À la recherche de l’Apoloines perdu. Les échos littéraires d’une traduction française de l’Historia Apollonii regis Tyri conservée dans les fragments de Gdansk
Résumés
Après un bref inventaire de dix textes en français et occitan mentionnant un poème perdu du xiie s., l’Apoloines, une traduction de l’Historia Apollonii regis Tyri tardo-antique, le présent article met en comparaison avec le texte latin les fragments retrouvés – et récemment édités – de ce poème perdu de longue date. À la suite, reprenant une hypothèse de M. Delbouille, l’auteur compare trois traductions médiévales plus tardives de l’Historia (conservées dans trois manuscrits à Vienne, Bruxelles et Florence) dans le but de prouver l’hypothèse d’une continuité littéraire probable entre ces œuvres et l’Apoloines perdu. Avec à l’appui les nombreuses preuves d’un lien avec la version de Vienne, la seconde partie de l’article est consacrée à une analyse de certaines scènes, de certains détails et de certains mots de la version de susmentionnée. S’efforçant de s’y retrouver au milieu d’un labyrinthe de textes médiévaux qui s’entremêlent en un tissu à la trame complexe et néanmoins incomplète, l’auteur souhaite démontrer que la traduction du xiie siècle a inspiré nombre d’œuvres littéraires en étant elle-même influencée par des histoires, des motifs et des événements historiques divers.
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Mots-clés :
traduction en français, littérature - poésie, Apollonius de Tyre (figure littéraire), Historia Apollonii regis Tyri (roman), FranceKeywords:
translation - into French, literature - verse, Apollonius of Tyre (literary figure), Historia Apollonii regis Tyri (romance), FrancePlan
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Nous tenons à remercier vivement M. Claudio Galderisi pour les compléments apportés, Mme Sylvie Lefèvre pour ses commentaires et M. Frankwalt Möhren pour les occurrences du mot « dromon ».
Introduction
- 1 Une critique et une analyse des versions antérieures se trouvent dans John M. Hunt, « Apollonius Re (...)
- 2 G. A. A. Kortekaas, « Enigmas in and around The Historia Apollonii Regis Tyri », Mnemosyne, 51, 2, (...)
- 3 Pour plus de détails voir Gareth Schmeling, « The History of Apollonius King of Tyre », dans Latin (...)
1Apollonius de Tyr, personnage inventé à la fin de l’Antiquité, a hanté l’imaginaire des auteurs médiévaux. Malgré ses qualités homériques de naufragé, amoureux, guerrier, justicier, fin lettré et musicien, il apparaît comme un personnage banal dont le protéisme potentiel demeure inexploité. Le schéma de son roman a pourtant attiré l’attention des auteurs médiévaux, ce qui a conduit le récit de l’Historia Apollonii regis Tyri à subir une longue mutation1. G. A. A. Kortekaas a émis l’hypothèse – que nous rejoignons – d’un texte d’origine grecque, rédigé par un auteur païen, d’une version intermédiaire grecque christianisée et de deux versions latines des ve-vie siècles, qui dérivent toutes deux de cette dernière version grecque, soit directement, soit indirectement (l’une dépendant de l’autre)2. Ces dernières versions, RA et RB, sont à l’origine d’autres imitations latines3 et de traductions en langues vernaculaires qui ont traversé le Moyen Âge occidental.
- 4 Pour les vers du Philomena, voir Chrétien de Troyes, Philomena. v. 173-176, éd. Emmanuèle Baumgartn (...)
2L’une des premières références françaises à ce personnage antique se trouve dans le Philomena de Chrétien de Troyes. L’écrivain y compare les talents de l’héroïne à ceux de Tristan et d’Apollonius de Tyr. Ce n’est pas la seule mention, puisque six autres textes français plus ou moins contemporains renvoient à l’histoire du héros antique : le Poème morale, l’Escoufle de Jean Renart, le Barlaam et Josaphat de Gui de Cambrai et l’Aye d’Avignon, ainsi que quelques œuvres un peu plus tardives, comme le Doon de Nanteuil (première moitié du xiiie siècle) ou une autre, qui a fait son apparition dans la traduction des distiques de pseudo-Caton par Adam de Suel. Les sept passages, que nous citons ci-dessous, mentionnent pourtant un nom adapté en français4 :
Chrétien de Troyes, Philomena (v. 173-176)
Se je la verité recort,
Plus sot de joie et de deport
Qu’Apoloines ne que Tristanz ;
Plus en sot, voire voir, .X. tans.
Poème morale (v. 2309-2312)
Mais miez vos vient oïr nostre petit sermon
Ke le vers d’Apol[on]e u d’Aien d’Avinion ;
Laissiez altrui oïr les beauz vers de Fulcon
Et ceaz qui ne sunt fait se de vaniteit non.
Jean Renart, Escoufle (v. 8058-8061)
Quant Apollonies fist a Tir
Le sanc, ce cuit, n’ot pas tel duel.
S’estre peüst, jamais, lor veul,
Ne se quesissent dessambler.
Aye d’Avignon (v. 3488-3489)
Si n’a en haute mer un tel estoire mis,
Ainz plus grant ne conduit Apolines de Tirs.
Gui de Cambrai : Barlaam et Josaphat (v. 8714-8721)
Ses pere, si com j’oï dire,
Fu de Sydoine rois et sire ;
Siue ert la terre de Sydoine ;
Parente fu roi Apollo[i]ne
Qui de sa terre s’en fuï
(Jou cuic qu’assés avés oï
comment cil Apolloines fist
Et k’il perdi et qu’il conquist).
Doon de Nanteuil (v. 90-91, 126-127)
Et chantent d’Apoloine et del biel Tenebré
Del viel Antiocus, de Porus et d’Otré […]
[…] Et chantent et vielent et content d’Apoloine,
D’Alexandre et de Daire…
Adam de Suel : Distiques (iv, 16)
Mais ja orrïez vos un conte
ou de Rollant ou d’Olyvier,
d’Apoloine ou d’un chevalier…
- 5 Pour ce qui est des vers d’Arnaut Guilhem de Marsan, A. Bayot les date de l’an 1200 ; cf. A. Bayot (...)
3On connaît par ailleurs trois autres mentions du personnage dans des œuvres de la littérature occitane : quelques vers d’Arnaut Guilhem de Marsan, écrits vers la fin du xiie siècle, et deux autres mentions dans le Guordo de Bertran de Paris en Rouergue, et dans Flamenca, encore plus tardif, de la seconde moitié du xiiie siècle5 :
Arnaut Guilhem de Marsan
D’Apollonius de Tyr
sapchatz comtar e dir
con el fos perilhat…
Bertran de Paris en Rouergue : Guordo (v. 21-28)
D’Apoloini, no cug, sa platz res,
Ni d’Odastres degun bo fag c’anc fes,
Ni no sabetz per que seiet son nom
Palaraides su’l palaitz a’l prim som.
Ni no sabetz qui fes l’assuut de Tir
Ni d’Argileu, lo bon encantador,
Ni com bastic lo palaitz ni la tor
Devan Laon per lo bon rey trair.
Flamenca (v. 635-636)
L’autres comtava d’Apolloine
Consi retenc Tyr et Sidoine.
- 6 Pour Guiraut de Cabreira, voir Manuel Milá y Fontanals, De los trovadores en España. Estudio de len (...)
4Enfin, dans un ensenhamen de Guiraut de Cabreira, l’auteur présente le répertoire du jongleur parfait, qui prend la forme d’une sorte de bibliothèque ou de mémoire des littératures occitane et française au milieu du xiie siècle6 :
Guiraut de Cabreira : Ensenhamen (v. 148-153)
Ni del bon rei
no·n sabs que·s fei,
D’Alixandri fil Filippon.
D’Apoloine
no·n sabes re
qu’estors de mar de perizon.
- 7 Pour la version littérale, voir Charles B. Lewis, « Die altfranzösischen Prosaversionen des Apollon (...)
5Ces vers témoignent de l’existence d’une œuvre française et fonctionnent comme une clé permettant de lier l’ensemble des mentions répertoriées jusqu’ici. Or, on connaît plusieurs versions françaises médiévales de l’Historia Apollonii. La plupart datent des xive-xve siècles. On compte ainsi la version littérale et celle de Bruxelles (xive siècle), celles de Vienne, de Florence, de Londres et de Nantes (xve siècle)7. Il existe enfin une version beaucoup plus ancienne, datée du xiie siècle, dont on ne conserve que quelques passages sur des bouts de parchemin.
- 8 Nous appelons la version du xiie s., partiellement conservée dans les fragments de Gdansk, selon le (...)
- 9 Alfred Schulz, « Ein Bruchstück des altfranzösischen Apolloniusromanes », Zeitschrift für romanisch (...)
- 10 Frej Moretti, « L’Apollonio di Tiro anticofrancese : nuove acquisizioni da Danzica », Studi Mediola (...)
6L’histoire des lectures modernes de cette œuvre commence au début du xxe siècle, avec la découverte des fragments dans la reliure d’un imprimé moderne, publié à Venise et conservé à Gdansk, contenant les œuvres d’Hérodote et de Thucydide. Les bouts de parchemin utilisés pour la reliure de cet imprimé contiennent des fragments d’un poème en octosyllabes dont le protagoniste est un Apoloines8. Le texte, jusque-là inédit, fut publié en 1909 par A. Schulz9, mais il fallut attendre un siècle entier pour qu’il reçoive une édition complète, sous la plume de F. Moretti10.
7En comparant les graphies du même nom dans toutes les œuvres françaises citées, nous identifions un Apoloini dans Guordo ; un Apollonies dans l’Escoufle, un Apolloine / Apolloines dans le Barlaam et Josaphat, un Apoloine dans A chantar mer un discortz et un Apolines dans l’Aye d’Avignon. On mentionne rarement la forme latine du nom (Apollonius) et on le fait surtout dans les périodes tardives. En réalité, toutes ces versions du nom dans les textes coïncident avec la graphie du nom dans la version de Gdansk et évoquent un roman perdu du xiie siècle. Quant aux onze mentions (sept françaises et quatre occitanes), elles confirment le succès du roman du xiie siècle et suggèrent l’absence apparente de traductions de l’Historia Apollonii au siècle suivant, au xiiie siècle, jusqu’à la vague de traductions françaises des xive-xve siècles. Après un siècle, l’ancien poème avait probablement perdu une partie de son intérêt aux yeux du public, la langue avait certainement changé, mais aussi les goûts littéraires. Il fallait le réadapter.
- 11 Maurice Delbouille, « Apollonius de Tyr et les débuts du roman français », dans Mélanges offerts à (...)
- 12 Ibid., p. 1187-1188, n. 1, où il inventorie les versions françaises de l’Apollonius. Il n’a pas obs (...)
- 13 Ibid., p. 1174.
8C’est précisément ce qu’a envisagé Maurice Delbouille, en supposant que les versions françaises de Vienne et de Bruxelles pouvaient être des adaptations de l’ancienne version en vers11. L’étude qui justifiait cette affirmation traitait du contexte général de la littérature française des xiie-xiiie siècles, débordant parfois sur les deux siècles suivants, voire sur la Renaissance. Dans cet article, ce ne sont pas tant les conclusions du chercheur qui retiendront l’attention – puisque la version de Florence, qu’il ne connaissait pas, présente des affinités avec les versions de Vienne et de Bruxelles sur les points étudiés par le philologue belge12 –, mais plutôt sa démarche générale. Ainsi, bien qu’une partie de ses conclusions soient inexactes aujourd’hui, la datation que propose M. Delbouille de l’Apollonius perdu « dès le temps du Brut, de Thèbes et d’Eneas, et en tout cas avant la composition de Philomena » semble encore pertinente13.
- 14 Samuel Singer, Appolonius von Tyrus. Untersuchungen über das fortleben des antiken Romans in später (...)
- 15 Ibid., p. 1192.
- 16 Outre l’examen de M. Delbouille, la dépendance de Jourdain de Blaye du roman d’Apollonius a été étu (...)
- 17 On connaît plusieurs vies de saint Martin, qui circulaient avant le xiie s. Toutefois, mettant de c (...)
- 18 Ibid., p. 1199. D’autres détails de la légende de Tristan et Iseut correspondent par ailleurs à la (...)
- 19 Pour C. Galderisi, ce motif semble être inspiré du récit mythologique de l’égide, que Zeus donne à (...)
9L’un des points forts de son commentaire s’appuyait sur une observation faite à partir de l’analyse de la structure narrative de la version de Vienne par Samuel Singer à la fin du xixe siècle. M. Delbouille a supposé qu’elle avait été rédigée à l’aide de deux sources : une traduction du xive siècle, assez fidèle, et un remaniement inconnu ailleurs14. Il a interprété ensuite cette structure en la comparant à celle du Prince Fugitif de Balthazar Baro (1649) et, ayant trouvé des affinités, il a considéré que l’» épisode guerrier, commun à ces textes, ne p[ouvait] venir que » d’un « remaniement »15. Observant ensuite plusieurs autres références similaires dans d’autres récits, surtout dans le Jourdain de Blaye (fin du xiie siècle ou début du siècle suivant), il a pensé qu’elles dérivaient de l’Apoloines perdu16. D’autres détails de l’Historia Apollonii regis Tyri ont pu être imités, puisque cette dernière a des points communs avec les légendes des saints Martin et Eustache17, voire avec d’autres récits hagiographiques. L’histoire de Tristan peut être un récit partiellement dérivé de l’Apoloines, car « on devrait rapprocher l’épisode du combat contre Morholt de l’épisode où, selon la version de Vienne, le jeune roi de Tyr vainc et décapite, dans une île, le “chevalier ardent’’ qui chaque jour privait le roi de Grèce de douze de ses barons »18. Selon une hypothèse de C. Galderisi, on peut penser que le motif du combat contre le chevalier ardent, qui apparaît dans le Perlesvaus (xiiie siècle), aurait été inspiré par l’Apoloines du siècle précédent19.
