Jean-Claude Schmitt, Le cloître des ombres
Jean-Claude Schmitt, Le cloître des ombres, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 2021, 480 p.
Texte intégral
1Au cœur du livre comme à son point de départ figure un texte hors du commun à plusieurs titres : le Liber revelationum ou « Livre des révélations » de Richalm de Schöntal. Composé vers 1219 au monastère cistercien de Schöntal, ce texte latin est longtemps resté inaperçu des historiens avant que le philologue allemand Paul Gerhard Schmidt en établisse récemment (2009) une édition critique dans sa langue originale ; une édition dont l’auteur du présent ouvrage non seulement fait son miel mais propose également une traduction française, en collaboration avec Gisèle Besson. Attribuée un peu vite et par commodité au seul Richalm, abbé du monastère cistercien de Schöntal, l’œuvre présente l’originalité d’associer en réalité plusieurs « auteurs », en particulier un mystérieux frère N., tout autant disciple, confident et scribe du précédent. Prenant très à cœur son rôle de « secrétaire », ce dernier a exercé une veille attentive sur le devenir de « son » texte, au point d’ajouter à celui-ci (des chapitres 163 à 173) une vigoureuse critique d’une autre version clandestine et non autorisée du même texte circulant à l’intérieur du monastère. Son acribie est si forte qu’elle le conduit – cas peut-être « unique dans la littérature médiévale » (p. 53) – à livrer, au fil de ses corrections rageuses, un doublon dénaturé de son propre texte. L’autre singularité majeure du Liber revelationum réside dans son sujet de préoccupation essentiel : l’omniprésence des esprits bons mais aussi et surtout mauvais qui hantent, selon l’abbé de Schöntal, son propre monastère. Plus encore que Richalm et son disciple ou que les moines de la communauté, ce sont bien les démons, en effet, qui constituent les « véritables héros de l’ouvrage » (p. 15). L’auteur se donne ainsi pour objectif principal de mieux comprendre, dans une perspective à la fois historique et anthropologique, les raisons d’être et d’agir de ces créatures imaginaires supposées harceler une communauté monastique isolée dans l’Allemagne profonde du début du xiiie siècle.
2L’ouvrage s’organise en deux parties bien distinctes : la première (p. 23-143) s’apparente à une ample introduction qui vise à présenter et contextualiser le texte de référence. Intitulée « l’obsession des démons », la deuxième (p. 145-273) s’empare véritablement de son sujet en proposant une fascinante exploration, sous l’angle de l’anthropologie sociale et culturelle, de ces entités angéliques, à la fois bonnes et mauvaises, qui accompagnent en tout lieu et à tout moment les moines cisterciens de l’abbaye de Schöntal ; une sorte d’univers parallèle qui vient redoubler, et même, d’une certaine façon, « augmenter » la réalité quotidienne d’une société close sur elle-même où tout le monde se connaît, se voit, prie, chante et se surveille.
3Pour appréhender ce texte difficile et à bien des égards inclassable, l’ouvrage progresse de manière très claire et érudite, en commençant par présenter le Liber revelationum du point de vue de son genre (de type plutôt dialogique), de son contenu (« l’emprise des bons et des mauvais esprits sur la vie quotidienne des moines ») et de son élaboration par ses « auteurs » au pluriel, de Richalm au frère N., sans oublier les démons eux-mêmes qui s’invitent volontiers dans leur entretien, à travers des sons plus ou moins articulés, donnant parfois « l’impression d’un échange à trois, ou davantage ! » (p. 45). Vient ensuite la présentation du cadre géographique et matériel dans lequel se déroule cet étrange dialogue entre deux moines harcelés par la voix des démons. Prenant son lecteur par la main, l’auteur propose une sorte de visite guidée, un « tour du propriétaire » (p. 75), de l’ancienne abbaye implantée aux confins du Wurtemberg et de la Franconie. Cette visite apparaît très largement virtuelle dans la mesure où il ne subsiste rien ou presque du monastère de l’époque de Richalm. Loin d’être gratuite, une telle mise en situation se révèle d’autant plus nécessaire et suggestive qu’elle annonce et prépare l’histoire d’un véritable huis clos entre les démons et les moines. L’auteur, qui