vigueur au temps d’Abélard (chapitre 1), sur la grammaire et la syntaxe des propositions modales à cette même époque (chapitre 2), enfin sur la nature des modalités et la signification des termes modaux selon les contemporains d’Abélard (chapitre 3). L’autrice insiste sur l’émergence d’un nouveau paradigme, au début du xiie siècle, pour penser les modalités. Le nécessaire, qui était compris comme immuable et sempiternel depuis Aristote, est désormais compris comme ce qui découle de la nature des choses. Le possible, qui était compris comme potentialité ou capacité d’une chose actuellement existante, est désormais compris comme alternative au cours actuel des choses. Selon I. Binini, Abélard contribue largement à ce changement de paradigme mais n’en est pas le seul acteur.
6La première partie revêt un intérêt historique de première importance également par le fait que l’autrice propose une reconstruction des positions sur deux questions largement débattues au début du xiie siècle, à savoir celle de la structure grammaticale et syntaxique des propositions modales et celle de la signification des termes modaux : le terme « possible » et le terme « nécessaire » renvoient-ils à des choses ou à des entités propositionnelles ? À ce sujet, les logiciens du xiie siècle font preuve d’une grande originalité, surtout si on les compare à leurs successeurs du xiiie siècle (ce que ne fait pas I. Binini, bien que cela aurait pu être révélateur). Ils refusent l’idée boécienne selon laquelle les termes modaux se réfèrent à quelque chose d’existant. Autrement dit, ils procèdent à une « déréification » du possible, conçu comme relation de non-contradiction entre certains prédicats et les lois naturelles gouvernant les créatures (p. 29). Pour ce faire, ces logiciens s’appuient sur le grammairien latin Priscien, qui conçoit les modes sur le modèle des adverbes, c’est-à-dire comme produisant une modification de la signification du verbe (p. 49). On trouve ici un antécédent à la célèbre distinction dont Abélard est crédité entre modalité de re et modalité de dicto (p. 62-63) : la proposition « il est possible à Socrate d’être un évêque » doit-elle être lue comme signifiant que Socrate peut être évêque (alors qu’il est mort et qu’il était païen) ou bien comme signifiant que la proposition « Socrate est évêque » est possible ? En ce sens, selon l’autrice (p. 63, n. 57), l’origine de la distinction n’est pas sémantique comme le soutiennent certains historiens de la logique, mais syntaxique – une thèse qui aurait mérité d’être davantage argumentée étant donné que la distinction syntaxique à laquelle les auteurs du xiie siècle procèdent pourrait bien avoir une origine sémantique malgré cette origine historique. De fait, elle pourrait fonder dans les différentes significations du terme « possible », ces différentes significations gouvernant la syntaxe de ce terme. De même, la distinction d’Abélard entre structure sémantique et structure grammaticale d’une proposition (secundum sensum/secundum constructionem) pourrait ne pas avoir une seule origine syntaxique, comme le prétend l’autrice p. 70, mais bien une double dimension, à la fois syntaxique et sémantique, plaçant la logique modale à l’interface entre la logique et la pragmatique, comme le fait la distinction entre sens propre et sens figuré.
7La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à une étude des traits les plus saillants de la logique modale d’Abélard. Elle traite ce que l’autrice nomme « son cœur logique » (« logical core », p. 117), à savoir le système des relations d’opposition et d’équipollence entre les propositions traitant du possible, de l’impossible et du nécessaire. Plus précisément, cette partie traite de la distinction entre modalités de re et modalités de dicto (ou, dans la terminologie d’Abélard, modalités de rebus et de sensu, chapitre 4), mais également des engagements ontologiques des propositions modales (chapitre 5), de la logique des propositions modales (chapitre 6) et de la distinction entre propositions modales simples et propositions modales déterminées (chapitre 7).
8La deuxième partie de l’ouvrage contient le cœur de l’interprétation d’I. Binini. Dans le chapitre 4, elle revient sur la distinction à laquelle Abélard procède entre deux analyses possibles des propositions comme « il est possible à quelqu’un qui est debout d’être assis » (possibile est stantem sedere). Ces propositions sont ambiguës car elles contiennent un terme modal dont la portée peut être large (portant sur toute la proposition) ou plus étroite (portant sur le seul prédicat). Dans un cas, le terme modal se prédique du contenu propositionnel (sensus, dictum), dans l’autre il se prédique d’une simple chose (res). Dans son premier ouvrage de logique, la Logica ingredientibus, Abélard commence par prouver que l’interprétation de sensu de ce type de proposition est impropre. Dans la Dialectica, il nuance son propos, tout en maintenant que l’interprétation de rebus est l’interprétation la plus correcte et la plus basique (p. 129-130). Il le fait en tentant d’établir une relation d’inférence entre les propositions de sensu et les propositions correspondantes de rebus (p. 144). De fait, Abélard ne se satisfait pas de ce que, dans l’interprétation de sensu de ce type de propositions, celles-ci soient sans quantité et non convertibles, ce qui en fait des objets logiques non manipulables (p. 140). Ainsi, comme le rappelle l’autrice, la sensibilité à la différence des constructions linguistiques est un trait saillant de l’approche abélardienne en logique (p. 114). Cette démarche marquera les logiciens de la seconde moitié du xiie siècle (p. 147-148).