10L’étude que nous mènerons ici doit prendre en compte un ensemble de relations entre plusieurs textes, si fin qu’il évoque une toile ; ainsi nous sonderons, successivement, le rapport de l’Apoloines de Gdansk à son modèle latin, celui du même texte aux Apollonius français des deux derniers siècles du Moyen Âge, certaines relations entre ces versions tardives permettant quelques spéculations sur les modalités de remaniement subis, ainsi que les détails, moins importants en apparence, qui renvoient dans ces textes à un contexte anachronique au xive et au xve siècle, mais symptomatique du xiie siècle qui vit la rédaction de l’Apoloines.
L’Apoloines et son modèle latin
- 20 Ibid., p. 1187.
- 21 Ibid., p. 1188-1189 ; l’analyse continue avec l’ensenhamen d’Arnaut Guilhem de Marsan, qui est cité (...)
11Selon M. Delbouille, « la confrontation du fragment de Dantzig [Gdansk] avec le texte correspondant de l’Historia ne permet guère de voir dans quelle mesure le roman français s’écartait du récit latin dans le détail de l’affabulation »20. Pourtant, une page plus loin, le même chercheur semble contredire ses propres assertions en affirmant que « le récit courtois du xiie siècle était resté fidèle aux grandes lignes de son modèle. Si la plupart d’entre elles [les allusions contemporaines] sont trop brèves pour fournir la moindre précision, d’autres évoquent des scènes bien connues par le récit latin, qu’il s’agisse du moment où Apollonius fuit Tyr (Escoufle), de ses talents de musicien et de mime (Philomena), du naufrage auquel il échappe (Cabra Joglar) ou du sort que sa fille Tharsia connaît à Mytilène (Barlaam et Josaphat)21. »
12En réalité, M. Delbouille avait observé une série de témoignages qui relevait de certaines particularités de l’Apoloines du xiie siècle, mais que les fragments de Gdansk ne confirmaient pas. Ne tenant pas compte du manque de coïncidences entre ces derniers et les autres témoignages, nous abordons le problème en suivant une autre piste, car selon nous le fragment témoigne seulement de l’écart de la version française par rapport au récit latin. L’approche de M. Delbouille consistait en une analyse macro-syntaxique du récit entier ; la nôtre privilégiera l’étude des techniques de traduction et la comparaison de l’Apoloines avec les autres versions françaises.
13Si l’on s’intéresse à un texte plus court, celui des fragments F3r et F3v dans l’édition de F. Moretti, par exemple, le nombre de points communs entre le texte français et son modèle latin (recensiones A et B) est négligeable. Ces vers font partie de la scène où la jeune fille, future épouse du protagoniste, envoie une lettre à son père par l’intermédiaire d’Apollonius :
- 22 F. Moretti (art. cit. n. 10), p. 139-140.
- 23 Cf. la recensio A latine : « Apollonius acceptis codicillis pergit domum regiam et introivit cubicu (...)
F3r |
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Quant ele vit de cels les nons |
RA : … / RB : puella… legit trium nomina petitorum |
en soi les tint toz por bricons, |
– |
por ço qu’il la voloient prendre : |
– |
‹e› le volsist molt estre en cendre |
– |
‹…› al vent ventee |
– |
que de l’un d’els fust esposee |
– |
e dunt ‹…›re ses sens. |
– |
Molt sevent poi de ses talens |
RA : … / RB : habundantia studiorum perita (?) |
ki ço escrist e fist cest vers : |
– |
« Ains passera mil foiz yvers |
– |
que de nul d’els soie esposee » |
– |
F3v |
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« Que dire il quand le sara ? |
– |
Toz les membres me trenchera. |
– |
Mais moi que chalt ? molt miel morir |
RA : si amares / RB : si amares |
que del dolor long‹es› sofrir ». |
RA : utique doleres tuam doctrinam / RB : doleres |
‹…› se rasiet si refer‹ra› |
RA : … / RB : instante amoris audatia (?) |
quanqu’escri‹t› soit ‹…› |
RA : scripxit codicillos / RB : scripsit |
talenz li prent que referra |
– |
mais sun maistre ne nomera, |
– |
s’il remandera par la cire |
RA : per certam licteram mandavi / |
RB : per ceram mandavi |
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ço que sun père n’ose dire |
RA : … / RB : quia pre pudore indicare non potui |
La cire ne set honte avoir22 |
RA : que pudorem non habet / |
RB : quae ruborem non habet23 |
14Il ne s’agit pas d’insister sur la technique de traduction, dans la mesure où la taille réduite du fragment ne permet pas d’appréhender la méthode du traducteur dans son ensemble (et que le texte latin – ou les textes latins – utilisé demeure inconnu). Pourtant, il convient de signaler que dans le premier fragment (F3r), l’anonyme français a visiblement choisi d’amplifier le récit latin, tandis que dans le deuxième (F3v) il semble avoir suivi fidèlement la source. « Remandera par la cire » est un syntagme inspiré du texte latin, de même que « ço que sun père n’ose dire » ou « la cire ne set honte avoir ». En sachant que la simple concordance de vingt-deux vers ne témoigne pas de l’intégralité du récit, nous supposons, à partir de ces quatre témoins, que l’Apoloines de Gdansk se fonde sur une leçon plus proche de RB.
15Pour vérifier alors cette hypothèse, il convient de commenter un autre fragment issu de la reliure de Gdansk, plus long. Le passage transcrit correspond dans les textes latins au moment où le protagoniste répond à une devinette posée par le roi Anthiocus. Un souci épique d’amplification a probablement causé l’écart entre la cible et la source ; ainsi, le traducteur présente Anthiocus dans son pavillon, entouré par une suite nombreuse. Sa fille est aussi présente et Apollonius fait une entrée monumentale :
- 24 Nous remercions Mme Sylvie Lefèvre d’avoir signalé que la leçon « ne », proposée par la dernière éd (...)
- 25 Cf. la recensio A latine : « Ingressus ad regem sic ait : “Domine rex, proposisti mihi questionem ; (...)
Chascuns tenoit nue ‹s’espee› |
– |
soz sun mantel en rec‹elee›. |
– |
La pucele poor avoit, |
– |
D’Apollonie molt se cremo‹it›, |
– |
les Deus prioit secree‹ment› |
– |
que le roi muënt sun ‹talent›, |
– |
que il Apollonie n’ocie ; |
– |
poise li qu’or l’a en bail‹lie›. |
– |
La cors le roi ert molt ‹pleniere› |
– |
Por la dame qu’avoi‹ent chiere› ; |
– |
Tuit erent venu escol‹ter› |
– |
Apollonie oïr deviner. |
– |
N’i a celui Deu ne proia‹st›. |
– |
qu’Apollonies adevinas‹t›. |
– |
Li dansels entra en la t‹ente›, |
RA : Ingressus ad regem / RB : Et reversus ad regem |
samblant a fait de gra‹nt entente›, |
– |
devant le roi s’agenol‹la› |
RA : sic ait / RB : ait |
si dist qu’il adeviner‹a› : |
RA : Domine rex, proposisti mihi questionem / |
RB : Bone rex, proposuisti questionem |
|
« Sire, escolte la devinai‹lle›, |
RA : audi ergo solutionem / RB : Audi eius solutionem |
tu saras bien, se jo i f‹aille› ; |
– |
Emperere, enten a m‹oi›, |
– |
de ta fille soviegne t‹oi›, |
– |
de ço que vos faites od ‹li›, |
– |
dunt plusor home su‹nt traï›. |
– |
Tu ne resoignes felonie, |
– |
quant tu la tiens en ta ‹baillie› ; |
– |
la fille c’est la chars ta ‹mere›, |
RA : maternam carne / RB : Maternam carne |
tu es li fils, si n’as nul f‹rere›, |
RA : filiam tuam intuere / RB : filiam intuere tuam |
ne sai cum l’i trovasses ‹mie› ; |
– |
Sire, ta fille c’est t’amie ». |
– |
Anthiocus ot grant iror |
RA : … / RB : iratu |
quant ço oï ; mua color, |
RA : … / RB : ut audivit… vultu |
annuioit li ço qu’il ooit |
– |
E li dansels que il veoit |
– |
de maltalent empaluïst, |
– |
une hore est blanz, l’altre ‹rogist›, |
– |
ses paroles li deronpoi‹ent› |
– |
por sa gent ki s’aperce‹voient›. |
– |
« Amis – dist il – ço n’i a mi‹e› |
– |
Jo te24 laira‹i› que ne t’oc‹ie› ». |
RA : Decollari quidem mereberis, sed... / |
RB : Decollari merueras, sed...25 |
- 26 Cf. la RA : « Domine rex, proposisti mihi questionem ; audi ergo solutionem. Quod dixisti : scelere (...)
- 27 Le choix du mot « mere » est indiqué également par une stabilité formelle et textuelle de la métaph (...)
16La comparaison de ce fragment avec les deux recensiones latines fait apparaître pour le début à la fois une innovation et une amplification26 ignorée par M. Delbouille. Pour la devinette, qui constitue le cœur de ce moment du récit, l’idée générale est conservée, bien qu’elle soit librement paraphrasée ou interprétée. Vers la fin, la réponse d’Apollonius est modifiée pour les besoins de la rime (« mere » / « frere »), même si cela reste hypothétique dans la mesure où il s’agit ici d’une supposition de l’éditeur, qui restitue le texte là où les marges du manuscrit sont détruites ; l’hypothèse s’appuie toutefois sur la présence du possessif « ta » qui précèderait un substantif féminin27.
- 28 Voir les Gesta Apollonii, long poème en hexamètres léonins, daté des xe-xie siècles et fragmentaire (...)
17Dans les vers suivants, la version de Gdansk conserve fidèlement l’esprit du récit latin. Ainsi, lorsque nous lisons dans la RA latine : « sic ait ad eum : “Erras, iuvenis, nihil verum dicis. Decollari quidem mereberis, sed habes triginta dierum spatium’’» ; ou dans la RB latine : « ait : “Longe es, iuvenis, a questione : erras, nihil dicis. Decollari merueras, sed habebis XXX dierum spacium’’» ; nous ne trouverons aucun des mots du récit latin, mais l’esprit général est traduit par des gestes. Enfin, le visage du roi change de couleur, mais son comportement reste flegmatique, détails qui sont bien développés dans une version métrique latine des xe-xie siècles28 et qui suit probablement un remaniement de la RA latine. Il est difficile de savoir si le roi menace avec le décollement ajourné, mais cette punition est sous-entendue par la forme pronominale « te ». La fin de cette recherche nous montre apparemment que l’Apoloines de Gdansk suit un manuscrit appartenant à la RB latine, contaminé au demeurant par des leçons de la RA.
18En comparant, à la suite de M. Delbouille, la version de Gdansk et son modèle latin avec les versions de Vienne, de Florence et de Bruxelles, il apparaît que les traducteurs de la fin du Moyen Âge ont principalement suivi le texte latin. Ainsi dans la version de Vienne, le cas de la dernière scène où Antiochus est transformé en un monstre, garde la trace de la lettre latine :
- 29 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 76.
Beaulx seigneurs, par foy, il a menty. Et se ne fust qu’il est si bien mon amy, je lui feisse coupper la teste en punt. Mai se je te donne respit jusques a demain matin, que tu revendras mieulx advisé que tu n’es29.
19En modifiant la durée, le traducteur paraphrase le syntagme « habebis XXX dierum spacium » ou « habes triginta dierum spatium » des récits latins. Si la version de Vienne avait été inspirée par la version de Gdansk, ce détail ne serait pas apparu. La version de Florence, quant à elle, reste fidèle au récit latin, qu’elle amplifie seulement par l’intermédiaire de quelques mots faisant allusion au courage du protagoniste :
- 30 M. Rocchetti (op. cit. n. 7), p. 56.
Joencel, tu es loing de ma question : t’as forvoiez et noiant dis tu, d’estre degoléz mes mez espace de .XXX. jors ; pensse en ton corage lors que tu sera retorné […]30.
20Si la version de Florence, qui ressemble aux versions de Bruxelles et de Vienne dans le siège d’Antioche, que nous analyserons par la suite, avait été uniquement inspirée par un roman français antérieur, elle n’aurait pas gardé l’« espace de .XXX. jours », puisque celui-ci est absent dans la version de Gdansk.
- 31 La présence du détail temporel dans les trois versions tardives prouve soit leur ascendant commun s (...)
- 32 M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1187.
- 33 Les éditions des deux versions sont récentes : M. Zink a publié l’édition de la version de Vienne e (...)
- 34 M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1190, qui ne cite pas l’étude de S. Singer, mais suit une grand (...)
- 35 Ensuite, M. Delbouille semble avoir été convaincu par une soi-disant coïncidence entre l’Apollonius (...)
21L’hypothèse, séduisante, de M. Delbouille semble donc être infirmée du moins dans ce cas précis31. N’établissant pas de comparaison directe32, M. Delbouille n’a pas pris en compte les versions de Vienne et de Florence33. En réalité, suivant les conclusions de S. Singer, il a remarqué que la version de Vienne de l’Apollonius « avait dû être rédigée à l’aide de deux sources : une traduction fidèle du xive siècle dont on possède le texte, et un remaniement qui ne nous est connu que par l’influence qu’il a exercée sur cette version »34. Toutefois, en y prêtant plus grande attention, nous observons que le remaniement identifié par S. Singer est purement spéculatif, car l’auteur de la version de Vienne a pu s’écarter du récit latin (ou de sa source française) en inventant lui-même des histoires différentes. Ces dernières pouvaient lui appartenir intégralement – ou appartenir à une tradition littéraire –, sans qu’il eût besoin de les emprunter à une autre source, qui n’a jamais pu être identifiée35.
22M. Delbouille a toutefois noté des similitudes entre le récit du siège d’Antioche dans les versions de Vienne et de Bruxelles, qu’il a mis en relation avec ce premier épisode guerrier, mais il n’a pas consulté la version de Florence qui lui aurait permis de constater que le siège d’Antioche était commun à trois, et non pas à deux versions françaises. Or, cet épisode, absent des versions latines, pouvait bien apparaître dans la version de Gdansk. Ce détail doit changer l’interprétation et impose de scruter avec plus d’attention la relation des trois versions tardives, mais aussi chercher des preuves qui renvoient à un contexte ou à un contenu perdu, datant du xiie siècle. Si certains détails sont les échos de l’Apoloines – c’est notre hypothèse de travail –, il faudra trouver un paradigme commun du siège d’Antioche dans les trois versions, puis comparer les noms des personnages et, beaucoup plus tard, regarder les textes du xiie siècle qui pourraient indiquer les sources d’inspiration.