ne s’interdit pas de faire de nombreux clins d’œil à l’actualité, tient à rappeler que « Richalm et ses frères mènent une vie très confinée, serrés les uns contre les autres dans la compagnie oppressante des démons » (p. 83). Il est par ailleurs d’autant plus important de bien connaître l’espace et le rapport spécifique au temps de l’abbaye de Schöntal que les démons – et c’est bien là aussi l’une des caractéristiques remarquables de l’expérience démoniaque de Richalm et de ses frères – opèrent à l’intérieur des murs, s’infiltrant jusqu’au cœur de l’activité monastique. Les démons de Richalm ne fréquentent pas seulement, en effet, les cimetières ou encore les latrines – voies traditionnelles d’accès au monastère pour les esprits impurs – mais aussi le dortoir, le réfectoire, le cloître et même le chœur de l’abbatiale où les moines chantent et célèbrent le mystère de l’eucharistie, dans sa version la plus sacrée puisqu’impliquant le miracle de la transsubstantiation. C’est bien tout le monastère, semble-t-il, jusque dans ses parties les plus secrètes et les mieux protégées spirituellement, qui se trouve livré à l’insistante oppression des démons. Après avoir visité les murs, le lecteur découvre de plus près la communauté monastique elle-même, forte de 30 à 40 individus auxquels il faudrait ajouter, d’une certaine façon, les morts dont la présence – au moins dans l’imaginaire des vivants – est encore très présente, comme le souligne notamment l’importante proportion d’apparitions de revenants dans l’expérience rapportée de Richalm (au moins 15 sur un groupe de 30 à 40 membres vivants…). Voir les frères défunts et en recevoir l’instruction au sujet des peines endurées dans l’au-delà n’est pas donné à tout le monde et, là encore, l’abbé Richalm se pose en médiateur privilégié de sa communauté avec les morts.
4Lire et analyser le Liber revelationum, c’est aussi s’approcher au plus près des corps des moines, assujettis à une discipline rigoureuse et précise qui s’applique aussi bien aux gestes, aux manières de se déplacer que de se tenir à table. Dans un dernier chapitre de présentation, l’auteur s’intéresse à cette « discipline des corps » que les démons s’ingénient à perturber en toute occasion, depuis la prière dans les stalles jusqu’à la tonsure des moines. De manière paradoxale, l’auteur suggère, sur la base des expériences subjectives de l’abbé Richalm, que « les exigences spirituelles » propres au monachisme « exacerbent » chez les moines « le sentiment qu’ils ont bien un corps, non seulement soumis aux contraintes du travail manuel, mais sensible au goût de la nourriture et de la boisson et cédant à la gourmandise, voire à d’autres vices » (p. 130). Plus que d’autres dans la société médiévale, le moine est à l’écoute de son corps, de ses souffrances mais aussi de ses désirs. Les démons peuvent alors jouer le rôle d’exhausteurs de goût ou de sensualité mémorielle, comme lorsque Richalm se retrouve, au beau milieu de sa prière, ramené « au souvenir délicieux d’un bon petit pain chaud consommé deux jours plus tôt » (p. 133).
5Dans une seconde partie, l’auteur aborde plus particulièrement la question centrale des relations apparemment intenses, vécues au quotidien, de Richalm et de ses frères avec une foule d’entités célestes et autres esprits, plus particulièrement les démons promus au rang de « héros » de cette étude. Un premier chapitre rend compte des nombreuses visions célestes dont l’abbé Richalm a pu bénéficier de la part des saints, de la Vierge Marie, voire du Christ lui-même. Ces apparitions d’origine divine peuvent se produire n’importe où, à l’intérieur ou à l’extérieur du monastère et jusque dans les lieux les plus inattendus, comme cette image de la Vierge qui surgit à l’improviste au fond d’une coupe de vin à la manière antique d’une face de gorgone au creux d’un vase grec (p. 157) ! L’auteur met en valeur la dépendance fréquente de l’image visionnaire à l’égard des images matérielles (enseignes de pèlerinage, peintures murales, etc.) pourtant peu valorisées en principe par la spiritualité cistercienne. Le témoignage du Liber revelationum révèle ici l’emprise précoce, dès le début du xiiie siècle, de la peinture sur les représentations mentales de type visionnaire.
