Navigation – Plan du site

AccueilNuméros267Comptes rendus – Supplément numér...Henri de Gand, Henry of Ghent’s S...

Comptes rendus – Supplément numérique

Henri de Gand, Henry of Ghent’s Summa. The Questions on Human Knowledge (Articles 2-5), Juan Carlos Flores (éd. et trad.)

Patrick Monjou
Référence(s) :

Henri de Gand, Henry of Ghent’s Summa. The Questions on Human Knowledge (Articles 2-5), Juan Carlos Flores (éd. et trad.), Louvain, Peeters (Dallas Medieval Texts and Translations, 25), 2021, 229 p.

Texte intégral

1Cet ouvrage constitue une pierre d’un édifice déjà amplement érigé, mais auquel manquent des éléments d’une architecture qui en font l’une des œuvres éminentes de la scolastique à la fin du xiiie siècle. Cet édifice, c’est l’œuvre d’Henri de Gand.

2Chanoine de Tournai, maître régent à la faculté de théologie de Paris (1276-1292), Henri de Gand (v. 1217-1293) eut une intense activité théologique. Il contribua aussi à déterminer les deux cent dix-neuf articles de théologie et de philosophie naturelle censurés par l’évêque de Paris Étienne Tempier en 1277. Le cœur de l’enseignement d’Henri a été conservé dans deux ouvrages majeurs, la Summa quaestionum ordinariarum de soixante-quinze articles, inachevée (composée avant Noël 1276 pour les cinq premiers articles) et une collection de quinze Quaestiones quodlibétales. Henri s’intéressa également à la vie pastorale de l’Église, c’est sans doute la raison pour laquelle il consacra une partie de sa production littéraire à traiter de ces « questions ordinaires ». Il fait néanmoins partie de cette génération de maîtres « intermédiaires » comprise entre Thomas d’Aquin et Jean Duns Scot (les années 1270-1300), ce qui lui valut de rester longtemps dans une semi-obscurité.

3Depuis une trentaine d’années, des travaux ont été entrepris pour essayer de combler les lacunes de la recherche à son sujet. En ce qui concerne la Summa, une équipe surtout américaine de chercheurs, dont les publications ont essentiellement été diffusées par l’université de Louvain (Katholieke Universiteit Leuven) et sa maison d’édition, a entrepris la tâche méritante d’en éditer tous les articles. L’intégralité de ces textes se trouve sur le site https://philosophy.unca.edu/​engage/​henry-of-ghent/​ avec une abondante bibliographie.

4Grâce à une nouvelle étape atteinte en 2021 (Henry of Ghent, Summa [Quaestiones ordinariae] art. LVI – LIX, Gordon A. Wilson, Girard J. Etzkorn, Bernd Goehring et Linda N. Etzkorn [éd.], Leuven, Leuven University Press [Ancient and medieval philosophy, series 2, 32], 2021), sont désormais disponibles les textes latins des articles 1 à 5, 25 à 27 et 31 à 62. Outre les quelques articles manquants, la production de traductions – en anglais – a complété les possibilités d’aborder cette œuvre importante. Précisons que deux volumes publiés chez le même éditeur que celui de l’ouvrage recensé présentent les articles 21 à 30 de la Summa (Henry of Ghent’s Summa. The Questions on God’s Existence and Essence [Articles 21-24], Jos Decorte et Roland. J. Teske [trad.], R. Teske [éd.], Leuven, Peeters [Dallas Medieval Texts and Translations, 5], 2005 et Henry of Ghent’s Summa. The Questions on Unity and Simplicity [Articles 25-30], R. Teske [éd. et trad.], Leuven, Peeters [Dallas Medieval Texts and Translations, 6], 2006).

