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Comptes rendus – Supplément numérique

La Mort le roi Artu. Roman du xiiie siècle, Jean Frappier (éd.), Patrick Moran (trad.)

Mireille Demaules
Référence(s) :

La Mort le roi Artu. Roman du xiiie siècle, Jean Frappier (éd.), Patrick Moran (trad.), Genève, Droz (Texte courant, 14), 2021, 712 p.

Texte intégral

1Puisant dans le fonds précieux de la collection « Textes Littéraires Français », les éditions Droz publient dans la collection « Texte courant », en un volume, l’édition de La Mort le roi Artu de Jean Frappier, parue initialement en 1936, puis dans une version abrégée en 1964, accompagnée pour la présente édition d’une introduction et d’une traduction de Patrick Moran, dont les travaux récents sur la littérature cyclique arthurienne garantissent une actualisation savante et précise des connaissances sur le contexte d’émergence de l’œuvre. Le volume, très complet, se compose d’une introduction de 82 pages, d’une bibliographie indicative de 12 pages, de l’édition de l’œuvre figurant sur la page de droite et de la traduction sur celle de gauche, enfin d’une reproduction d’une liste restreinte des variantes, d’un index des noms propres et d’un glossaire, empruntés à l’édition de 1964.

2Après avoir donné une analyse très utile de l’œuvre, la volumineuse introduction replace de manière habile La Mort le roi Artu dans la littérature arthurienne du début du xiiie siècle. Le roman est tout d’abord situé dans le Cycle Vulgate, dont il constitue la clôture en relatant la chute du royaume d’Arthur après l’accomplissement des aventures du Graal. Il est ensuite discuté du « cas épineux » de l’attribution à Gautier Map (né vers 1130-1135 et mort entre 1209-1210), auteur revendiqué de l’œuvre, ainsi que du Lancelot en prose et de la Queste del Saint Graal. Si l’on suit la datation traditionnellement admise du Cycle Vulgate, qui aurait été écrit vers 1220-1230, Gautier Map ne saurait en être l’auteur. Toutefois des recherches plus récentes ont argumenté en faveur d’une datation plus haute de ce cycle, située vers 1200-1210, ce qui remet en jeu l’attribution pseudonymique. Après avoir discuté la datation, l’auteur examine les indications géographiques qui pourraient plaider en faveur de l’attribution à Gautier Map. Or, celles-ci révèlent une connaissance approximative de la géographie britannique, et laissent plutôt supposer un auteur d’origine continentale (dans un triangle constitué de la Flandre, de la Champagne et de la Franche-Comté). On peut dès lors conclure que l’attribution à Gautier Map, clerc gallois renommé, aurait conféré une autorité au cycle dans la tradition arthurienne, dont la transmission a été majoritairement l’affaire de clercs. Précisant l’inscription de la Mort Artu dans le contexte arthurien du début du xiiie siècle, l’auteur définit la prose de ce roman par rapport à la tradition du roman en vers, issu de l’œuvre de Chrétien de Troyes, et par rapport aux premiers romans en prose. Plus ample que le récit en vers, la prose permet de développer des romans choraux et non plus des fictions centrées sur un parcours chevaleresque individuel comme dans le roman arthurien versifié. Toutefois, la Mort Artu relève du roman en prose de seconde génération, car elle resserre les aventures autour de ses deux co-protagonistes que sont Arthur et Lancelot, revenant à un format épisodique relativement court, centré sur la mort du roi et l’effondrement de son royaume. Si les romans de Chrétien et de ses épigones situaient toutes les aventures dans une parenthèse hors-temps, les romans en prose au contraire donnent au cadre arthurien une caducité historique qui met en lumière les thèmes du déclin, de la fin du royaume et des héros. La Mort Artu est tout entière sortie de cette préoccupation historiciste. À l’intérieur du Cycle Vulgate, la Queste et la Mort Artu offrent une double clôture : l’une (la Queste) par une sortie du monde terrestre et l’achèvement de toutes les aventures, l’autre (la Mort Artu) par une fin du monde arthurien. À la différence de la Queste qui remplaçait Lancelot par son fils, Galaad, comme meilleur chevalier du monde, la Mort Artu réinsère Lancelot dans l’histoire du règne d’Arthur et l’érige en co-protagoniste de l’histoire, ce qui permet à la fois de clore le cycle consacré à Lancelot et de relater la fin d’Arthur et de son royaume. L’inscription du roman dans la tradition arthurienne s’achève par un examen de sa postérité. Il en ressort que la Mort Artu donne la version définitive de la