9Dans le chapitre 5, l’autrice propose la première analyse détaillée de la question de l’engagement ontologique des propositions modales chez Abélard, un sujet qui n’avait été qu’effleuré par les spécialistes comme Paul Thom ou Michael Astroh et Michael Pinzani (p. 141). Selon I. Binini, l’un des traits caractéristiques de la logique modale d’Abélard est de reconnaître (du moins dans la Logica Ingredientibus) que toutes les propositions contenant un terme modal, lorsqu’elles sont interprétées de rebus, possèdent un engagement ontologique implicite. Autrement dit, une condition nécessaire de la vérité d’une proposition comme « il est possible que mon fils soit vivant » est que les référents du sujet existent (p. 117). Cela semble aller contre l’opinion commune au temps d’Abélard, que lui-même adopte dans la Dialectica, selon laquelle les termes modaux peuvent être prédiqués de sujets possibles ou futurs. L’autrice suppute que ce changement d’opinion provient d’un approfondissement, de la part d’Abélard, de la distinction entre interprétation de rebus et de sensu des propositions modales. En conséquence, selon I. Binini, Abélard était conscient des difficultés provenant de cet engagement ontologique stipulé, si bien qu’il a restreint la validité de son système modal aux propositions qui ne contiennent pas de termes sans référents. I. Binini souligne que cette démarche, qui manifeste une grande sensibilité aux problèmes soulevés par les termes vides, est distinctive : Abélard va beaucoup plus loin que la logique boécienne et dépasse également largement celle de ses contemporains (p. 154). C’est donc sans surprise que l’autrice développe, dans le chapitre 6, l’idée qu’Abélard conçoit sa logique modale comme une extension de la logique classique, au sens où les règles valables pour les propositions modales sont ajoutées aux règles valant pour les propositions catégoriques, qui demeurent donc valides. Cela fait donc d’Abélard un logicien de premier rang par sa systématicité et sa méthode, sans précédent dans l’histoire de la logique latine (p. 156).
10Cette discussion du système inférentiel abélardien des propositions modales comprend un autre point notable, à savoir la volonté de l’autrice de nuancer les évaluations négatives qui ont été portées sur ce système par le passé (notamment par Simo Knuuttila et P. Thom ; p. 168), sans pour autant nier ses insuffisances lorsqu’elles existent. En particulier, I. Binini estime qu’une simple relation d’équipollence (comitatio) existe entre les propositions modales de rebus, et non pas une relation de consécution (consequentia) Selon l’autrice, cela est le résultat du refus d’Abélard d’établir une relation d’inter-définissabilité entre le possible et le nécessaire, une thèse centrale qu’elle étaye et développe dans la troisième partie de l’ouvrage. Enfin, le chapitre 7 examine une complexification de la logique modale par extension, en l’occurrence la logique des propositions modales contenant des qualifications temporelles, comme la proposition « il est possible à Socrate d’être assis quand (dum) il est un homme ». Ces propositions sont dites « déterminées » ou « composées », par oppositions aux propositions dites « simples ». Les qualifications temporelles en question sont celles introduites par des adverbes temporels comme dum, cum, quando, quamdiu, quotiens, ou omni tempore. Ces qualifications sont étendues aux qualifications spatiales (ubi) et aux qualifications exclusives (solum, tantum), c’est-à-dire à une quantité non négligeable de ce qui est appelé dans la logique médiévale les syncatégorèmes.