5En 2005, G. Wilson, professeur émérite de philosophie à l’université d’Asheville (Caroline du Nord) livrait une édition des cinq premiers articles, précédés d’un prologue, de la Somme d’Henri de Gand (Henry of Ghent, Summa [Quaestiones ordinariae], art. I-V, G. Wilson [éd.], Leuven, Leuven University Press [Ancient and medieval philosophy, series 2, 21], 2005). Une longue introduction critique étudiait les manuscrits et les éditions dans les règles de l’art. C’est aujourd’hui Juan Carlos Flores qui nous offre une traduction anglaise des articles 2 à 5 de la Summa quaestionum ordinariarum, l’article 1 ayant déjà été traduit en anglais (Henry of Ghent, Henry of Ghent’s Summa of Ordinary Questions. Article One. On the Possibility of Knowing, R. Teske [éd. et trad.], South Bend [Indiana], St. Augustine’s Press, 2008).

6J. C. Flores, professeur de philosophie à l’université Mercy de Détroit (Michigan), a déjà abordé l’œuvre du docteur solennel ; il est probable que son séjour à la Katholieke Universiteit Leuven, où il obtint son doctorat, n’y est pas pour rien. Son étude la plus récente est sans doute celle qui s’interroge le plus ouvertement sur la place d’Henri de Gand parmi les grands théologiens de la deuxième moitié du xiiie s., en analysant le rapport entre la métaphysique et la théologie, solidement enraciné dans une conception augustinienne (« The Intersection of Philosophy and Theology : Henry of Ghent on the Scope of Metaphysics and the Background in Aquinas and Bonaventure », Revista Portuguesa de Filosofia, 71/2-3, 2015, p. 531-544). L’a. a aussi traité des thématiques plus précises comme l’amour de la sagesse (« The Roots of Love of Wisdom : Henry of Ghent on Platonic and Aristotelian Forms », dans Philosophy and Theology in the Long Middle Ages. A Tribute to Stephen F. Brown, Kent Emery, Andreas Speer et Russel L. Friedman [éd.], Leyde, Brill [Studien und Texte zur Geistesgeschichte des Mittelalters, 105], 2011, p. 623-640) ou la Trinité (« Henry of Ghent on the Trinity », dans A Companion to Henry of Ghent, G. Wilson [éd.], Leyde, Brill [Brill’s Companions to the Christian Tradition, 23], 2011, p. 135-150). C’est en étudiant cette même Trinité dans une approche métaphysique que J. C. Flores s’était déjà livré à un travail d’édition sur l’article 55 de la Summa (Henry of Ghent : Metaphysics and the Trinity [with a critical edition of question six of article fifty-five of the Summa Quaestionum Ordinariarum], Leuven, Leuven University Press [Ancient and Medieval Philosophy, series 1, 36], 2006).

7L’originalité de l’ouvrage tient incontestablement dans la traduction de ces quatre articles de la Summa, ainsi mis à la portée d’un public plus vaste. Le texte latin est quant à lui une reprise de l’édition de G. Wilson de 2005, sans l’apparat critique.

8L’ouvrage commence par un avant-propos de Philipp W. Rosemann, professeur de philosophie à l’université nationale d’Irlande à Maynooth. Ce dernier insiste sur l’ampleur des traductions effectuées par un prédécesseur en la matière de J. C. Flores, à savoir R. Teske. P. Rosemann note également qu’Henri de Gand se rattache davantage ici aux idées augustiniennes qui considèrent, pour la connaissance, l’insuffisance de l’esprit humain lorsqu’il n’est pas éclairé par « la lumière de la grâce » (p. VII).

9Après la table des matières, une courte mais dense introduction de seize pages livre l’analyse de l’a. sur l’apport de ces quatre articles. Des éléments bibliographiques sont donnés en fin d’introduction (p. 16 à 20) : trente titres relativement récents de monographies ou d’articles, essentiellement en anglais, sont répartis en dix-sept points. Suivent le texte latin au verso et sa traduction anglaise en vis-à-vis, au recto de la page suivante (p. 22 à 207). Le texte des articles 2 à 5 est composé respectivement de six, cinq, neuf et sept questions. Des notes (p. 209-223) concernant les références des citations (anciennes et médiévales) puis un index des autorités scripturaires (p. 225-229), concluent l’ouvrage.