6Les trois derniers chapitres (6, 7 et 8) nous introduisent au cœur de ce qui fait le sel et l’originalité de ce Liber revelationum, c’est-à-dire l’omniprésence des esprits, bénéfiques ou maléfiques, qui suivent les moines comme leur ombre. En fait d’esprits, ce sont surtout les démons qui préoccupent et tourmentent Richalm et ses moines : sept fois plus nombreux que les bons anges, les « mauvais esprits » se distinguent d’abord par leur nombre et leur agressivité. Cette abondance ne nuit pas nécessairement à la réputation du monastère de Schöntal, bien au contraire : c’est aussi à l’importance de l’agression des démons que se mesure encore la sainteté d’un lieu. Par ailleurs, l’inquiétante souveraineté de Satan appelée à se déployer avec éclat dans l’imaginaire de la fin du Moyen Âge n’est pas encore à l’ordre du jour en ce premier tiers du xiiie siècle. Voir le diable ne caractérise pas vraiment l’expérience d’un potentiel candidat à la sainteté comme l’était probablement l’abbé de Schöntal dans la perspective du Liber revelationum. Sans être tout à fait le seul à les voir et surtout à les entendre – car les démons sont ici avant tout d’incorrigibles bavards qui viennent sans cesse enfreindre la règle du silence en vigueur dans l’enceinte du monastère – l’abbé de Schöntal se révèle le plus réceptif à leur incessant verbiage. Car Richalm, s’il a parfois des visions, entend surtout des sons, depuis de simples bruits plus ou moins informes (borborygmes, soupirs, etc.) jusqu’à des voix très élaborées, certains démons parmi les plus subtils se révélant capables de s’exprimer dans un excellent latin appris à l’école (p. 206). La majorité de leur prise de parole relève cependant de l’injonction brève destinée aux moines : « Va, sors ! » ou « Aie de la haine ». Le charisme de l’abbé de Schöntal ne consiste alors pas seulement à entendre ou à subir ce bruitage permanent orchestré par les démons, mais encore et surtout à lui donner la forme d’un langage compréhensible. En définitive, Richalm s’impose surtout comme un interprète des démons : loin de le rendre suspect, cette aptitude singulière qui n’est pas sans évoquer celle du clerc exorciste (l’efficacité du signe de croix pour neutraliser les démons est d’ailleurs soulignée par le Liber revelationum) lui confère un réel pouvoir, une forme de lucidité sur les manigances des démons qui se plaignent d’être ainsi percés à jour : l’abbé cistercien surprend aussi les démons à « pleurer très amèrement » du fait de se savoir mis sur écoute. Il est ainsi permis de se demander si le Liber revelationum ne participe pas d’une « sorte de science expérimentale des démons » à l’usage interne d’une communauté monastique. L’auteur n’écarte pas la possibilité de faire un bout de chemin avec la psychanalyse ou l’anthropologie structurale, mais c’est d’abord en historien qu’il lui importe de conclure, en rappelant l’importance de la mise en situation culturelle et historique particulière d’un document aussi exceptionnel que le Liber revelationum. Avant d’être le fruit d’une pathologie individuelle ou collective, le monde parallèle des démons est d’abord pensé et vécu par les moines comme une projection symétriquement inversée de leur propre univers : c’est ainsi que les démons ont aussi leur évêque, leur abbé…
7De La Raison des gestes dans l’Occident médiéval (1990) à l’histoire des rythmes au Moyen Âge (2016), en passant par celle des revenants (1994), du corps, y compris celui des images (Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard [Le Temps des images, 13], 2002), J.-Cl. Schmitt a construit une œuvre dense et cohérente, forte de principes méthodologiques et historiographiques mûrement réfléchis. Ce dernier opus ne déroge pas à ces principes et recoupe, à travers l’examen attentif d’un seul document émanant d’un monastère cistercien, nombre des thèmes d’études depuis longtemps privilégiés par l’auteur. Ce dernier livre ici un exercice remarquable de micro-analyse historique appliqué à un texte singulier examiné sous toutes ses facettes. Compte tenu de son importance, il était légitime d’en proposer une traduction française (p. 275-450), manière utile de mieux en faire apprécier – car tel est aussi le but avoué de ce livre – la saveur d’une source unique en son genre, si riche elle-même en données sensorielles, que l’historien peut « rêver de la presser comme un fruit mûr pour ne rien laisser perdre de son suc » (p. 11). Par-delà son sujet proche d’une phénoménologie de la présence démoniaque au couvent, c’est aussi cette gourmandise pour la chair manuscrite qui fait de ce cloître des ombres le livre paradoxalement le plus sensible de Jean-Claude Schmitt.
Pour citer cet article
Référence électronique
Franck Mercier, « Jean-Claude Schmitt, Le cloître des ombres », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 267 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/19252 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12e6s
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