L’Apoloines en creux : plusieurs sondages
- 36 Cf. V. Agrigoroaei (éd. cit. n. 7).
23Pour récapituler, à partir de témoignages textuels, nous n’avons aucune certitude que la version de Gdansk est la source des Apollonius français des siècles suivants. C’est cependant l’hypothèse la plus défendable, parce qu’il semble absurde d’envisager l’existence d’un deuxième roman, lui-même perdu, modèle des versions de Bruxelles, de Vienne et de Florence. Néanmoins, hormis le siège d’Antioche, les trois versions tardives n’ont pas d’autres points communs. Celle de Florence suit assez fidèlement le texte latin, de même que celle de Bruxelles. Cette dernière ajoute un deuxième siège, mais reste, elle-aussi, fidèle à la source latine36. La version de Vienne est la seule qui part dans des digressions, parlant d’une ascendance biblique d’Apollonius, d’une rencontre avec Alexandre, de la confrontation avec un chevalier ardent ainsi que d’autres détails que les versions de Bruxelles et de Florence n’évoquent pas. Nous envisageons alors deux options possibles. Dans la première, le siège d’Antioche peut être une coïncidence aléatoire ; quant à la deuxième, elle envisage une relation étroite entre les trois Apollonius tardifs et l’Apoloines de Gdansk, en dépit du manque de coïncidence textuelle. Nous procédons dans les pages qui suivent à la comparaison des trois sièges d’Antioche dans les Apollonius tardifs.
Le siège d’Antioche
- 37 Cf. M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1196, a essayé de trouver ce paradigme à partir d’une compa (...)
- 38 N’ayant pas pu consulter la version de Florence, M. Delbouille ne s’est pas rendu compte de la synt (...)
24Il faut avant tout observer que ces trois versions partagent une structure commune. On trouvera toujours une ambassade, un château extérieur aux limites d’Antioche, un crime, des monomachies suivies par la victoire d’Apollonius ou de ses alliés, et le serment de fidélité porté par les gens de la ville. Il y a donc lieu d’identifier un paradigme : aléatoire, dans la mesure où la structure semble être le résultat du hasard ; ou inspiré par une source commune, si ces topoi se retrouvent dans le même ordre, afin de créer des histoires similaires37. Tentons donc une reconstruction du développement narratif commun aux trois versions. Des vingt scènes communes, plusieurs se trouvent dans toutes les trois versions. L’épisode prototype du siège d’Antioche s’appuie sur treize scènes38 :
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Arrivée d’Apollonius (à un château).
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Le seigneur du château devient son vassal.
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Apollonius envoie des messagers à Antioche,
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qui font des demandes au nom de leur seigneur.
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Les habitants de la ville discutent ; le nouveau seigneur ne renonce pas à ses droits.
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Combat (et mort d’un personnage).
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Les messagers d’Apollonius s’évadent, poursuivis par les autorités de la ville.
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Une longue période de trêves.
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Monomachie ou grande bataille.
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Le seigneur de la ville devient prisonnier ou meurt.
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Ses troupes se rendent à Apollonius.
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Les Antiochiens acceptent Apollonius comme roi.
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Le bon roi agit (pardonne son rival ou récompense ses vassaux).
- 39 Nous observons des thèmes particuliers, notamment le dédoublement de l’ambassade (Bruxelles ; Vienn (...)
25À tous ces épisodes s’ajoutent d’autres détails39. La durée du siège, utilisée par les versions de Vienne et de Florence pour justifier le nombre d’années écoulées, est supprimée comme si elle était totalement futile dans la version de Bruxelles, puisque le siège d’Antioche a déjà un protagoniste, le gendre d’Apollonius, Antenagor. Elle est narrée après la découverte de la fille d’Apollonius et on l’anticipe par un autre épisode semblable : le siège de la ville de Tharse par Antiochus au début du roman, qui est certainement une addition propre à la version de Bruxelles.
- 40 Ce détail de la version de Vienne permet aussi de mettre encore plus en évidence les risques de la (...)
- 41 Voir infra la section dédiée à Alexandre le Grand et aux livres deutérocanoniques de la Bible.
- 42 M. Delbouille avait deviné une relation entre les sièges d’Antioche des versions tardives française (...)
26Un autre détail intéressant, commun à deux versions, est cette période de siège et de trêves. Dans la version de Vienne, elle dure 10 ans et 40 jours. Il s’agit probablement d’une référence intertextuelle au Roman de Troie, et non d’une vraie lecture antiquisante, puisque l’histoire est commune aux romans de chevalerie40. Du fait que la version de Vienne s’éloigne le plus des récits latins, il convient de supposer qu’elle est inspirée plus directement par l’Apoloines du xiie siècle41. Quant aux deux autres versions, de Bruxelles et de Florence, elles s’inspireraient soit de celle de Vienne, soit directement de la version de Gdansk. Notons enfin que M. Delbouille s’était aussi rendu compte que le siège de Blaive par Jourdain, décrit dans le Jourdain de Blaye, ressemblait au siège de la ville d’Antioche dans la version de Vienne, deuxième argument qui renforce nos conclusions42. Il ne reste qu’à trouver des preuves supplémentaires, en regardant des détails plus précis.
Les noms des personnages secondaires
27Le traducteur médiéval respecte souvent les noms propres de la source. On observe cette fidélité dans la plupart des traductions médiévales de l’Apollonius. Cependant, en regardant les noms des personnages et des lieux mentionnés durant le siège d’Antioche, épisode commun aux trois versions tardives, on constate qu’ils ne coïncident plus. Ainsi, au moins deux des trois traductions présentent des variantes qui semblent être des inventions. Pour ce faire, les traducteurs n’avaient que deux options : l’emprunt des noms à un autre texte ou l’invention pure.
28Dans la version de Florence, les alliés d’Apollonius sont un Gebus, seigneur du château Montor, son fils Nargus, un autre fils Anchyr et un certain Fregus. Le faux ou mauvais roi s’appelle Benjamin et n’a pas d’alliés. Pour sa part, la version de Vienne met en scène un Apollonius secondé par Sanguin, frère d’un défunt Maradot, et par Barlam, fils de Maradot, et ses neuf frères. Ils luttent contre Gontacle, le mauvais roi, et Sagremoz, l’allié de ce dernier. Enfin, dans la version de Bruxelles, nous trouvons à côté du protagoniste un Antenagor, son gendre, qui affronte Thaliart et ses alliés : Batus, prévôt du château Fortlefist, et Anthiokin, frère de Thaliart.
- 43 Un renforcement possible du choix du nom Antenagor risque de venir du Roman de Troie, où le roi de (...)
- 44 Le traducteur de la version de Bruxelles montre son respect du texte latin et sa bonne maîtrise de (...)
29Le cas de la version de Bruxelles est commodément résolu. Le choix des noms Antenagor et Thaliart témoigne d’une adaptation chevaleresque de l’Historia latine, puisque ces personnages se trouvent dans RA et RB43. De même, Anthiokin, frère de Thaliart, est un dérivé évident d’Anthiocus. Quant au château Fortlefist et à Batus, le premier est un nom composé et le deuxième fait penser au participe passé du verbe « battre », d’autant plus que Batus a été finalement… battu. Nous avons essayé de trouver des correspondances dans d’autres textes littéraires, en vain. Nous envisageons soit un défaut d’inventivité de la part du traducteur, soit une contamination du récit latin et/ou d’une version française antérieure. En raison des témoignages divers disséminés à travers la version de Bruxelles44, nous privilégions la dernière hypothèse.
- 45 « La noise fu levee et li mort sont confus, / Lor vint par mi le champ poignant Antiocus, / Et sist (...)
30Pour ce qui est de la version de Florence, nous n’avons pas identifié ailleurs le château Montor ou les chevaliers Nargus, Anchyr et Fregus. Deux de ces derniers riment avec un troisième, Gebus. Cela peut suggérer une invention, plutôt qu’un emprunt. Nous entrevoyons la même explication pour le cas du mauvais roi Benjamin, dont la banalité du nom ne permet pas d’identifier une source d’inspiration qui serait évidente. Un seul nom nous intéresse : Gebus est peut-être inspiré par son homonyme de la deuxième branche du Roman d’Alexandre, où il est un guerrier persan45. Cela n’authentifie cependant que l’origine orientale d’un personnage qui devait se trouver en Orient.
- 46 Le Roman de Thèbes, manuscrit P.
31Le cas de la version de Vienne est différent. Les noms des personnages méritent une analyse plus approfondie, puisque certains renvoient à une longue tradition d’œuvres littéraires. Nous laissons de côté le cas anecdotique de Sagremoz, directement lié au domaine arthurien, et commençons par Sanguin. Thébain à l’origine, il se retrouve dans l’un des manuscrits du Roman de Thèbes46. Il est également l’un des fidèles de Julien de Saint-Gilles dans Elie de Saint Gille et le père de Bérart dans la Mort de Garin le Loherain. Dans le même texte, Sanguin est partout : frère de Huon, baron de la cour de Pépin, du parti des Bordelais, il est tué par Hernaudin ou par Rigaut. Toujours appartenant au parti des Bordelais, un autre Sanguin est tué par Girbert dans le Girbert de Metz, se métamorphosant également en un nom de porte dans la ville de Bordeaux. Contaminé par l’apostasie, Sanguin devient sarrasin dans Foulque de Candie et regagne son état royal lorsqu’on parle de son palais dans Anseis de Cartage. Tout cela pour dire que le nom de Sanguin est d’un usage plutôt banal, qui a pour origine le « sang », ce qui prédispose le personnage aux blessures. À la fois positifs et négatifs, la variété des emplois de son nom démontre seulement sa plurivalence. On l’utilise dans tous les contextes et sa présence dans la version de Vienne ne témoigne de rien d’étonnant.
- 47 Pour d’autres occurrences, cf. Ernest Langlois, Table de noms propres compris dans les chansons de (...)
- 48 « En prison est a Luiserne sor mer ; / La lou justisent Sarrasin et Escler », Enfances Vivien, v. 2 (...)
- 49 E. Langlois (op. cit. n. 47).
- 50 « Brandins i point, icil de Cone, / Et Estatins, li fiz Madone, / Et Torgins, li fiz Maraduc, / Et (...)
32Le nom de Maradot est présent dans beaucoup de chansons de geste. Ainsi, dans Gaufrey, Marados est un Sarrasin tué par le protagoniste. Puis, dans la Chevalerie Vivien, Marados est un roi sarrasin, neveu de Desramé ; il est tué par Vivien47. Il apparaît dans Enfances Vivien, à côté des Slaves, en Espagne (sic !)48. Pourtant, dans les Narbonnais et dans les Enfances Ogier, Marados reste toujours un Sarrasin, mais il gagne un statut plus élevé dans Clarisse et Florent, où il devient roi sarrasin d’Aquilée49. Maraduc est aussi père de Torgin dans Ille et Galeron50. Si le destin de Sanguin est d’être blessé au sang, celui de Maradot est de mourir. La séquence de consonnes M-R-T fait penser à la mort et il convient de noter que, dans la version de Vienne, ce personnage a déjà été tué avant l’arrivée d’Apollonius.
- 51 Si nous laissons de côté les références tardives du nom et nous analysons les romans arthuriens, no (...)
33Si nous datons la Chevalerie Vivien de la fin du xiie siècle, les Enfances Vivien du début du xiiie, les Enfances Ogier de la fin du xiie ou du début du siècle suivant, l’Ille et Galeron de 1167-1178, les Narbonnais de 1205-1210 et le Gaufrey de la seconde moitié du xiiie siècle, tous ces renvois se situeront entre les datations approximatives des versions de Gdansk et de Vienne51. Elles peuvent témoigner d’échos de la version de Gdansk ou bien être une source pour la version de Vienne. Néanmoins, attendu que le rôle de Maraduc est presque négligeable dans Ille et Galeron, le plus ancien récit de la liste, où il n’est que le père d’un personnage insignifiant, nous ne croyons pas qu’il ait pu jouir d’une telle carrière littéraire. Il devait avoir une brève histoire à lui. L’hypothèse qui nous paraît la plus séduisante, selon laquelle ce nom n’a pas été forgé dans Ille et Galeron ou dans les chansons de geste, mais dans une œuvre antérieure, reste alors possible. Si nous respectons les conventions établies par M. Delbouille, datant l’Apoloines de l’époque des trois romans antiques, le récit d’Ille et Galeron lui est postérieur. Maraduc pourrait être, donc, un nom emprunté à notre traduction du xiie siècle.
- 52 « La vielle, qui maistresse fu / Orïaut, sist dalés le fu ; / Laide et oscure avoit la chiere, / Mo (...)
- 53 E. Langlois (op. cit. n. 47).
34Reste encore Gontacle, le mauvais roi d’Antioche dans la version de Vienne. Il est un « larron », père d’une vieille et laide Gondrée dans le Roman de la Violette (1227-1229)52. Dans Parise la Duchesse (1225-1250), il est Gontacle de Losane, d’un lignage de traîtres. Ces deux chansons de geste datent d’une époque ultérieure à la version de Gdansk. Plusieurs autres mentions dans le Baudouin de Sebourc (1360-1370)53, où il est Gontacle de Poulane, frère d’Eracle (le gouverneur d’Orbie qu’il vendit aux sarrasins), ne présentent pas plus grand intérêt pour le moment en raison de leurs rédactions tardives. Gontacle est le traître par excellence et son nom pourrait avoir été une fois de plus emprunté à la version de Gdansk.
- 54 La mention d’un fils du roi de Chypre comme marieur de la fille du roi de Cyrène renvoie clairement (...)
35Hormis Sanguin, emprunté probablement au Roman de Thèbes, les autres noms de la version de Vienne réapparaissent durant une période intermédiaire entre les deux versions françaises de l’histoire d’Apollonius. Ajoutons que certains détails indiquent qu’une partie des noms de personnages que nous trouvons dans d’autres additions de la version de Vienne ne peuvent pas dater du xiie siècle, mais des xiiie-xive siècles54. Cela signifie que, malgré la tentative ici menée de donner plus de substance à l’hypothèse de M. Delbouille, la version de Vienne ne serait pas une copie tout à fait fidèle de la version de Gdansk.