fin du roi, qui fera autorité jusqu’au xve siècle, avec, notamment dans le domaine anglophone, Le Morte Darthur (1485) de Thomas Malory. L’étude subséquente des sources est habilement centrée sur le thème de la mort du roi, dont P. Moran suit la longue tradition, afin de mettre en lumière les innovations du roman. Il faut remonter au xe siècle, avec les Annales Cambriae, pour voir apparaître dans le récit de l’an 537 après J. C. un certain Medraut, dont il est dit qu’il périt avec Arthur lors de la bataille de Camlann, sans qu’il soit précisé s’il est son fils et s’ils se sont entretués. À partir de cette donnée fondamentale, à savoir que Medraut est présent au moment de la mort d’Arthur, le récit de cette mort connaîtra une série d’amplifications, et de modifications des circonstances. Geoffroy de Monmouth, dans l’Historia regum Britanniae, rédigée au plus tard en 1138, construit le personnage de Modredus, inséré dans le lignage royal (il est le fils du roi Loth d’Orcanie, frère de Gauvain et neveu d’Arthur par sa mère) et le dote d’une biographie qui le fait devenir régent du royaume lorsqu’Arthur part sur le continent pour combattre les Romains, puis usurpateur du trône et enfin séducteur de la femme du roi qui trahit son époux. Après plusieurs affrontements, le roi et Mordret s’affrontent en Cornouailles, dans la bataille de Camblan. Mordret périt, mais Arthur, grièvement blessé, est emmené en Avalon pour y être soigné. Son successeur Constantin, fils du duc de Cornouailles, pourchasse et tue les deux fils de Mordret, qui tentaient de s’emparer de Londres et de Winchester. Ainsi est définitivement fixé le cadre de la mort du roi et de la chute de son royaume. Avant d’analyser dans le détail la réécriture de cet épisode par la Mort Artu, l’auteur en étudie la version donnée par le Didot-Perceval (vers 1200), qui reprend fidèlement les données de Geoffroy de Monmouth et qui a peut-être servi de modèle à notre roman. Pourtant celui-ci procède différemment, en inscrivant les données de l’historiographie dans l’histoire fictive élaborée antérieurement dans le Cycle Vulgate, ce qui bouleverse non pas tant les événements et les lieux que la construction des personnages et le système de leurs relations. Ainsi, la présence de Lancelot du Lac dans l’univers fictionnel change tout. Il serait invraisemblable que la reine se laisse séduire par Mordret, en raison de la fin’amor qui la lie à Lancelot depuis le début du cycle. Le personnage de Lancelot, construit pour être fidèle à Guenièvre et à Arthur, ne peut pas prendre la place du traître. Celle-ci est bien occupée par Mordret, qui, dans le Cycle Vulgate, de neveu maléfique, devient le fils incestueux d’Arthur. Ce thème de la relation oncle-neveu dissimulant une conception du fils incestueux avec la sœur est développé à la même époque dans la légende de Charlemagne, donné pour le père de Roland. Comparant ces deux personnages de fils incestueux, l’un « à vocation sacrificielle » (Roland), l’autre « à vocation satanique » (Mordret), P. Moran conclut que ce thème récurrent chez les auteurs de l’époque courtoise donne toute son énergie expressive aux questions de la filiation et de la succession dans notre roman. Le personnage d’Arthur acquiert une complexité qu’il n’a pas dans l’historiographie. Roi sans héritier légitime, il multiplie dans l’espace romanesque les figures de fils symboliques à travers les personnages de Gauvain, Mordret, et Lancelot, seul digne d’hériter d’Excalibur. Ainsi l’étude de l’historique des éléments constitutifs de la mort du roi débouche sur une interprétation passionnante des innovations romanesques, en particulier du système des personnages qui oppose et lie Arthur, Lancelot et Mordret, lequel sert de « reflet sombre à Arthur », enfant né sans père, et de « jumeau maléfique à Lancelot », que toutes ses vertus empêchent de prendre la place d’Arthur. En raison de son insertion dans le Cycle Vulgate, la Mort Artu ne peut se contenter de relater la mort du roi et la chute de son royaume. Il lui faut dépeindre le monde après la Queste, donner une fin à l’adultère de Guenièvre et de Lancelot, et clore la biographie de ce héros. Cette diversité thématique, apportée par les données fictionnelles du cycle, engendre une complexité de la composition, terme qu’il faut entendre selon le sens donné par Michel Charles (Composition, Paris, Le Seuil [Poétique], 2018), comme « un assemblage de parties et de séquences qui s’articulent de manière dynamique au fil de la lecture ». L’auteur dégage ainsi trois