Laurence Terrier Aliferis, Questions de mobilités au début de la période gothique. Circulation des artistes ou carnets de modèles ?
Laurence Terrier Aliferis, Questions de mobilités au début de la période gothique. Circulation des artistes ou carnets de modèles ?, Turnhout, Brepols (Répertoire iconographique de la littérature du Moyen Âge. Les études du Rilma, 11), 2020, 164 p.
Texte intégral
1Avec ce nouvel ouvrage, Laurence Terrier Aliferis propose de revenir utilement sur une question centrale en histoire de l’art, et plus encore en histoire de l’art médiéval dont la production est majoritairement anonyme et très rarement documentée : celle des mobilités.
2Cette question des mobilités artistiques au Moyen Âge – celles des artistes, des œuvres facilement transportables et d’éventuels médias aptes à diffuser les formes, les techniques et les innovations iconographiques – n’est bien sûr pas nouvelle et est même depuis les années 90 au cœur des préoccupations des historiens de l’art, surtout en ce qui concerne l’usage supposé de modèles graphiques, voire tridimensionnels. L’approche de cette question cruciale ne se fait cependant le plus souvent que de façon ponctuelle, à propos d’une œuvre donnée, et sans que soient systématiquement envisagées les diverses voies de transmission possibles.
3En se focalisant sur les débuts de l’art gothique, une période bien connue de l’auteure, cette dernière s’attache à examiner à travers quatre axes diverses thématiques liées aux mobilités des hommes et des œuvres, non sans être revenue au préalable sur ce que comprend cette notion.
4Dans le premier chapitre intitulé « Ampleur des transferts artistiques », L. Terrier Aliferis considère pour commencer le cas des citations ponctuelles d’œuvres contemporaines parfois très éloignées les unes des autres, qui induisent, comme en littérature, non pas la simple répétition, mais l’adaptation, le réagencement et donc une nouvelle création distincte a fortiori de l’œuvre source. Par l’évocation du modèle, l’origine d’un artiste peut ainsi être retrouvée, à l’instar du deuxième enlumineur du Psautier d’Ingeburge du fait des très étroites parentés relevées entre les miniatures de l’ouvrage et la sculpture de la façade occidentale de la cathédrale de Laon. Les réseaux de circulation des architectes, sculpteurs, peintres et orfèvres, sans doute plus denses à travers l’Europe occidentale qu’on ne l’imagine souvent, sont envisagés à la suite, puisqu’au gré de ces déplacements, d’allers et retours, formes, styles et savoir-faire de toutes sortes se diffusèrent. Parmi d’autres abordés ici, le cas du chantier de Saint-Denis, sur lequel Suger a fait venir, selon ses propres termes, des maîtres de différentes nations, est bien sûr particulièrement éclairant. Mais c’est surtout un axe encore peu exploité qui retient notre attention : l’appréhension de la circulation artistique à partir de spécificités iconographiques afin de comprendre les modalités de leur diffusion et, partant, les vecteurs des transmissions formelles. À titre d’exemples, deux études de cas sont développées ici : la Fuite en Égypte, publiée antérieurement par l’auteure, et la Cène à quatorze, inédite.
5Dans le deuxième chapitre, L. Terrier Aliferis propose de reconstituer les déplacements de trois artistes des années 1200 dont nous sont parvenues des œuvres signées : Nicolas de Verdun, Hugues d’Oignies et Villard de Honnecourt. À partir des œuvres conservées et de divers instruments présentés en ouverture du chapitre, notamment la carte de Peutinger connue par une copie médiévale réalisée justement autour de 1200, l’auteur envisage les itinéraires possibles des artistes, en supposant les lieux traversés et en évaluant les temps de parcours. Ainsi, après une formation dans la région de la Meuse, l’orfèvre Nicolas de Verdun a fort probablement séjourné à Reims, avant de passer par Montier-en-Der (où il aurait pu participer au reliquaire de saint Berchaire), Metz, Strasbourg et Spire, pour rejoindre, via le Rhin et le Danube, Klosterneuburg autour de 1170. Après l’exécution de son retable achevé en 1181, N. de Verdun dut reprendre la route en direction de Cologne afin d’exécuter la châsse des rois mages que tout invite à lui attribuer et, possiblement, celles de saint Annon et de saint Albin. En 1205, l’orfèvre atteint sa dernière destination, Tournai, où il put se rendre par la vallée de la Meuse (via Liège, Huy, Namur) afin d’achever le reliquaire de la cathédrale Notre-Dame. La méthode suivie porte ses fruits puisque même hypothétique, cet itinéraire retracé carte à l’appui permet non seulement de prendre conscience des distances parcourues, des temps de déplacements somme toute très modérés, et surtout des contrées traversées où l’artiste put puiser son inspiration, travailler, mais aussi laisser dans son sillage le souvenir pérenne de son œuvre dont on peut mesurer l’impact.