36Il ne faut pas, pour autant, oublier le détail le plus important. Pour ce qui est du nom du protagoniste, la version de Florence utilise Apollon et celle de Bruxelles Appollonius, ce qui témoigne d’un certain respect vis-à-vis du texte latin. S’opposant à ces dernières, la version de Vienne présente une graphie assez proche de la version de Gdansk : Apolonie. Cela renforce, à nos yeux, l’hypothèse que la version de Vienne suit l’Apoloines du xiie siècle et que les versions de Bruxelles et de Florence s’en inspirent strictement pour des passages précis. Le fil suivi par notre argumentation permet donc d’entendre que la traduction en vers du xiie siècle pourrait avoir influencé, d’une certaine manière, la version de Vienne : l’Apoloines de Gdansk pourrait être le chaînon manquant.
- 55 Clifford Geertz, Savoir local. Savoir global : les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986.
37Néanmoins, le fil que, tel Thésée, nous avons suivi croise de temps à autre plusieurs fils différents. Ils forment parfois des nœuds, d’où ils repartent dans tous les sens comme les toiles d’une araignée. Nous suivons Clifford Geertz, en croyant qu’il faut donner du sens aux toiles d’araignée que l’Homme tisse autour de lui55. On est alors dans un labyrinthe à pénétrer, une toile perdue dont on ne conserve que des nœuds isolés. Dans le labyrinthe qu’est la littérature française médiévale, thèmes, motifs et noms propres composent un tissu qu’une seule Ariane ne saura jamais interpréter. Pour retrouver les éléments qui ont été perdus, il faut encore circonscrire ceux qui ont été conservés. Nous nous proposons d’ouvrir ici une longue parenthèse, qui nous conduira dans l’abîme du tissu, afin de dénouer un autre fil, partant dans une autre direction et pourtant lié à celui que nous suivions jusqu’ici. Le nœud qui nous intéresse correspond à l’apparition d’un certain Barlam dans l’épisode du siège d’Antioche de la version de Vienne.
La croisade d’Apolonie, roi de Jérusalem, et de Barlam, son vassal
- 56 En confrontant les deux récits, nous observons que la première partie, jusqu’à la contre-attaque de (...)
- 57 « Erat quidam ammiratus de genere Turcorum cui nomen Pirus, qui maximam amicitiam receperat cum Boa (...)
38Dans notre recherche, nous avons considéré que le récit littéraire du siège d’une ville du Levant pouvait être mis en relation avec différents sièges qui se sont effectivement déroulés du temps des croisades – non pas avec un siège particulier. En regardant attentivement les récits latins de la première croisade, nous trouvons deux textes qui traitent amplement de la conquête d’Antioche. L’un est les Gesta Tancredi, l’autre est la chronique de Raymond d’Aguiller. Ignorons une partie de ces histoires, qui n’a pas de point commun avec les trois Apollonius français tardifs56, et observons un petit détail, caché dans la version de Vienne, qui est différent des autres et évoque l’histoire de la première croisade. C’est le moment où Barlam, fils de Maradot entre secrètement dans la ville d’Antioche, rencontre son cousin et emmène son ennemi, Gontacle, hors des murs de la cité. Ce détail coïncide avec le récit de la conquête nocturne d’Antioche par les croisés, racontée dans les Gesta Tancredi : un certain Pirrus, émir musulman, avait livré Antioche, par trahison, aux croisés57. Le même personnage se retrouve dans la Chanson d’Antioche, texte qui pourrait être, du fait de la date probable de sa rédaction, l’une des sources d’inspiration de l’Apoloines. Toutefois, ces données n’éclairent pas l’épisode du siège d’Antioche par Apolonie ; la coïncidence est séduisante, mais elle ne correspond qu’à une seule scène des treize identifiées.
- 58 « Seigneurs, en icellui temps la cité de Anthioche estoit la plus grant et la plus noble qui fut au (...)
- 59 La mention du lac communiquant avec la mer et celle des murailles impénétrables fait penser aux deu (...)
39Cependant, la version de Vienne contient aussi une description d’Antioche, et l’on peut établir légitimement une relation avec notre Barlam, d’autant que le cadre géographique de la fiction ne correspond pas à la topographie de la ville d’Antioche58, et que cette description n’apparaît ni dans les versions latines, ni dans les autres versions françaises. En réalité, la ville décrite est celle de Tyr59. En sachant que les deux villes – Antioche et Tyr – se trouvaient en Terre sainte, il est possible qu’on les ait confondues. Reste à se pencher sur les motifs de cette confusion.
Balaam dux Tyri et l’histoire de Balez
- 60 Alfred Foulet, « Balaam, dux Tyri », Modern Languages Notes, 48/5, 1933, p. 330-335.
- 61 « Balaam enim cum omnibus habitatoribus Tyri, post recessum Alexandri egressus, edificium illud vir (...)
40Durant le siège d’Antioche, dans la version de Vienne, Barlam est secrètement envoyé dans la ville, où il rencontre son cousin. Son rôle semble être celui d’un intrigant. Une fois présenté au roi Gontacle, il devient son ami. Barlam amène ce dernier hors des murs de la cité et les frères de Barlam lui coupent la tête. Or, lors d’un dépouillement de la bibliographie qui pouvait nous servir à repérer le modèle du siège d’Antioche dans les Apollonius français, notre attention a été attirée par le titre d’une notice d’A. Foulet60, traitant d’un Balaam dux Tyri, personnage inventé par l’auteur d’un Fuerre de Gadres latin afin de créer un contre-modèle négatif à Alexandre le Grand, du moins à sa légende rose61.
- 62 A. Foulet (art. cit. n. 60), p. 334-335.
41L’hypothèse d’A. Foulet s’appuyait sur une continuation d’une traduction française du récit latin de Baudri de Bourgueil. Cette continuation, que nous devons considérer plutôt comme un élargissement de la Chanson d’Antioche, traitait d’un certain Balak (Balez ou Balet dans le texte), émir musulman qui a emprisonné Baudouin II de Bourg, troisième roi de Jérusalem, et qui a servi de modèle au Balaam du Fuerre62. Rien n’exclut la possibilité qu’il soit une source pour notre Barlam de la version de Vienne. En suivant cette piste, la comparaison de la continuation française de Baudri à la conquête d’Antioche dans l’Apollonius de Vienne a fait apparaître des résultats intéressants.
- 63 Pour les citations des fragments suivants, voir Paul Meyer, « Un récit en vers français de la premi (...)
42Le début ne montre pas de coïncidences entre la version de Vienne et la continuation. Balet / Balez est un personnage négatif et son rôle correspond plutôt à celui de Gontacle dans la version de Vienne. Plus tard, les habitants de la ville Tyr lui demandent le conseil, avant de donner une réponse à Baudouin II de Bourg. Ainsi, nous ne trouvons aucune coïncidence spécifique jusqu’à la fin du siège ; les seuls faits qui témoignent d’une situation analogue sont communs à tous les récits de siège. Toutefois, après la chute de Tyr devant les armées de Baudouin II, nous nous retrouvons face à un récit qui rappelle pour une bonne part l’épisode de l’Apollonius de Vienne. Bien que les rôles soient parfois inversés, le Balez / Balet de la continuation française de Baudri use de méthodes analogues à celles dont Barlam se sert dans la version de Vienne63 :
Continuation française de Baudri
Et fu aventuros pur Franceis enganer :
Il prist quatre paiens, sis prist a tapiner,
Vesti lez come hermines por els defigurer,
Por espier le rei q’il voudrent affoler.
En la terre des Francs vindrent por habiter.
(v. 71-75)
Version de Vienne
Atant print congié Barlam du roy et des autres barons et appella ses neufs freres, dont le plus jeune avoit .XXIV. ans, et estoient tous chevaliers, et leur dist : « Seigneurs et freres, je vois en Anthioche et, se je puis, je feray tant par mon savoir et par ma science que je vous amenré Gontacle le roy. Sy soyez dedans quarante jours que vous et mon oncle soiez tous armez et vous tenez ledit temps durant pres de la baillie des murs, et je vous amenré Gontacle, si en ferons nostre voulenté ». Ainsi l’accorderent. Atant sedepart d’eulx et fist tant que par sa soutiveté il entra en Anthioche, et se acointa d’un chevalier qui estoit son cousin germain. Et quand il le congnut, il en fut moult joyeulx et luy enquist comment Apolonie l’envoioit, et il luy compta de mot a mot, et comment le roy Apolonie avait grant gent, mais ilz ne savoient par quel tour avoir la ville, et que tous les barons avoient juré que jamais ilz ne se partitoient du siege de la ville jusques a ce qu’ilz l’eussent prinse et conquestee.
43Après avoir pénétré le camp de l’ennemi, Balez et Barlam deviennent l’adversaire ou l’allié de respectivement quarante ou quatre-vingts chevaliers. Notons également que l’un de ses fidèles veut aider ou informer soit lui ( = Balet), soit le roi légitime ( = Apolonie) :
Un jor dist Baudoïn q’il s’irreit deporter
Desques vers Belinas, et le quida celer,
Por veer de la ville s’il la porreit embler.
Ne sont qe quatre vinz, mès tot sont bachiler,
Q[ue] il amene od sei, et touz les fist armer ;
Bien l’ot seu un des quatre qi l’ot dit a l’escler ;
(v. 76-81)
Adont manda secretement tous les .XL. chevaliers de son alience et leur compta florida ( ?) de mot a mot tout ce que Barlam brassoit, dont ilz furent moult joyeulx et lui dirent que ilz ne luy fauldroient point jusques a la mort et que ilz se entremissent hardiement. Adonc sceust bien le chevalier que, se il ne mectoit peine et diligence en ceste besogne, que sa terre et ses parens seroient parduz et destruiz, et eust bien voulu estre apaisé au roy Apolonie. Si luy dist : « Cousin, fait il, comment pourré je faire ma paix envers le roy Apolonie ? Nous sommes telz quarante chevaliers seans qui passé a dix ans sommes hommes a Apolonie et qui tous vouldrions estre en sa compaignie pour faire tout son commandement et le servir loyaument.
– Par ma foy, dist Balam, se je povoie estre ung peu acointe de Gontacle et que nous yssisions une journee dehors de la ville, je lui feroye passer les baillies et vous et vos amis demourriés, et se ainsi se povoit faire, je vous jure sur ma teste coupper que je vous feré a tous vostre pais et avoir a tous toutes vos terres et seigneuries. – Par foy, cousin, dist le chevalier, c’est bien dit ».
44De l’autre côté se trouvent plusieurs milliers de soldats, participant à une bataille après une période de paix (les trêves dans l’Apollonius de Vienne ; la conquête de Tyr dans la continuation) :
Balet l’engigneour qi molt l’out mal penser.
Il prist treis mil[e] Tur, qar molt se volt haster,
(v. 82-83)
Ad ce jour estoient venus souldoyés qui estoient jusques a mil, et estoit le derrenier jour de la treve. Les mille souldoyés se presenterent au roy Gontacle, et il les receut moult liement et leur promist bons gaiges. Et la estoit Barlam avec les .XL. chevaliers et dirent au roy Gontacle : « Nous congnoissons bien se nouveau soudoyer : il est le plus hardy chevalier qui soit en nul royaume. – Par foy, dist Gontacle, il soit bien venu, et nous livrerons demain bataille a Apolonie ».
45On mentionne aussi la préparation d’une embuscade :
En un val s’enbuscha u se fist bien celer.
Li reis y est venuz e[i]nz terme de disner.
Quant il vit lez paiens fait l’out desesperer :
Ne fu mie merveille, qar quis vousist conter,
A un fussent bien trent, sanz parole fauser.
(v. 84-88)
Ainsi se acointa Barlam au roy Gontacle et le servit le jour de sa couppe au disner. Et le landemain au matin ilz furent tous armez et yssirent hors de la ville, et vindrent jusques aux baillies, et la estoit Barlam tout armé au plus pres du roy Gontacle : « Sire, nous sommes foison de bonnes gens et sommes assez fors pour combattre l’ost du roy apolonie, car ilz ne se donnent engarde de nous en l’ost. Si conseilleroie que nous allissions espartement jusques a eulx ». Lors le mena Barlam si avant que ilz l’apparceurent et passerent les quarante chevaliers, qui bien savoient la pancee Barlam et ne se hastoient pas d’aler.
46Après la bataille vient la mort du mauvais traître, par décapitation :
Puis ad traite l’espie q’il aveit al costé,
Le chief li ad trenché al cuvert mesalé ;
Puis li a dit paroles et l’a molt ramponé…
(v. 177-179)
Adonc saillirent les .IX. freres Barlam et leurs gens, qui prinrent le roy Gontacle et l’emmenerent en leur pavillon. Et incontinant lui coupperent la teste…
47Quant au roi légitime (Baudouin/Apolonie), il regrette la mort du traitre. Les raisons de Baudouin sont évidentes, car il avait été emprisonné par Balez (Balak) à Chartape (Kharput) ; Apolonie n’explique pas les siennes.
Puis s’aisist maintenant le chief ensanglanté,
Et est venu al rei, si li ad presenté,
Et li ad tout issi come il [ot] fait conté.
Quant li reis l’[ot] oï forment l’en ad pesé,
Q[ue]il ne li aveit [tres]tot vif amené ;
Et por un sol petit [que] ne l’ad afolé ;
Car s’il le tenist vif, mal li fust encontré ;
Bien li gueredonast ceo q’il aveit pené,
U il se reensist Chartape la cité.
(v. 182-190)
[…] sans que le roy Apolonie le sceut en aucune maniere, dont il en fut depuis moult doulant.
48Plusieurs autres détails coïncident, qu’il n’est pas nécessaire de développer ici. Le texte n’est pas, pour autant, la source avérée de l’épisode dans la version de Vienne. Il est néanmoins le seul qui témoigne du nom d’un personnage qui pouvait être à l’origine de Barlam. Cela ne signifie pas pour autant qu’entre les deux existait une relation directe.
- 64 La continuation citée par A. Foulet a été éditée par P. Meyer dans la seconde moitié du xixe s. et (...)
- 65 P. Meyer (art. cit. n. 63), p. 4-7.