11La troisième partie de l’ouvrage, de nature philosophique, traite de la métaphysique et de l’épistémologie des modalités selon Abélard. Elle examine le statut des natures (naturae rerum) dans la définition des modalités (chapitre 8), les différents sens du possible (chapitre 9) et ceux du nécessaire (chapitre 10). Dans le chapitre 8, l’autrice défend l’idée que le possible et le nécessaire sont des concepts primitifs : le concept de possible ne peut être réduit à celui de nécessaire, et inversement (p. 203). Tous deux sont définis par l’intermédiaire du concept de natura rerum : est possible ce qui est compatible avec la nature d’une chose et est nécessaire ce qui est requis par cette nature (p. 205). Selon l’autrice, la définition du possible, celle de l’impossible (comme la négation du possible) et celle du nécessaire constituent de ce fait le cœur de ce qu’elle nomme « une sémantique modale fondée sur la nature » (« nature-based modal semantics », p. 205). Abélard serait le premier à proposer une théorisation systématique de ce concept de nature en logique modale. Les natures sont conceptuellement antérieures aux modalités (p. 212). Elles sont les fondements métaphysiques et les sources épistémiques des vérités modales (p. 214). Enfin, Elles sont également des entités qui appartiennent au monde actuel (ce sont les individus existant eux-mêmes, dans leurs traits essentiels). En ce sens, la sémantique abélardienne des modalités ne peut pas être rapprochée de la sémantique des mondes possibles (p. 215), qui se fonde sur le recours à des situations contrefactuelles, contrairement à ce qui a pu être soutenu par Hermann Weidemann ou par S. Knuuttila (p. 220). Selon l’autrice, qui suit en cela l’analyse proposée par John Marenbon, Abélard défend une position proche de l’« actualisme dur » (« hardcore actualism », p. 218).
12Venons-en au second élément crucial de cette sémantique modale, à savoir le statut des propria, ces propriétés qu’une espèce a en propre, comme la capacité de rire pour l’homme. Abélard soutient que les propria sont, en un sens bien particulier, séparables de leur substance et, donc, ne sont pas des propriétés essentielles de cette substance (p. 225). Pour établir cette idée, Abélard est contraint de distinguer deux sens du terme « nécessaire », l’un strict, dans lequel est nécessaire ce qui est actualisé en toute situation possible, l’un moins strict, dans lequel est nécessaire quelque chose qui n’est pas actualisé en toute situation possible, comme la capacité de rire pour l’homme ou le fait d’être coloré pour un corps (p. 226-227). Il est difficile de comprendre pourquoi l’autrice ne tire pas parti de cette fine analyse pour conclure qu’Abélard distingue nettement le nécessaire de l’essentiel, donc qu’il se rapproche des logiques essentialistes développées récemment par des néo-aristotéliciens comme Kit Fine ou Jonathan Lowe. La comparaison avec la sémantique des mondes possibles aurait été invalidée ipso facto. On pourra ainsi regretter que l’autrice n’ait pas poursuivi sa réflexion jusqu’à son terme, en proposant une analyse détaillée de la nature du rapport entre une nature et les propria d’une chose. Cela lui aurait permis d’éclairer la notion de conséquence logique, qui est présupposée comme donnée tout au long de l’ouvrage, alors qu’elle est peut-être inter-définissable avec celle de nature.
13Les deux derniers chapitres s’arrêtent plus particulièrement sur les deux termes de « possible » et de « nécessaire ». Ils dérivent les conséquences que l’on peut tirer de la définition des modalités en termes de nature : les possibles inactualisables sont concevables, leur inactualisation provenant non pas de leurs propriétés constitutives mais d’entraves extrinsèques, issues de conditions de réalisation qui n’ont pas été réunies ou ne pouvaient pas l’être (p. 230-231). De cette interprétation découle le fait que le concept abélardien de possible est parfaitement cohérent, contrairement à ce qui a pu être affirmé (p. 233) : la sémantique abélardienne des modalités peut être actualiste et pourtant admettre des possibles jamais réalisés, tout comme elle peut également admettre que le présent est contingent et même que le passé l’est aussi (p. 261). Abélard est moins cohérent dans son analyse de la modalité du nécessaire car il reprend différentes caractérisations traditionnelles de ce terme, alors même qu’elles ne sont pas nécessairement compatibles les unes avec les autres. Cette faiblesse apparaît notamment dans un examen détaillé de la solution abélardienne à la question des futurs contingents, examen proliférant sur lequel l’ouvrage se clôt.
14En définitive, cet ouvrage représente une analyse de la logique modale d’Abélard qui fera date. Il se distingue par sa clarté et par son approche méthodique et scrupuleuse. On saluera en particulier la détermination de l’autrice d’affronter tous les problèmes exégétiques soulevés par les textes et sa conviction que cette logique ne prend pleinement son sens que si elle est replacée dans son contexte historique. On pourra regretter que l’autrice n’ait pas pris davantage de risques à philosopher et à tirer pleinement parti de l’actualisme abélardien pour caractériser sa logique modale comme étant une logique essentialiste, qui refuse de réduire l’essentiel à la simple nécessité. Cela rattache Abélard de plein droit à la tradition aristotélicienne, tout en fondant pourtant la logique modale sur la théorie des conséquences.
Pour citer cet article
Référence papier
Magali Roques, « Irene Binini, Possibility and Necessity in the Time of Peter Abelard », Cahiers de civilisation médiévale, 267 | 2024, 471-474.
Référence électronique
Magali Roques, « Irene Binini, Possibility and Necessity in the Time of Peter Abelard », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 267 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/19657 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12e6x
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