10Les vingt-sept questions sont toujours ordonnées selon le même schéma : après l’exposé des arguments pour et contre (immédiatement après le titre de la question), interviennent la solution (solutio) puis la réponse aux arguments (ad argumenta).

11Pour éclairer la théorie de la connaissance d’Henri de Gand, l’a. rappelle d’abord longuement – presque un quart de l’introduction – le thème principal de l’article un (« De la possibilité de savoir »), fréquemment évoqué dans les quatre articles suivants. Il s’agit de l’illumination divine nécessaire à l’homme pour atteindre une certaine vérité des objets, dans la mesure où le domaine sensible est marqué par un caractère changeant. C’est peut-être ici que le lecteur francophone pourrait regretter l’absence de la mention de l’ouvrage composé par Dominique Demange au sujet des trois premières questions de cet article (Henri de Gand, Sur la possibilité de la connaissance humaine, D. Demange [éd. et trad.], Paris, Vrin [Translatio. Philosophies médiévales], 2013). Il est en réalité question de l’exemplarisme : Henri estime – c’est la thèse augustinienne – que les idées divines (formes exemplaires) sont requises pour établir la vérité et la certitude de la connaissance humaine. C’est plus que l’influence générale de Dieu en tant que lumière naturelle de la raison : pour Henri, une « illumination spéciale » est nécessaire dans la connaissance humaine, non pas exclusivement pour ce qui relève des idées, « formes exemplaires » ou encore « idées éternelles » qui ne peuvent être connues par les seules ressources naturelles de l’homme (ex puris naturalibus). L’objet du premier article est même d’abord de montrer que la raison naturelle seule ne peut se soustraire au scepticisme et que le savoir théologique est indispensable pour certifier toute connaissance (Cf. D. Demange, op. cit. p. 11-14). Il existe une sorte de concours entre la lumière divine et l’activité cognitive naturelle de l’homme, ce qui par ailleurs semble réduire sa liberté et son autonomie.

12Les articles 2 à 5 prolongent ce condensé de la pensée d’Henri de Gand. L’a. en propose une traduction inédite, destinée à un public varié d’étudiants désormais – il le reconnaît à mots couverts – souvent mal à l’aise avec les textes latins. Ces articles abordent le rapport de l’homme à la connaissance, son origine et son fonctionnement. L’homme peut-il connaître ? Comment le peut-il ? Sont présentés la possibilité de la connaissance selon le sujet connaissant donc la certitude de la connaissance (article 2) et selon l’objet à connaître (article 3) de même que les modalités de cette connaissance à travers le désir de connaître que nourrit le sujet (article 4) et l’opportunité d’étudier pour connaître (article 5). En somme, la relation entre la foi et la raison, la théologie et la philosophie, est envisagée. Purifiée par la foi, la raison peut considérer la connaissance ultime, celle de Dieu et de son amour parfait, et ainsi accéder à une certaine compréhension des mystères comme la Trinité ou l’Incarnation.

13La deuxième partie de l’introduction consiste à présenter trois thèmes majeurs présents dans le texte des quatre articles, à savoir la certitude [de la connaissance] correspondant largement mais pas exclusivement aux articles 2 et 3, le but de la nature humaine renvoyant de la même façon à l’article 4, la foi et la raison à l’article 5. Ici, J. C. Flores réalise avec succès un exercice difficile en offrant, dans un souci de grande clarté, une synthèse des quatre-vingt-douze pages du texte (latin ou anglais, comme on voudra) en moins de huit pages (p. 7-15).