- 66 C. Sweetenham et L. M. Paterson (op. cit. n. 64), p. 72. Plusieurs autres témoignages confirment ce (...)
- 67 Le premier seigneur de Tyr a été Conrad de Montferrat (1188-1192). L’auteur de la continuation igno (...)
- 68 Ordéric Vital avait également écrit sa chronique entre 1136-1141. Voir infra pour la relation de la (...)
49La datation de la continuation soulève une série de problèmes. Cette dernière se trouve dans deux manuscrits dont l’histoire est très embrouillée64. Si la rédaction de la partie commune aux deux témoins remonte, selon P. Meyer, à la fin du xiie siècle65, la continuation date au moins d’un siècle plus tard66. Cela n’empêche en rien un auteur du xive siècle d’utiliser une histoire composée auparavant. De plus, dans l’un des vers de la continuation, la ville de Tyr « ne la preïsent Turc desq’al jor de jugier » (v. 54), ce qui signifie, à nos yeux, que l’auteur avait composé la continuation avant 1291, date de l’occupation de la ville par les mamelouks. Un deuxième indice est la mention du roi Foulques (1131-1143) : « Car desque al rei Focun la feïsse durer / Qi fu sire d’Anjou… » (v. 59-60), et le troisième est l’absence des vassaux de Tyr67. Pour l’auteur de la continuation en vers, la ville de Tyr appartenait encore au roi de Jérusalem, ce qui remonte la datation vers 1143-1188. La première partie de cet intervalle correspond d’ailleurs à l’époque où les histoires ayant Baudouin II comme protagoniste devaient circuler en France68.
Quelques autres histoires croisées du xiie siècle
50La toile d’araignée qui se tisse devient trop dense, au point de devenir tel un tissu. Sans délaisser l’Apollonius de Vienne, et tout en tentant de le relier à d’autres textes qui témoignent d’une thématique du xiie siècle afin de montrer que l’Apoloines a été sa source d’inspiration, nous devons défaire un deuxième nœud, lié à celui de Balaam.
- 69 Suzanne Duparc-Quioc, La chanson de Jérusalem. Étude historique et critique, thèse pour le diplôme (...)
51La Canso d’Antioca occitane, quoique différente de la continuation de Baudri, présente la même séquence d’événements. Cette contradiction, doublée par le choix de certains mots ou syntagmes, voire par la mention d’un « clers provencel », ont mené S. Duparc-Quioc, puis C. Sweetenham et L. Paterson69, à chercher l’origine de la continuation française dans le texte occitan. Sans s’attarder sur l’analyse de la relation entre ces textes, il faut noter que la continuation fonctionne comme un deuxième ajout à un texte source. Autrement dit, le passage peut être contaminé par trois récits, dont un seul serait aujourd’hui connu. Le troisième a été intégré d’une façon incongrue dans la composition du récit, bien qu’il soit postérieur aux événements mentionnés par la Chanson d’Antioche.
52Revenons à Balak et à son histoire. Non moins douteuse, une autre version de cette dernière, dérive sans doute de la même source et est racontée par Ordéric Vital avant la libération de Baudouin et le siège de Tyr par les Vénitiens :
- 70 Ordéric Vital, Historia ecclesiastica, xi, iv, 259-260, éd. Marjorie Chibnall dans The Ecclesiastic (...)
Ioscelinus autem et omnes Christicolae audientes hoc gavisi sunt ; et alacriter ad proeliandum contra illos convenerunt. Tunc etiam volente pio Salvatore nostro quinque preclari milites affuerunt, qui eadem septimana ut iam diximus de barbarica captivitate remeaverunt. Inter Monbec et castellum Trehaled in ingenti panicie proelium ingens factum est. Cum Balad Musci et Heron frater eius aliisque plures admiralii pugnare, totisque viribus conati sunt Christianos pessundare. Ibi tunc Balad Goisfredo monacho comiti de Mareis mandavit, ut duos asinos auro onustos reciperet, et de bello solus ipse recederet, ne in bello uterque eodem die periret. Soror enim eius quae sortilega perissima erat, in constellationibus quod Goisfredus et Balad mutuis ictibus occumberent ipso die inspexerat ; fratrique suo ut sibi precaveret plorans indicaverat. Religiosus vero comes munera tiranni ut stercus contempsit, seseque in confessione dei ad sacrificium laetus optulit ; multorum sanguinem sanctorum ulciscens Balad interfecit, et ipse pro Christo devote dimicans gloriose occubuit. Vexillum eius in corpore Balad repertum est ; quo cadente dirum et grave onus de cervicibus Christianorum abiectum est70.
- 71 Ibid., vol. 6, p. 124, n. 1.
- 72 Une partie des sources d’Ordéric étaient orales. Voir par ex. le cas de Bérold, survivant de la Bla (...)
53Pour M. Chibnall, Musci et Heron, frères de Balak, sont des personnages inventés71. Nous passons, l’objectif de cette étude n’étant pas la quête des vérités historiques. En analysant uniquement ce qu’André Breton appelait les êtres de papier, nous observons que Geoffroi, l’autre personnage, est présent dans la continuation française du récit de Baudri, certifiant ainsi la circulation d’une version de cette histoire en France dans la première moitié du xiie siècle. Les histoires des croisades étaient parmi les thèmes favoris des conteurs de l’époque et nous supposons que la version a été probablement véhiculée oralement72, puis modifiée en fonction des attentes du public. Elle put donc servir de modèle à plusieurs autres histoires, dont, par exemple, celle du siège fictif d’Antioche par Apoloines.
- 73 L’histoire pouvait être facilement adaptée pour présenter Baudouin assiégeant la ville de Tyr, car (...)
54De la même manière, il est impossible de relier Baudouin II de Bourg avec le siège (réel) de la ville d’Antioche. Il n’a pas assiégé Tyr non plus ; en 1124, année du siège de cette dernière ville par les croisés et par les Vénitiens, Baudouin était encore le prisonnier de Balak. Néanmoins, l’auteur de la continuation française lui opposa dans un siège fictif le personnage littéraire Balez, parce que le Balak historique avait assiégé Baudouin à Kharput et parce qu’il était l’adversaire du roi73. Si l’auteur anonyme a seulement voulu reprendre une histoire en la simplifiant, l’opposition entre Baudouin et Balak constitue l’histoire parfaite, selon la recette fictionnelle qui explique également la mutation du nom de ce dernier dans le Fuerre de Gadres latin.
Balak, Balaam et Barlam
- 74 Pour l’histoire de Balak et Balaam, voir dans la Vulgate, Nb 22-24 ; Nb 22, 2 et s. : « Balac filiu (...)
- 75 Pour l’histoire de Balaam dans l’art roman, voir Ilene H. Forsyth, « L’Âne parlante. The Ass of Bal (...)
- 76 La même hypothèse est envisagée par A. Foulet (art. cit. n. 60), p. 332. De surcroît, Balak a ordon (...)
- 77 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 192. Il est également possible que ce changement r (...)
55Reste à expliquer la métamorphose de Balak ou Balez en Balaam, puis en Barlam dans l’Apollonius de Vienne. Le rapprochement des noms fait penser à l’histoire biblique de Balaam et Balak74, où le dernier est un roi qui a maudit les Israélites des plaines de Moab. L’histoire, très connue, fut maintes fois représentée par les artistes médiévaux75. Ce personnage négatif, qui s’oppose à Balaam, gagne un statut positif après l’épisode de l’âne parlant. Quant à l’assonance des deux noms, elle a probablement été à l’origine d’une confusion76. L’auteur anonyme du Fuerre a pu alors les relier au Balak musulman de la première moitié du xiie siècle, puisque la géographie et l’histoire de la Terre Sainte étaient très familières aux croisés. Au Moyen Âge, les temps bibliques et l’Antiquité greco-romaine formaient une seule époque, celle des Anciens, dont on retrouvait les traces dans la réalité immédiate. Tout porte à croire que l’emprunt des noms a été fait par une série d’associations entre plusieurs histoires. Si nous lisons attentivement la version de Vienne, nous observons d’ailleurs qu’à la fin du feuillet 29b, le nom de notre Barlam change – même s’il ne s’agit que d’une occurrence – en Balam77.
56Un deuxième élément aide à déchiffrer les raisons de la confusion entre les noms : la présence même de la ville de Tyr dans toutes les histoires que nous avons mentionnées. Puisque la topographie de la ville décrite comme Antioche dans la version de Vienne renvoie à celle de Tyr, qu’Apollonius est dans l’Historia le roi de cette ville, et que le conflit qui opposait Baudouin II à Balez en 1124 eut lieu, dans l’imagination de l’auteur médiéval, toujours à Tyr, nous pensons que l’auteur de la continuation française, parlant de Balez, et celui du Fuerre de Gadres, mentionnant un Balaam, savaient qu’Apollonius avait été roi de cette ville. Ce long fil, qui traverse plusieurs nœuds, n’est cependant pour le moment que partiellement détissé.
Les goûts littéraires des croisés
57Or, un autre fil s’ajoute à ceux que nous avons déjà identifiés dans la toile. Balak, le personnage réel, devait indubitablement connaître les histoires qui circulaient chez ses adversaires francs, puisque Balez, son avatar littéraire, « parla franceis » (v. 144). Selon le chroniqueur normand, lors du siège de Kharput, son épouse la reine Fatima avait averti les croisés que les propositions de son mari étaient fausses et qu’ils devaient se rappeler l’histoire de Troie, en faisant une allusion au cheval construit par Ulysse :
- 78 Ordéric Vital, xi, iv, 255 (éd. cit. n. 70), vol. 6, p. 120.
Decennem Troiae obsidionem recolite, et miros heroum eventus quod histriones vestri cotidie concrepant recensete, et inde vires resumite, animosque corroborate78 !
- 79 M. Delbouille avait aussi envisagé cette supposition ; cf. M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1185 (...)
- 80 Après l’invasion d’Antioche par les Seldjoukides en 1119 et la défaite du régent (Roger de Salerne) (...)
- 81 Cf. Quintius Curtius Rufus, Historiarum Alexandri Magni Macedonis libri qui supersunt, iv, ii, 2 ; (...)
58La référence à la guerre de Troie contient in nuce la clé de notre interprétation. Il existe dans les versions françaises tardives de l’Apollonius une longue période de trêves, inspirée par celles de la guerre de Troie. Cela ne veut pas dire que nous avons identifié la parenté limpide d’un motif littéraire, car ces textes ne communiquent pas directement. Il apparaît toutefois que les personnages qui nous intéressent, Baudouin et ses croisés, se trouvent dans un contexte qui renvoie à la Bible, aux histoires de l’Antiquité gréco-romaine et aux interprétations médiévales de ces dernières. Leurs histriones racontaient des histoires qui traitaient probablement de la guerre de Troie et de l’histoire d’Alexandre79 (la reine Fatima le dit clairement), et nous croyons que l’entourage de Baudouin II dans son expédition à Antioche en 1119-112080 pouvait le comparer à Judas Macchabée, à Alexandre le Grand, ou à d’autres personnages en rapport avec la ville en question. Les histriones mentionnés par la reine Fatima lui ont sans doute raconté l’histoire d’Alexandre assiégeant la ville de Tyr81 et Baudouin pouvait aussi être comparé aux héros de la première croisade : Bohémond, Geoffroi, Tancrède. Ainsi, les origines du siège d’Antioche par Apollonius peuvent s’insérer dans une toile d’araignée constituée par les récits des croisés qui s’inspiraient de plusieurs sources, bibliques, antiques et médiévales qu’ils comparaient avec leur propre réalité. Notons en dernier lieu que l’auteur de la continuation affirme s’être appuyé sur cette tradition orale :
- 82 Le même argument a été invoqué par A. Foulet (art. cit. n. 60), p. 334.
Nel cunt pas por estoire, je l’oi por voir conter
A celui qi en cel an aveit passé la mer,
Et ceo fu lunc tens a, mais bien m’en puet (re)membrer (v. 64-66)82.
- 83 P. Meyer date la continuation anonyme du dernier quart du xiie s., ce qui permet de justifier le te (...)
59Cette comparaison permanente, à deux, trois ou quatre degrés, a donné lieu à des diverses associations, confusions et transferts de motifs. Une double confusion dans un récit de troisième main ne doit pas étonner. Cela montre que l’Apoloines est inspiré par un texte antérieur au récit de croisade, qui en fut probablement la source83, et qui circulait sans doute oralement en terre française durant la première moitié du xiie siècle.
Apollonius, Alexandre le Grand et les livres deutérocanoniques de la Bible
60À la fin de cette longue parenthèse, nous avons pu établir une relation entre le Barlam de la version de Vienne, héritier probable d’un Barlam de l’Apoloines du xiie siècle, et d’autres sources possibles : le Balaam du Fuerre de Gadres latin, le Balez de la continuation française de l’histoire de Baudri de Bourgueil, ainsi que Balak, un personnage historique, Sarrasin du temps de la première croisade. Les associations qui ont mené à cette évolution de personnage en personnage trouvent leur origine dans la Bible : l’histoire de Balaam et Balak fonctionne alors comme liant entre les différents textes. Tandis que certains détails de l’histoire de Balaam du Fuerre, ou de Balez de la continuation, permettent de mieux comprendre le paradigme du siège d’Antioche dans les versions de Vienne, de Florence et de Bruxelles, l’explication demeure encore incomplète. Il manque un dernier nœud dans le réseau que nous avons dessiné jusqu’ici : l’apport de la Bible et de l’histoire d’Alexandre le Grand à celle d’Apollonius. Il existe en effet une série de relations qui lient les différents avatars d’Apollonius à ces deux autres sources.
- 84 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 42.
- 85 « Et misit se Raguhel et cum lacrimis osculatus est eum et plorans super collum eius dixit benedict (...)
- 86 J. M. Hunt, « Apolloniana », Harvard Studies in Classical Philology, 92, 1989, p. 405-406.