parties dans le roman, dont il examine le rôle dans la dynamique narrative orientée vers l’effet de clôture. La première, nommée « le roman d’Escalot », tourne autour du personnage de la demoiselle d’Escalot, dont la nécessité thématique est finement dégagée, ce personnage servant à révéler la mort des idéaux chevaleresques, le déclin de l’aventure courtoise et le désenchantement du monde arthurien. La deuxième, intitulée « le Roman de la Joyeuse Garde », noue le conflit entre les personnages principaux dont la réconciliation devient impossible à la suite des rebondissements narratifs : Lancelot et Guenièvre sont pris en flagrant délit, Guenièvre est condamnée au bûcher, puis libérée par Lancelot. La guerre d’Arthur contre Lancelot s’amorce par le siège de la Joyeuse Garde et se poursuit par le déplacement sur le continent où Lancelot est pourchassé par Arthur, qui mène le siège de Gaunes. Le modèle de l’errance chevaleresque est abandonné au profit d’un registre plus nettement épique où dominent des logiques de clans. La dernière partie, dénommée « le roman de Mordret » est celle qui doit le plus à la tradition arthurienne antérieure. Si Lancelot occupe dans cette section un rôle plus marginal, car l’absence de ce splendide chevalier est nécessaire pour expliquer la défaite d’Arthur, ce dernier redevient un véritable dux bellorum, qui brille une dernière fois avant d’être vaincu et de disparaître. Cette ultime partie témoigne de manière éclatante du double impératif auquel obéit le rédacteur, qui doit réécrire la mort d’Arthur en tenant compte des données de l’historiographie et clore un cycle romanesque, centré autour de Lancelot du Lac, qui meurt en état de grâce. Ainsi apparaît le statut ambigu de la Mort Artu, roman autonome doté de sa propre cohérence et conclusion d’un cycle auquel il est relié par une multitude de fils narratifs. L’étude de la composition de l’œuvre débouche sur une discussion de trois centres d’intérêt de ce roman, avec de très utiles rappels des discussions critiques sur les questions évoquées. La mise en lumière du « monde opaque » de la Mort Artu, dans lequel les personnages se méprennent constamment sur les intentions et les motivations des uns et des autres, amène à se demander si l’on peut qualifier cette fiction de roman psychologique sans tomber dans l’anachronisme. Assurément, cela est possible, à condition de trouver l’origine de cette écriture psychologique dans « des facteurs métaphysiques et cosmologiques ». La quête du Graal étant accomplie, le roi, la Table ronde et le royaume de Logres semblent délaissés par la Providence divine. Livrés aux aléas de Fortune, les hommes ne peuvent plus compter que sur leur propre capacité herméneutique, qui est bien réduite. Dans ce contexte post-apocalyptique, l’apocalypse du Cycle étant davantage constituée par la Queste, notre roman a été comparé par J. Frappier à une tragédie. P. Moran fait une mise au point précise des dernières discussions sur ce sujet, livrant la teneur des travaux de Karen Pratt (La Mort le roi Artu, Londres, Grant & Cutler [Critical guides to French texts, 137], 2004), qui considère ce roman comme une « tragédie chrétienne », tandis que lui-même préfère souligner le registre pathétique d’une écriture qui s’attache à montrer comment les personnages auraient pu éviter un désastre que le lecteur connaît par avance. Enfin, l’auteur discute et nuance le point de vue de J. Frappier, qui voyait dans ce roman un épuisement de l’idéologie courtoise. Or, selon lui, si le roman de la demoiselle d’Escalot montre bien la perversion de la fin’amor, si la diatribe de Bohort reflète la misogynie traditionnelle des clercs médiévaux, et si l’amour de Lancelot et de Guenièvre est bien condamné pour son caractère irrépressible, le roman n’en témoigne pas moins d’une nostalgie certaine pour les valeurs de la courtoisie et pour l’héroïsme qu’elle a contribué à magnifier dans son alliance à l’aventure chevaleresque. Cette analyse se termine par une réévaluation très nuancée du personnage de Guenièvre, dont la complexité est parfaitement restituée. Le deuxième volet de l’introduction est consacré à la présentation du texte, au protocole de l’édition de J. Frappier et aux principes de la traduction. Soulignant tout d’abord le caractère pionnier du travail de J. Frappier, P. Moran présente de manière très claire la méthode d’édition. Au rebours de la tradition française, qui suit de manière très conservatrice un manuscrit de base en le corrigeant le moins possible, selon la méthode de Joseph