14La certitude doit être comprise soit comme une connaissance sans erreur – seule atteignable par l’homme –, soit comme une vision ouverte de la vérité. En outre, la certitude dans le domaine scientifique dépend de la disposition du connaissant et du caractère de ce qui est connaissable. Ceux qui cherchent la vérité et la certitude doivent avancer du domaine des sens vers les causes premières (Dieu, vérité ultime la plus certaine), finalement accessible dans la vie future. Henri parvient à la conviction que la certitude des sciences philosophiques est fondée sur l’essence de Dieu : la théologie emploie donc à la fois la raison et la révélation pour élever la connaissance humaine au-delà des moyens purement naturels (p. 92).

15L’âme rationnelle humaine possède l’intelligence et la volonté, et sa fin propre est la réalisation de la vérité et de la bonté. Ce but ne peut être atteint par la nature humaine selon ses seules capacités. Henri considère que la volonté est souveraine parmi les facultés de l’âme. Elle oriente l’intelligence, qui ne conditionne la volonté que dans la mesure où cette dernière ne peut vouloir une fin si elle n’est connue par l’intelligence. Celle-ci est une condition nécessaire pour la volonté, et la volonté pousse l’intelligence à rechercher son bien propre, la vérité en Dieu, vérité absolue et bien parfait (Cf. J. C. Flores, « Intellect and Will as Natural Principles : Connecting Theology, Metaphysics and Psychology in Henry of Ghent », dans Henry of Ghent and the Transformation of Scholastic Thought. Studies in Memory of Jos Decorte, Carlos G. Steel, Guy Guldentops [éd.], Leuven, Leuven University Press [Ancient and Medieval Philosophy, series 1, 31], 2003, p. 277-306). Il en résulte selon Henri que les êtres humains désirent Dieu par-dessus tout et désirent aussi tout le reste à cause de Dieu (p. 120). En définitive, « la philosophie elle-même – l’amour de la sagesse – est orientée vers la synthèse de la raison et de la foi, à travers la conscience que les élans fondamentaux de la nature humaine ne peuvent pas atteindre ce pour quoi ils sont destinés sans l’assistance surnaturelle qui porte ces élans à terme » (p. 13).

16Par la révélation, le domaine de la raison est renforcé. Pour Thomas d’Aquin, philosophie et théologie sont des domaines distincts puisque la philosophie est fondée sur la raison, la théologie sur la foi. Selon lui, il y a une distinction formelle entre philosophie et théologie, puisque la perspective de l’une est qualitativement différente de celle de l’autre. Pour lui, la théologie est supérieure à la philosophie parce qu’elle se fonde sur la révélation de Dieu. Pour Henri, la distinction est différente : la philosophie peut exister sans la foi et la révélation. Cette différence est de degré : la raison atteint une plus grande perspicacité et clarté grâce au supplément de la révélation et de la foi. Henri pense que les études non théologiques sont utiles pour l’étude de la révélation, qui seule concerne le but ultime de l’humanité, le salut (p. 192). Par ailleurs, pas de suprématie de l’action sur la contemplation qui, comprise comme la poursuite de la vérité et du bien, est d’un rang supérieur à l’activité pratique. Les facultés supérieures elles-mêmes (intelligence, volonté) sont ordonnées vers une union heureuse avec Dieu par la connaissance et l’amour.

17Dans ce travail de vulgarisation, au sens noble du terme, J. C. Flores respecte ainsi l’engagement qu’il avait pris de mettre à la disposition des étudiants un outil maniable, reposant naturellement sur la source et sa traduction, ainsi que sur une analyse précise et structurée qui invite les chercheurs à poursuivre et approfondir la découverte d’Henri de Gand et de son œuvre.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Patrick Monjou, « Henri de Gand, Henry of Ghent’s Summa. The Questions on Human Knowledge (Articles 2-5), Juan Carlos Flores (éd. et trad.) »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 267 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/19174 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12e6n

Haut de page

Auteur

Patrick Monjou

Université de La Réunion, LEM – UMR 8584

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search