61Dans la version de Vienne, le protagoniste a une ascendance biblique. M. Zink croit qu’« il est en effet le fils du roi d’Antioche Tobias et de la reine Sarah, noms bibliques chargés d’effacer dès les premières lignes, comme ce sera aussi le cas du nom de Barlam à la fin du roman, ce que l’histoire a de païen »84. Cette conclusion est plus que probable, car la syntaxe très concentrée du roman ne permet aucun ajout significatif, mais le fait que la référence biblique soit placée au début du récit, avant tous les autres ajouts, nous a conduit à rechercher les occurrences des deux noms dans la Vulgate. La seule partie de l’Ancien Testament où ces deux personnages sont mentionnés ensemble est le livre de Tobit : Tobias est le fils de Tobit et Sara est une jeune fille exorcisée, mariée par la suite à Tobias, le fils de son sauveur85. S’ajoute là une autre coïncidence, plus importante, car l’Historia Apollonii, source des versions françaises que nous analysons, s’inspire copieusement du livre de Tobit, paraphrasant mot pour mot des versets des chapitres x et xi86. L’histoire de Tobias et Sara est aussi un récit d’aventures, plein de voyages, de retrouvailles et d’autres détails qui rappellent certains motifs de l’Historia Apollonii.
- 87 « Simon autem de tribu Beniamin praepositus templi constitutus contendebat obsistente sibi principe (...)
62Nous avons cherché d’autres occurrences de ces noms, pour expliquer cet ajout par l’intermédiaire d’une double confusion, et nous avons trouvé un passage du Deuxième Livre des Maccabées qui traite d’un Tobias87, père d’Hircanus, mentionné lors de la révolte des Maccabées contre le roi hellénistique Antiochus de Syrie. Au même endroit, la Vulgate mentionne un certain Apollonius, fils d’un Tharsea(s), stratège en Phénicie et en Cœlésyrie. Or, le nom de la fille du protagoniste de l’Historia Apollonii (Tharsia) est similaire au nom du père de l’Apollonius biblique. Il se peut alors que la version de Vienne fasse ainsi allusion à un « grand-père » biblique. Quant à Apollonius, il gagne un statut historique, devenant un personnage réel, la Bible racontant des histoires « vraies » du temps des Anciens. Voulant rapprocher plusieurs histoires, pour une meilleure cohérence du récit, suivant aussi les habitudes des histriones des croisés, qui racontaient les histoires antiques à leurs seigneurs, l’écrivain qui a relié Apollonius à Tobias, Sara et Tharseas connaissait sans doute la Bible. Et la Bible témoignait, à ses yeux, de la Vérité.
- 88 A. M. Babbi (art. cit. n. 7), p. 181.
- 89 « Et eorum instituta aemulabantur ac per omnia his consimiles esse cupiebant quos hostes et perempt (...)
- 90 « Et factum est postquam percussit Alexander Philippi Macedo qui primus regnavit in Graecia, egress (...)
63Le nom de cet Apollonius biblique apparaît quatorze fois dans les deux premiers Livres des Maccabées. Il est toujours mis en relation avec un Antiochus ou un Alexandre. De même, nous comptabilisons quarante-six occurrences des mots Antiochus et Antiochia dans 1 M et trente-cinq dans 2 M. L’Antiochus que mentionnent ces livres est Antiochos IV Epiphanes, souverain séleucide régnant à Antioche (175-163 av. J.-C.). Cette coïncidence, signalée par d’autres chercheurs88, a pu être exploitée par un traducteur ou compilateur médiéval qui l’aurait aussi repérée. Dans les livres des Maccabées, il est également fait mention de la ville de Tyr, où le grand prêtre Josué (Iason) envoie une somme d’argent pour la célébration des jeux en honneur d’Héraclès89. Notons également que le roi Alexandre le Grand fait son apparition dans la version de Vienne. Sa présence pourrait alors s’expliquer en relation avec le début du premier livre des Maccabées90, qui parle d’Alexandre le Grand, le roi de Macédoine, sans pour autant exclure la volonté de l’adaptateur de plaire à un public friand d’histoires et toponymes mythiques.
- 91 La Vulgate était aussi à l’origine de confusions, puisque dans les Maccabées on trouve aussi un Ale (...)
- 92 Cf. « et exiit ex eis radix peccatrix Antiochus Inlustris filius Antiochi regis qui fuerat Romae ob (...)
- 93 Cf. perfectum scelus / perpetratus scelus des recensiones latines : RA : « Perfectoque scelus evasi (...)
- 94 RA : « In civitate Anthiochia rex fuit quidam nomine Anthiocus, a quo ipsa civitas nomen accepit An (...)
- 95 Pour le point du départ de cette confusion voir : « […] misso autem in Aegypto Apollonio Mnesthei f (...)
- 96 « Et paratum est regnum in conspectu Antiochi et coepit regnare in terra Aegypti ut regnaret super (...)
64Le texte sacré lui consacre l’introduction. Elle est la seule partie de l’Ancien Testament qui mentionne le nom d’Alexandre et les vingt-six occurrences de ce nom sont les seules mentions bibliques du grand roi macédonien91. Toujours dans le texte biblique, après le règne d’Alexandre apparaît aussi un Antiochus, que l’on nomme radix peccatrix (ῥίςα άμαρτωλὸς)92 syntagme qui pouvait évoquer, pour un clerc médiéval, le péché d’Antiochus dans l’Historia93 sans qu’il y ait pour autant une origine commune. Nous ne devons pas oublier que les recensiones latines du roman disent que la ville d’Antioche tient son nom de celui de ce roi94, ce qui correspond aux données fournies par la Bible et par toute autre source que notre clerc aurait pu consulter. Ainsi, le caractère du personnage dans la version de Vienne n’est pas une reprise altérée de l’Historia, mais un mélange du récit latin et des deux premiers livres des Maccabées. Le roi hellénistique Antiochus régnait aussi sur la terre d’Égypte, où le protagoniste de l’Historia Apollonii s’enfuit après l’épisode de la devinette95. Et Antiochus était servi, comme nous l’avons déjà mentionné, par un stratège, Apollonius96.
- 97 Cf. C. Galderisi (art cit. n. 19).
- 98 Eustache Deschamps (xve s.) mentionne également un Apoloyne dans un contexte biblique, à côté de Ju (...)
65À nos yeux, le compilateur a essayé de mettre en place une syntaxe narrative plus ample pour son roman. « Il a voulu relier son protagoniste au Roman d’Alexandre et à la Bible »97. Il avait compris que le roi Alexandre du premier livre des Maccabées était le héros fameux de la littérature de son époque et il s’était aperçu de l’existence biblique d’un Antiochus, d’un Apollonius, de la ville de Tyr, de la ville d’Antioche, d’un personnage Tharséas, dont le nom ressemblait à celui de la fille d’Apollonius dans son roman, de la terre d’Égypte, et d’un personnage appelé Tobias. Il trouvait là tous les éléments de sa source et beaucoup d’autres noms absents de l’Historia. Puisqu’il connaissait déjà l’histoire de Tobias et de Sara, le traducteur a voulu entrelacer les deux récits bibliques et donner un surplus de vérité à son œuvre par l’intermédiaire des personnages vétérotestamentaires98.
- 99 Nous citons un seul manuscrit du Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, où Antiocus est suivi dans (...)
- 100 A. M. Babbi (art. cit. n. 7), p. 184-185 ; cf. M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1185.
66Enfin, signalons que la présence d’Alexandre le Grand dans la version de Vienne pouvait s’appuyer également sur l’apparition d’un personnage dénommé Antiocus (c’est-à-dire Antiochos Ier de Syrie, 280-261 av. J.-C.) dans les différentes versions médiévales de l’histoire d’Alexandre99. Notons aussi que l’Historia Apollonii accompagnait souvent l’Historia Alexandri Magni dans les manuscrits100. Il est possible que le traducteur français ait observé ces points communs du récit biblique et de l’Historia latine, si bien que nous trouvons, à côté d’Alexandre, demandé par la présence biblique d’Antiochus et d’Apollonius, le couple Tobias et Sara du début du roman.
D’autres preuves dans la version de Vienne
67Cette longue démonstration, qui part du siège d’Antioche pour retourner à l’histoire de Tobias et Sara et à la rencontre entre Apollonius et Alexandre, met en valeur le grand nombre d’influences que l’on peut trouver dans la version de Vienne. Cette dernière version constitue l’un des pivots sur lequel repose l’espace péridiégétique où les motifs et les noms propres des personnages sont empruntés d’un récit à l’autre, que nous avons comparé à une toile d’araignée. Il n’est pas exclu que l’Apollonius de Vienne ait lui-même été confectionné à partir de ce tissu. Il faut donc savoir si la version de Vienne a vraiment repris des passages d’un texte du xiie siècle. En approfondissant notre lecture de l’Apollonius de Vienne, nous avons trouvé d’autres indices complétant ceux présentés jusqu’ici.
Le dromon
68Le premier d’entre eux est l’occurrence singulière, dans la version de Vienne, d’un dromon :
- 101 Le feuillet 4a ; Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 70.
Et eurent ung dromon bien garny d’armemans et de vitailles et de tout ce que bon lui fut, et se mirent en haulte mer et eurent bon vent tant que ilz arriverent en Gresse101.
- 102 Cf. par ex. le fragment immédiatement suivant, où Apolonie « entra en sa galee, et passa en l’isle (...)
- 103 « Sy les fist Muaffe prendre drommons et mettre gens dedens, qui nagerent vers la cité » (Jean des (...)
69La présence de ce mot étonne : dans le reste du récit, il n’y a que des « galees »102. Bien que le mot soit attesté à travers le xive siècle et que la dernière occurrence que nous avons trouvée date d’environ 1450, les textes en moyen français qui le présentent ne font que le reprendre aux récits qui datent des xiie-xiiie siècles103. Puis, un autre fait surprenant est que la plupart des occurrences tardives se concentrent dans le Baudouin de Sebourc, récit déjà mis en relation avec les Apoloines de Gdansk.
- 104 Richard W. Unger, « Warships and Cargo Ships in Medieval Europe », Technology and Culture, 22, 2, 1 (...)
- 105 Dans le monde byzantin et pan-méditerranéen des xie-xiie s., son succès s’était graduellement dimin (...)
70Le « dromon », navire byzantin, a disparu dans la première partie du xiiie siècle pour être remplacé par la galère médiévale à forme ronde. Le dromon était l’un des ancêtres de cette galère ; il pouvait transporter plus de trois cents soldats104. Navire préféré des premières croisades, sa largeur considérable, doublée par la présence d’une tour en bois qui englobait le mât, le transformait en un bateau de guerre exemplaire105.
- 106 Nous remercions M. Frankwalt Möhren pour son aide précieuse ; il nous a envoyé la liste d’occurrenc (...)
- 107 Le Charroi de Nîmes (2e tiers du xiie s.) ; Alexandre de Paris, Roman d’Alexandre (v. 1185) ; Thoma (...)
71Au xive siècle, les acceptions caractéristiques de ce bateau byzantin avaient toujours cours, ce qui n’était plus le cas à la fin du même siècle et durant la première moitié du siècle suivant106 ; il convient d’observer que les formes dromon et dromont sont les plus courantes. Il existe cinq textes contenant le mot dromon au xiie siècle, dix au cours du siècle suivant et huit au xive siècle107.
- 108 Voir les gloses de Rachi concernant le Talmud (fin du xie s.) ; Aiol (2de moitié du xiie s.) ; Wace(...)
- 109 Voir à ce propos la vie, le martyre et les miracles de saint Edmond (3e tiers du xiie s.) ; et Hue (...)
- 110 Pour Dromonz, voir : Guillaume le Clerc, Bestiaire de la divine escripture (1211 ? 1210 ?) ; Bueve (...)
- 111 David A. Trotter, Medieval French Literature and the Crusades (1100-1300), Genève, Droz, 1988, p. 7 (...)
72L’appendice dental de la nasale finale (dromont) est attesté par un nombre analogue de témoins : un seul de la fin du xie siècle, trois du xiie, treize du xiiie, deux du xive et un seul du xve108. Nous décelons ensuite certaines préférences quant aux graphies du mot, car la forme dromunt ne se trouve que dans deux textes du xiie siècle109. À la différence, les formes dromonz, dromons, dromunz et dromund ne sont respectivement attestées que dans quatre, une, deux et deux autres textes du début du xiiie siècle110. Or, ces résultats contredisent l’hypothèse proposée par D. A. Trotter, qui ne voyait aucune abondance du vocabulaire de croisade dans les récits français des xiie-xiiie siècles111, en envisageant une définition stricte de la croisade et en ne cherchant que les termes propres à l’idéologie. Ici, le dromon, mot d’origine nettement levantine, renvoie au contexte des croisades dans la mesure où l’on parle d’une histoire des mots, et non pas d’une histoire sociale. Sa place est majoritaire dans les chansons de geste, influencées par les chansons de croisade, deux genres littéraires qu’on ne distingue pas très bien.
- 112 L’un des quatre textes où nous avons trouvé le « dromon », Blancandin et l’Orgueilleuse d’amour, es (...)
73Les occurrences du mot paraissent très importantes dans les chansons de geste, surtout en comparaison avec leur fréquence dans les romans d’aventures ou arthuriens112, et avec les quelques emplois secondaires dans les chroniques ou dans d’autres récits à caractère historiographique. La seule occurrence inattendue est la plus ancienne, à la fin du xie siècle, chez Rachi. Le fait que le dromon apparaisse dans les gloses françaises du Talmud témoigne d’un usage du mot bien avant 1097-1099. Néanmoins, l’occurrence est singulière et cela laisse toujours supposer que la spécialisation du mot date bien du xiie siècle.
- 113 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 70.
74Il faut également se rappeler que les noms des personnages du siège d’Antioche dans la version de Vienne ressemblent plus aux noms des chansons de geste qu’à ceux des romans. De surcroît, la structure du siège d’Antioche s’apparente à celle d’un texte dont l’origine doit être cherchée dans les histoires de croisade qui circulaient en France ; enfin la présence de Barlam dans la version de Vienne indique aussi une provenance levantine. Ajoutons la description de la ville de Tyr et la présence du royaume de Palarne, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Signalons enfin que le « dromon » apparaît dans les chansons de geste en contexte de navigation en haute mer, et qu’il a des fonctions militaires. Or, dans la version de Vienne, dont le manuscrit date du xve siècle, Apolonie utilise le dromon pour se mettre « en haulte mer »113. Pour toutes ces raisons, le dromon de la version de Vienne pourrait être un emprunt à un modèle antérieur, qui paraît remonter au xiie siècle.