Bédier, J. Frappier a adopté les principes reconstructionnistes de Karl Lachmann (première moitié du xixe siècle), dans la perspective de s’approcher de l’archétype de l’œuvre. De même, dans le souci de restituer la langue de l’auteur et non celle du copiste, nécessairement postérieure de plusieurs décennies, il a effectué de multiples corrections sur le texte du manuscrit de l’Arsenal 3347, retenu comme manuscrit de base. La réception critique de l’édition et les querelles philologiques auxquelles elle a donné lieu sont très clairement résumées, ce qui permet au lecteur de comprendre les principes plus conservateurs adoptés par les éditions ultérieures et le caractère unique du travail de J. Frappier, qui a été le premier à opérer une analyse en profondeur de la tradition manuscrite, et le seul à produire un texte « médian » ou « central » et non un texte reflétant un témoin isolé. Le dernier mérite de l’édition de J. Frappier est aussi de procurer en appendice un épisode d’un autre manuscrit relatant une dernière entrevue de Lancelot et de Guenièvre, après la retraite de cette dernière au couvent, qui constitue « une variante massive », révélant les attentes du public médiéval qu’un lecteur moderne peut partager. La note sur la traduction commence par expliquer les spécificités stylistiques de la prose, qui déroule une langue claire et sans fioriture, laisse couler le flux de la diégèse sans l’interrompre par le commentaire ou la description, ce qui n’empêche pas l’écriture de scènes frappantes. Les choix de traduction sont exposés dans le détail : allègement de l’accumulation des conjonctions de coordination ou des adverbes de liaison faisant office de notre ponctuation visuelle, réduction des phrases, unification de la temporalité au passé, modernisation du lexique par remplacement de termes de civilisation comme haubert par armure, et aération de la présentation des dialogues, dont le traducteur s’est attaché à rendre le caractère parfois mélodramatique par une ponctuation plus émotive que dans le texte édité. L’introduction se clôt par une bibliographie indicative qui recense les éditions modernes, les traductions françaises antérieures, et les études critiques fondamentales et/ou très récentes, parmi lesquelles un nombre appréciable relève du domaine anglo-saxon. D’une belle tenue littéraire, la traduction bénéficie du travail très approfondi des prédécesseurs, mais elle se distingue par des qualités intrinsèques qu’il importe de souligner : la vivacité, la concision et le naturel d’une langue résolument contemporaine, notamment dans les dialogues. Nous nous bornerons à suggérer ici d’autres manières de rendre des tournures ou mots de l’ancien français. Si le substantif « messire », traditionnellement attribué à Gauvain, se justifie en précession du nom de ce héros, il semble ironique appliqué aux autres personnages, et la traduction par « monseigneur » éviterait cette connotation dépréciative. De même l’expression « plus charnel amie » (p. 123), traduite de manière trop didactique par « votre amie la plus intime par droit du sang », pourrait être rendue plus simplement par « votre plus proche parente ». Les heures canoniales telles que « prime », « tierce » ou « vêpres » auraient dû être glosées par des notes de bas de page. De manière générale, celles-ci éclairent les allusions à des épisodes contenus antérieurement dans le Cycle Vulgate, mais la lecture gagnerait en compréhension avec des notes plus nombreuses, expliquant des comportements ou paroles énigmatiques, les armoiries, les termes de civilisation ou de procédure juridique, ainsi que certains choix de traduction. Ces quelques remarques de détail sont suscitées par l’intérêt constant éprouvé à la lecture de l’ouvrage, qui témoigne d’une connaissance très précise de la tradition arthurienne et d’une lecture passionnée de l’œuvre. Elle fait honneur à l’édition de J. Frappier, tout en lui rendant un très bel hommage.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mireille Demaules, « La Mort le roi Artu. Roman du xiiie siècle, Jean Frappier (éd.), Patrick Moran (trad.) »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 267 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/19186 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12e6o

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Auteur

Mireille Demaules

Université d’Artois (Pôle d’Arras), Textes et Cultures – UR 4028

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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