6Les déplacements des artisans sont à nouveau abordés dans le troisième chapitre à la lumière d’une nouvelle étude stylistique du Portail royal de la cathédrale de Chartres et d’autres portails qui lui sont généralement associés par la recherche (Étampes, Saint-Denis, Bourges, etc.). L. Terrier Aliferis confirme par là la participation sur le chantier chartrain de plusieurs sculpteurs d’origines diverses. Elle reprend aussi en profondeur les liens d’ascendance et de descendance qui relient les différents membres reconnus du groupe chartrain, en s’interrogeant à son tour sur la question épineuse du sens des déplacements. Pour ce faire, la chercheuse s’est intéressée aux « éléments–cadres des statues » que sont les socles et les dais auxquels on ne prête le plus souvent pas attention. C’est pourtant l’étude des dais d’Étampes qui lui a permis de corroborer de manière convaincante l’hypothèse de l’antériorité de ce chantier sur Chartres, alors que celle inverse était la plus souvent avancée. Ainsi a-t-elle pu déterminer que le maître d’Étampes arriva certainement à Chartres le premier, avec ses manières propres, notamment celle de tailler dans le même bloc statue-colonne et dais. Très vite cependant, la confrontation avec d’autres artisans présents sur le chantier lui a fait abandonner cette formule au profit de dais indépendants. Tout au long de l’étude, efficacement illustrée comme l’ensemble de l’ouvrage, sont bien montrés les mécanismes d’émulation et de stimulation dont furent acteurs les sculpteurs : différemment formés, tous apportèrent leur savoir-faire et repartirent vers d’autres horizons, enrichis de celui des autres au point de modifier profondément le décor sculpté aux portes des églises. Cette approche et ses résultats confirment la nécessité, pour les études sur la sculpture comme pour celles qui concernent d’autres domaines artistiques, d’élargir autant que possible son approche en ne considérant pas le seul objet, mais bien tout son environnement et tous ses aspects, stylistiques, iconographiques et matériels.
7Le quatrième et dernier chapitre est quant à lui consacré aux carnets de modèles, dont l’usage est supposé comme vecteur de diffusion artistique mais n’est pas formellement attesté pour le Moyen Âge. Après un rapide mais utile bilan historiographique sur le sujet, et après avoir rejeté sans doute trop catégoriquement l’usage des modèles tridimensionnels pourtant bien attestés pour la fin du Moyen Âge, L. Terrier Aliferis reprend tour à tour, et pour la période considérée (1150-1250), l’analyse des livres de modèles identifiés comme tels par Robert W. Scheller dans son ouvrage (Exemplum : Model-Book Drawings and the Practice of Artistic Transmission in the Middle Ages [ca. 900 – ca. 1450], Amsterdam, Amsterdam University Press, 1995). Le carnet de Wolfenbüttel (Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 61.2 Aug. 4°) tout d’abord fait l’objet d’un assez long développement et d’une reconstitution inédite de l’organisation initiale de ses feuillets. Puis un point est fait sur trois feuillets issus d’un recueil perdu conservé à Fribourg-en-Brisgau (Augustinermuseum, inv. n° G 23/1 a-c) et sur deux autres réalisés dans des contrées plus méridionales (Rome, Bibliothèque apostolique vaticane, Vat. Lat. 1976). L’album de Villard de Honnecourt, dont il a déjà été question dans le deuxième chapitre, fait bien entendu partie du lot, ainsi qu’un curieux bestiaire (Cambridge, Harvard University Houghton Library, ms. Typ 101) dont les miniatures destinées à illustrer le texte n’ont pas été peintes, mais sont précédées d’un recueil d’images souvent considéré comme un prototype à l’usage d’un atelier, en vue d’une reproduction en série. Comme le souligne l’auteure, ce « catalogue » donne à voir des réalités très différentes, chaque opus présentant des particularités bien spécifiques. Et à considérer un corpus élargi à tout le Moyen Âge – celui adopté par R. Scheller compte trente-quatre occurrences – le constat reste le même : les dessins médiévaux ont eu de multiples fonctions (notes personnelles, propositions à destination du commanditaire, collection de motifs, exercices de la main) et peu au fond, parmi le panel conservé, semblent avoir véritablement servi de vecteur de transmission entre l’œuvre originale – le modèle – et sa copie, si l’on considère cette seule définition trop restrictive, nous semble-t-il, du carnet de modèles. Car si l’on n’a en effet pas trace de ces carnets de modèles par destination, c’est-à-dire spécifiquement conçus pour la transmission et la diffusion des formes et des motifs à longue distance, les carnets de notes, auxquels on peut assez sûrement identifier celui de Villard de Honnecourt comme le souligne également L. Terrier, ont de fait très certainement aussi joué ce rôle, au moins pour l’artiste lui-même qui en notant et en dessinant ce qu’il voyait a pu s’en servir comme modèle pour ses propres créations par la suite. La pratique paraît avoir perduré dans le temps comme l’a bien montré le récent colloque de Strasbourg consacré à ces objets (Carnets de notes, carnets de références, musées de papier. Regards croisés sur la culture visuelle des artistes et le processus de création du Moyen Âge à nos jours, colloque international, Université de Strasbourg, 23-25 mars 2022). Il est en effet frappant de constater que la démarche des artistes reste assez semblable quelle que soit la période : rassembler sur des feuillets, reliés ou non, des images qui les séduisent, interpellent, intéressent à un titre ou à un autre et dont ils souhaitent conserver la trace à des fins documentaires ou dans l’idée de les réutiliser, au moins partiellement. Ainsi l’analogie entre un carnet d’un architecte alsacien du xixe siècle et celui de Villard est-elle particulièrement frappante, tant ils sont comparables par leur éclectisme et leurs dessins disposés à touche-touche sur la page, parfois même dans des sens différents et sans ordre apparent.
8Ce livre consacré aux mobilités artistiques au début de la période gothique, et dont la problématique pourrait a priori attendre des réponses simples et un peu rebattues, évite pourtant l’écueil d’une simple synthèse en réabordant ces questions à partir d’exemples précis. La méticulosité de leur analyse et les nouvelles voies d’exploration qui sont proposées ici pour mieux les démêler, et ainsi mieux les envisager, permettront à n’en pas douter de relancer la réflexion du lecteur.
Pour citer cet article
Référence électronique
Denise Borlée, « Laurence Terrier Aliferis, Questions de mobilités au début de la période gothique. Circulation des artistes ou carnets de modèles ? », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 267 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/19262 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12e6t
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