La succession au trône
- 114 Ibid., p. 148.
- 115 Les seuls cas à peu près similaires concernent l’élection de divers empereurs allemands, mais le rô (...)
- 116 Les deux recensiones latines ne mentionnent que trois royaumes ; cf. RA : « tenuit regnum Antiochie (...)
75Un autre bref passage, traitant de la succession au trône, a attiré notre attention. Dans la version de Vienne, Maradot, avant d’être tué, dit que « les barons des quatre royaumes feroient ung roy par droicte election »114. En essayant de lui trouver des équivalents dans l’histoire médiévale, nous n’avons pas trouvé de cas similaires en Occident115. Nous avons découvert toutefois qu’après la mort du premier roi de Jérusalem, Geoffroi, ses vassaux lorrains refusèrent son testament, par lequel il laissait toutes ses possessions au patriarche Daimbert. Ils élirent comme roi le frère de Geoffroi, Baudouin Ier d’Édesse. À la mort de ce dernier en 1118, quoiqu’il eût choisi son frère Eustache III, comte de Boulogne, comme héritier, les barons élirent Baudouin II de Bourg, nouveau comte d’Édesse. Il semble donc, au moins pour la première moitié du xiie siècle, que la succession de Jérusalem se faisait par le choix des barons, comme dans la version de Vienne. En outre, les quatre royaumes de l’Apollonius de Vienne sont Antioche, Tarce, Etyope et Arrabe, écho des quatre États croisés de la première moitié du xiie siècle : le royaume de Jérusalem, le comté de Tripoli, la principauté d’Antioche et le comté d’Édesse116.
La prosodie
- 117 C. Galderisi (art. cit. n. 7).
76Le troisième témoignage est offert par la prosodie. Le fragment de Gdansk est en vers ; il peut être donc soumis à une analyse spécifique. Nous pensons que le récit entier, dont il n’est qu’un fragment, devait être rédigé en vers isosyllabiques et nous savons que deux autres versions françaises ont des passages en vers correspondant aux parties du texte latin où la fille d’Apollonius récite des devinettes en hexamètres, tirées des Ænigmata de Symphosius117. L’une des versions est celle de Vienne, l’autre est celle de Bruxelles. En sachant que ces deux versions présentent le siège d’Antioche, il convient de choisir quelques vers pour une brève comparaison :
- 118 A. Schulze (éd. cit. n. 7), p. 226, d’après Ch. B. Lewis (art. cit. n. 7).
Version de Gdansk
Chascuns tenoit nue [s’espee]
Soz sun mantel en rec[elee].
La pucele poor avoit,
D’Apollonie molt se cremo[it],
Les deus prioit secree[ment]
Que le roi muent sun [talent]118,
- 119 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 208.
Version de Vienne
Oste de toy dueil et tristesse,
Confortez toy, ayez lyesse
Et viens en l’air descouvrir ta face ;
La douleur de ton cuer efface,
Car pour vray, selon mon cuidier,
Le createur te veult aidier119.
- 120 Ch. B. Lewis (art. cit. n. 7), p. 116-117.
Version de Bruxelles
Vierge vous pry, fille de roy,
Que de tenebres hors yssiés,
Et laissiés coy che grant desroy,
Et plus ensi ne gemissiés.
Dieux vous aidra si qu’il fait moy,
Ne vous chieent larmes des yeulx,
Mais regardés le chiel aux dieux,
Et reprenés confort a moy120.
77Sans insister trop sur ce thème, on constate que les vers de la version de Vienne respectent le mètre et les rimes plates de la version de Gdansk. À la différence de ces dernières, la version de Bruxelles présente des rimes embrassées, ce qui invite de nouveau à relier l’Apoloines de Gdansk de l’Apollonius de Vienne.
Palerme
78Enfin, notre attention a été également attirée par un royaume de Palarne, où se trouve la cité de Militaine :
- 121 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 176.
A ce conseil se accorderent tous ceulx de la nef, et eurent ung vent qui les mena au port de la cité de Militene ou royaume de Palarne121.
- 122 Si le traducteur de la version de Vienne était capable de choisir Palerme, il devait connaître au m (...)
- 123 Donald Matthew, The Norman Kingdom of Sicily, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 75.
- 124 Voir le nom même de Guillaume de Palerme, ou les diverses graphies latines : celle soi-disant class (...)
79Alors que dans les autres traductions françaises, la ville de Mytilène (Lesbos) garde son nom antique, bien connu des Latins des xiiie-xive siècles, la version de Vienne l’insère dans un royaume de Palarne122. À la différence des deux autres versions, il est étonnant que celle de Vienne ne la connaisse pas. La transformation de Palerme en un royaume, ayant sa capitale à Mytilène, ne peut être expliquée que par un contexte du xiie siècle. En effet, les Latins ne connaissaient que très peu de la géographie de la mer Égée avant la IVe croisade et leur route maritime vers la Terre sainte passait, avant 1204, par le sud de l’Égée. La Grèce continentale n’était connue que des Normands de Robert Guiscard et de ses successeurs. Un traducteur français du xiie siècle pouvait facilement ignorer Mytilène, alors qu’il disposait de nombreuses informations sur Palerme, car cette ville était la capitale des rois normands de Sicile. Chaque croisé qui allait au xiie siècle, en bateau, vers la Terre sainte, devait arriver à Messine123 et le royaume de Sicile était connu de tous. Notons ensuite que la graphie Palarne est également ancienne ; le traducteur n’a pas altéré la sonorité du nom, qui renvoie à un contexte du xiie siècle124.
- 125 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 170.
- 126 Ibid., p. 176.
- 127 Pour l’aspect composite du royaume normand de Sicile, pour les trois chancelleries différentes (lat (...)
80Le caractère significatif de la mention de Palerme pour notre propos s’est d’autant plus imposé à la suite du constat que le traducteur avait déjà attribué des caractéristiques analogues aux pirates : « Tarsienne estoit ainsi enmenee des sarrazins »125. De plus, plus loin dans le même passage, l’un des mariniers qui apportent Tarsienne pour la vendre dit, dans la conversation avec le « putanier » : « Par Mahon… »126, une référence aux musulmans. S’ajoute enfin un autre détail : le statut bizarre d’Athenagoras, roi de Palarne, qui semble être un souverain des chrétiens et des musulmans. Sa relation avec le « putanier » musulman, soumis à son pouvoir, signifie qu’Athenagoras est le roi d’un pays composite, comme le roi normand de Sicile127, où les chrétiens et les musulmans vivaient ensemble. Si l’histoire de Palarne, dans la version de Vienne, renvoie à ce royaume normand, elle doit dater du xiie siècle et sans doute provenir de l’Apoloines de Gdansk. Pour renforcer cette affirmation, nous apportons une dernière preuve : la femme de Jourdain dans le Jourdain de Blaye est mise à la mer dans un coffre et arrive à Palerme. Dans l’Historia Apollonii, l’épouse du protagoniste est aussi mise dans un coffre et arrive à Éphèse. Si le Jourdain s’inspire de l’Apoloines, comme l’a déjà supposé M. Delbouille, la mention de la ville de Palerme dans le Jourdain pourrait alors aussi compter parmi les emprunts à l’œuvre du xiie siècle.
Conclusion
81En fin de compte, nous supposons que l’absence d’autres adaptations françaises de l’Historia au xiiie siècle confirme en dernier lieu le succès de l’Apoloines du siècle précédent, dont témoignent les onze mentions inventoriées au début de ces pages. M. Delbouille insinuait d’ailleurs finement que presque la totalité de la version de Vienne est une reprise de l’Apoloines. Plusieurs détails, dont le « chevalier ardent », le siège d’Antioche, l’histoire de Tobias et Sara ou la rencontre d’Apollonius et d’Alexandre, sont des additions qui pourraient remonter à l’Apoloines perdu. Le choix d’une partie des noms et des motifs tels qu’ils apparaissent dans la version de Vienne signale également une origine du xiie siècle, époque de l’histoire de Baudouin et Balak, du roi normand de Palerme, des fonctions militaires du dromon, de la conquête de Tyr en 1124 et de la topographie de cette dernière ville, perdue par les Francs à la fin du xiiie siècle. Le contexte des croisades, que nous avons tenté d’identifier, n’a plus la même importance vers la fin du Moyen Âge, quand fut rédigée la version de Vienne. Les noms des personnages, quant à eux, renvoient aux chansons de croisade et de geste. C’est la convergence de ces témoignages, ainsi que quelques autres, de moindre importance, qui amène à conclure in fine à une œuvre source rédigée aux temps des croisades, plus particulièrement au xiie siècle. Non sans hésitations, en raison du manque de preuves sûres, l’hypothèse de M. Delbouille semble se confirmer – avec quelques nuances. Certains motifs présents dans l’Apollonius de Vienne datent vraisemblablement du xive siècle, comme l’apparition du roi de Chypre et du fils du roi de Hongrie. Mais il suffit que la moitié ou qu’un seul quart des indices permettant de remonter à un texte source du xiie siècle soient vrais pour que la version de Vienne apparaisse comme une adaptation de la version de Gdansk. Cette dernière aurait été rédigée entre deux dates : 1143, mort du roi Foulques de Jérusalem ; et 1165-1170, datation du Philomena de Chrétien de Troyes. L’Apoloines semble alors s’inscrire dans la fourchette déjà proposée par M. Delbouille : à l’époque des romans de Thèbes (1150), de Brut (1155) et d’Eneas (1160).
82Il convient encore d’ajouter un mot sur le manque de coïncidences textuelles entre la version de Vienne et les fragments de Gdansk. On peut supposer que ces derniers sont soit un remaniement de l’Apoloines cité par les sources du xiie siècle, soit que la version de Vienne a été composée à partir de l’Apoloines et d’une source latine. Cette conclusion s’appuie à la fois sur le fait que le feuillet de Gdansk date du xiiie siècle – il est donc une copie d’un texte source qui se trouvait dans un manuscrit aujourd’hui perdu – et sur l’existence de nombreux remaniements et amplifications de textes du même genre. Il est inutile d’énumérer tous ces exemples ; il suffit de mentionner les versions tardives des Romans d’Alexandre ou du Roman de Troie. Les interpolations, les additions et les suppressions y sont monnaie courante. En l’absence d’un autre fragment de l’Apoloines, cette hypothèse reste pour le moment une conjecture probable.
Notes
1 Une critique et une analyse des versions antérieures se trouvent dans John M. Hunt, « Apollonius Resartus : A Study in Conjectural Criticism », Classical Philology, 75, 1, 1980, p. 23-37 ; cf. Id., « Ei and the Editors of Apollonius of Tyre », Harvard Studies in Classical Philology, 85, 1981, p. 217-219. On connaît plusieurs éditions du texte latin : M. Ring (Posen/Leipzig, 1888), A. Riese (Leipzig, 1893), D. Tsitsikli (Konigstein, 1981), G. Kortekaas (Groningen, 1984), G. Schmeling (Leipzig, 1988), E. Archibald (Cambridge, 1991). Nous nous servons de celle de George A. A. Kortekaas, Historia Apollonii regis Tyri. Prolegomena, text edition of the two principal latin recensions, bibliography, indices and appendices, Groningen, Bouma, 1984 [désormais Historia].
2 G. A. A. Kortekaas, « Enigmas in and around The Historia Apollonii Regis Tyri », Mnemosyne, 51, 2, 1998, p. 176-191.
3 Pour plus de détails voir Gareth Schmeling, « The History of Apollonius King of Tyre », dans Latin Fiction : The Latin Novel in Context, éd. H. Hofmann, Londres, Routledge, 1999, p. 230-231.
4 Pour les vers du Philomena, voir Chrétien de Troyes, Philomena. v. 173-176, éd. Emmanuèle Baumgartner, dans Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena. Trois contes du xiie siècle français imités d’Ovide, Paris, Gallimard, 2000, p. 168, 170. Pour le Poème morale, voir Alphonse Bayot, Le Poème moral, traité de vie chrétienne écrit dans la région wallonne vers l’an 1200, Bruxelles, Palais des Académies, 1929, p. 170 (v. 2309-2312). La datation autour de l’an 1200 est confirmée et reprise par Françoise Mélonio, « Morale de l’histoire et leçon du poème dans le Poème moral, traité wallon de vie chrétienne écrit vers l’an 1200 », Cahiers de civilisation médiévale [désormais CCM], 27/4, 1984, p. 330 et s. Pour l’Escoufle, cf. A. Bayot (éd. cit. supra), p. cvi, qui date ce texte d’avant 1204. Pour une datation vers 1201 voir Jean Renart, L’Escoufle, roman d’aventure. Nouvelle édition d’après le manuscrit 6565 de la Bibliothèque de l’Arsenal, éd. Franklin P. Sweetser, Genève, Droz, 1974 (édition en préparation par Jean-Jacques Vincensini chez Classiques Garnier, à paraître en 2012). Pour une datation après 1209 : Lydie Louison, « Relecture de l’Escoufle et de l’histoire pour dater le premier roman de Jean Renart », Le Moyen Âge, 106, 3-4, 2000, p. 545-560. La chanson d’Aye d’Avignon date probablement de la fin du xiie s. ou du début du siècle suivant. Cf. Aye d’Avignon. Chanson de geste anonyme, éd. Sam Joseph Borg, Genève, Droz, 1967, p. 137, qui pense à l’intervalle 1195-1205. Pour la mention dans les vers de Gui de Cambrai, voir Barlaam und Josaphat. Französisches Gedicht aus Mehreren Andern Romanischen Versionen, éd. Hermann Zotenberg et Paul Meyer, Stuttgart, Gedruckt auf Kosten des Litterarischen Vereins, 1864, p. 228-229. Quant au Doon de Nanteuil, A. Bayot, ibid., p. cv, le datait de la fin du xiie s. ou au début du siècle suivant. Enfin, pour ce qui est de la mention dans les vers de la traduction d’Adam de Suel, il convient de signaler qu’elle n’apparaît pas dans tous les manuscrits. Celui qui nous intéresse est le manuscrit de Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5201. A. Bayot, ibid., le datait du dernier tiers du xiiie s. Pour une apparition plus tardive (xve s., dans un contexte biblique), voir Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, publiées d’après le manuscrit de la Bibliothèque nationale, éd. Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Paris, Firmin Didot, 1882, vol. 3, chans. 403 : Autre Balade, p. 193 : « Judas, pour la loy hebree, / A Apoloyne et Anthioque ostee / Vie des corps ; Josué, ce scet on, / .XL. roys mist a sa dittion. / Et .VII. encor. Mais se preues et preux / Pouoient vir la tribulacion / Du temps qui est, seroient merveilleux » (v. 27-33).
5 Pour ce qui est des vers d’Arnaut Guilhem de Marsan, A. Bayot les date de l’an 1200 ; cf. A. Bayot (éd. cit. n. 4), p. cv. R. Lejeune proposait plutôt 1160-1170 ; cf. Rita Lejeune, « La date de l’Ensenhamen d’Arnaut-Guilhem de Marsan », Studi Medievali, 22, 1939, p. 160-171. Pour le Guordo de Bertran de Paris en Rouergue, voir Friedrich Witthoeft, Sirventes joglaresc : Ein Blick auf das altfranzösische Spielmannsleben, Marburg, N. G. Elwert, 1891, p. 67 ; A. Bayot, ibid., p. cv le date du dernier tiers du xiie s. Adolf Birch-Hirschfeld, Über die den Provenzalischen Troubadours des XII. und XIII. Jarhunderts bekannten epischen Stoffe, Leipzig, Karras 1878, p. 5, 10, préfère une datation vers 1250. Quant à la Flamenca, A. Bayot, ibid., p. cvii, datait ses vers de 1234.
6 Pour Guiraut de Cabreira, voir Manuel Milá y Fontanals, De los trovadores en España. Estudio de lengua y poesía provenzal, Barcelone, J. Verdaguer, 1861, p. 265 et s. Il considérait que l’ensenhamen ne pouvait pas être postérieur à 1170. Plus tard, Gaston Paris envisageait d’une manière prudente que le texte aurait été rédigé dans les dernières vingt années du xiie s. ; cf. Gaston Paris, « Naimeri – n Aymeric », dans Mélanges de littérature française du Moyen Âge, éd. Mario Roques [1re éd. Paris, 1910], New York, Burt Franklin Reprints, 1971, p. 221, n. 3. Plus récemment, on envisage une datation vers 1150-1155 ; cf. Michel Stanesco et Michel Zink, Histoire européenne du roman médiéval. Esquisse et perspectives, Paris, PUF, 1992, p. 51. L’édition citée est reproduite en annexe par Martin De Riquer, Los Cantares de gesta franceses. Sus problemas, su relacion con España, Madrid, Gredos, 1952, p. 399-400 ; cf. A. Birch-Hirschfeld (op. cit. n. 5), p. 34.
7 Pour la version littérale, voir Charles B. Lewis, « Die altfranzösischen Prosaversionen des Apollonius-Romans », Romanische Forschungen, 34, 1915, p. 2-46. Pour la version de Bruxelles, voir ibid., p. 46-147 ; une partie de ce texte a été reprise par Michel Zink, Le Roman d’Apollonius de Tyr. Version française du xve siècle de l’Histoire d’Apollonius de Tyr, Paris, Livre de Poche, 2006, p. 240-264. Quant à la version de Vienne, voir ibid., p. 60-132, 142-236. Pour ce qui est de la version de Florence, voir Marina Rocchetti, L’Apollon de Tyr (Firenze Biblioteca Laurenziana, ms. Ashb. 123), thèse de doctorat [dactyl.], Université de Vérone, 1995-1996, p. 47-221. Pour celle de Londres, voir Vladimir Agrigoroaei, Chronique et histoire des mervilleuses Aventures de Appolin roy de Thir. British Library, MS Royal 20 C II (la version de Londres) : présentation, édition critique et commentaires, Paris, Classiques Garnier, à paraître en 2012 (reprend mémoire de master II, Université de Poitiers, 2005, p. 17-70). Enfin, pour celle de Nantes, voir J.-J. Vincensini, « La Cronique et Hystoire de Appollin, roy de Thir, Nantes, Musée Dobrée, impr. 538. Introduction, édition critique et perspectives », dans « Qui tant savoit d’engin et d’art » : Mélanges de philologie médiévale offerts à Gabriel Bianciotto, éd. C. Galderisi et J. Maurice, Poitiers, CESCM, 2006, p. 515-532. La description des versions sera reprise par la suite. Pour plus de détails et pour une analyse des différentes versions, voir : Elimar Klebbs, Die Erzählung von Apollonius aus Tyrus, Berlin, G. Reimer, 1899 ; cf. Eugenio Burgio, « I “romanzi’’ di Apollonio in Francia. Testi e codici nel Tardo Medioevo », dans Vettori e percorsi tematici nel Mediterraneo romanzo / L’Apollonio di Tiro nelle letterature euroasiatiche dal Tardo-antico al Medioevo [Roma (Villa Celimontana), 11-14 ottobre 2000], éd. F. Beggiatto et S. Marinetti, Rubbettino, Soveria Manelli, 2002 ; Claudio Galderisi, « La tradition médiévale de la devinette d’Antiochus dans les versions latines et vernaculaires de l’Apollonius de Tyr : textes, variantes, classification typologique, essai d’interprétation », dans « Qui tant savoit d’engin et d’art » (éd. cit. supra), p. 415-433. Voir également Anna Maria Babbi, « Per una tipologia della riscrittura : la “Historia Apollonii Regis Tyri’’ e il ms. Ashb. 123 della Biblioteca Laurenziana », dans Vettori e percorsi tematici... (op. cit. supra), p. 180-197.
8 Nous appelons la version du xiie s., partiellement conservée dans les fragments de Gdansk, selon le nom porté par le protagoniste : « Apoloines ». Nous utilisons Historia pour le récit latin dans ses deux recensiones, et Apollonius pour les versions françaises tardives médiévales.
9 Alfred Schulz, « Ein Bruchstück des altfranzösischen Apolloniusromanes », Zeitschrift für romanische Philologie, 33, 1909, p. 226-229, d’après Ch. B. Lewis (art. cit. n. 7).
10 Frej Moretti, « L’Apollonio di Tiro anticofrancese : nuove acquisizioni da Danzica », Studi Mediolatini e Volgari, 49, 2003, p. 139-140.
11 Maurice Delbouille, « Apollonius de Tyr et les débuts du roman français », dans Mélanges offerts à Rita Lejeune, t. II, Gembloux, Duculot, 1969, p. 1171-1204.
12 Ibid., p. 1187-1188, n. 1, où il inventorie les versions françaises de l’Apollonius. Il n’a pas observé la relation des versions de Bruxelles et de Vienne avec celle de Florence.
13 Ibid., p. 1174.
14 Samuel Singer, Appolonius von Tyrus. Untersuchungen über das fortleben des antiken Romans in spätern Zeiten, Halle, Niemeyer, 1895, cité d’après M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1190.
15 Ibid., p. 1192.
16 Outre l’examen de M. Delbouille, la dépendance de Jourdain de Blaye du roman d’Apollonius a été étudiée par A. H. Smyth à la fin du xixe s. et les preuves sont maintenant évidentes. A. H. Smyth cite parfois les versions françaises d’Apollonius. Celle qui l’intéresse le plus est la version de Vienne ; Albert H. Smyth, « Shakespeare’s Pericles and Apollonius of Tyre », Proceedings of the American Philosophical Society, 37, 158, 1898, p. 277-285 (p. 278 pour une brève mention de la version de Vienne).
17 On connaît plusieurs vies de saint Martin, qui circulaient avant le xiie s. Toutefois, mettant de côté l’épisode du partage du manteau par le pêcheur, le reste de l’Historia ne témoigne pas d’autres points communs. Pour saint Eustache, voir M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1183.
18 Ibid., p. 1199. D’autres détails de la légende de Tristan et Iseut correspondent par ailleurs à la structure de l’Historia. Voir la nourrice, l’abandonnement à la mer, l’identité cachée, le maître de musique, etc. ; cf. ibid., p. 1198.
19 Pour C. Galderisi, ce motif semble être inspiré du récit mythologique de l’égide, que Zeus donne à Athéna, et a des points communs avec le Perlesvaus et la continuation de Perceval par Gerbert de Montreuil. L’affrontement entre Perlesvaus et le Chevalier au Dragon Ardent « […] pourrait corroborer l’hypothèse de Maurice Delbouille, qui croyait que les détails absents de l’Historia et présents dans l’adaptation de Vienne dérivaient directement du poème en vers du xiie siècle. […] Si tel était le cas, ce serait plutôt l’Apollonius qui aurait pu servir de modèle à Gerbert de Montreuil et à l’auteur anonyme du Perlesvaus » ; C. Galderisi, « Tribulations d’Apollonius et impasses narratives : brevitas et noyau symbolique », préface à V. Agrigoroaei (op. cit. n. 7).
20 Ibid., p. 1187.
21 Ibid., p. 1188-1189 ; l’analyse continue avec l’ensenhamen d’Arnaut Guilhem de Marsan, qui est cité largement.
22 F. Moretti (art. cit. n. 10), p. 139-140.
23 Cf. la recensio A latine : « Apollonius acceptis codicillis pergit domum regiam et introivit cubiculum tradiditque codicillos. Puella patris agnovit signaculum. Que ad amores suos sic ait : “Quid est, magister, quod sic singularis cubiculum introisti ?” Cui Apollonius respondit : “Domina, es nondum mulier et male habes ! Set potius accipe codicillos patris tui et lege trium nomina petitorum”. Puella vero reserato codicillo legit, perlectoque nomen ibidem non legit, quem volebat et amabat. Et respiciens Apollonium ait : “Magister Apolloni, ita tibi non dolet, quod ego nubam ?” Apollonius dixit : “Immo gratulor, quod habundantia horum studiorum docta et a me patefactam, Deo volente et cuianimus tuus desiderat, nubas”. Cui puella ait : “Magister, si amares, utique doleres tuam doctrinam”. Et scripxit codicillos et signatos sui anulo iuveni tradidit. Pertulit Apollonius in forum tradiditque regi. Accepto codicillo rex resignavit et aperuit illum. In quibus rescripxerat filia sua : “Bone rex et pater optime, quoniam clementie tue indulgentia permictis michi, dicam : Illum volo coniugem naufragio patrimonio deceptum. Et si miraris, pater, quod tam pudica virgo tam imprudenter scripxerim : per certam licteram mandavi, que pudorem non habet” », Historia (éd. cit. n. 1), p. 318, 320. Et la recensio B : « Apollonius acceptis codicellis petiit domum regiam. Intravit cubiculum. Puella ut vidit amores suos ait : “Quid est, magister, quod singularis cubiculum introisti ?” Apollonius ait : “Domina, nondum mulier et mala ! Sume potius codicellos, quos tibi pater tuus misit, et lege”. Puella accepit et legit trium nomina petitorum, sed nomen non legit, quem volebat. Perlectis codicellis respiciens Apollonium ait : “Magister, tibi non dolet, quod ego nubo ?” Apollonius ait : “Immo gratulor, quod habundantia studiorum perita me volente nubes”. Puella ait : “Si amares, doleres”. Haec dicens instante amoris audatia scripsit et signatos codicellos iuveni tradidit. Pertulit Apollonius in foro et tradidit regi. Scripserat autem sic : “Bone rex et pater optime, quoniam clementiae tuae indulgentia permittit mihi, ut dicam : illum volo coniugem, naufragum a fortuna deceptum. Et si miraris, pater, quod pudica virgo tam inprudenter scripserim : quia pre pudore indicare non potui, per ceram mandavi, quae ruborem non habet’’« , ibid., p. 319, 321.
24 Nous remercions Mme Sylvie Lefèvre d’avoir signalé que la leçon « ne », proposée par la dernière édition du fragment de Gdansk, doit être corrigée. La leçon du manuscrit est « te » ; elle fait d’ailleurs penser aux formes verbales des deux recensiones latines qui emploient la deuxième personne du singulier.
25 Cf. la recensio A latine : « Ingressus ad regem sic ait : “Domine rex, proposisti mihi questionem ; audi ergo solutionem. Quod dixisti : scelere vehor, non est mentitus : te respice. Et quod dixisti : maternam carne vescor, nec et hoc mentitus es : filiam tuam intuere”. Rex ut vidit iuvenem questionis solutionem invenisset, sic ait ad eum : “Erras, iuvenis, nihil verum dicis. Decollari quidem mereberis, sed habes triginta dierum spatium : recogita tecum” », Historia (éd. cit. n. 1), p. 284. Cf. la recensio B latine : « Et reversus ad regem ait : “Bone rex, proposuisti questionem. Audi eius solutionem. Nam quod dixisti : scelere veor, non es mentitus : te respice. Maternam carne vescor : filiam intuere tuam”. Rex ut audivit questionis solutionem iuvenem exsolvisse, timens ne scelus suum patefieret, iratu vultu eum respiciens ait : “Longe es, iuvenis, a questione : erras, nihil dicis. Decollari merueras, sed habebis .XXX. dierum spacium : recogita tecum…” », ibid., p. 285.
26 Cf. la RA : « Domine rex, proposisti mihi questionem ; audi ergo solutionem. Quod dixisti : scelere vehor, non es mentitus : te respice. Et quod dixisti : maternam carnem vescor, nec et hoc mentitus es : filiam tuam intuere », ibid., p. 284 (lignes 3-7). Dans la RB : « Bone rex, proposuisti questionem. Audi eius solutionem. Nam quod dixisti : scelere veor, non es mentitus : te respice ! Maternam carnem vescor : filiam intuere tuam », ibid., p. 285 (lignes 3-6).
27 Le choix du mot « mere » est indiqué également par une stabilité formelle et textuelle de la métaphore de la chair maternelle dans la majorité des versions ; cf. C. Galderisi (art. cit. n. 7), p. 428.
28 Voir les Gesta Apollonii, long poème en hexamètres léonins, daté des xe-xie siècles et fragmentaire (le texte conservé se termine après la mort d’Antiochus) ; Poetae Latini aevi Carolini, t. II, éd. Ernst Dümmler [1re éd. 1884], Berlin, Weidmann, 1964 (Monumenta Germaniae historica. Poetae latini Medii Aevi, 2). Nous avons également dessiné une comparaison entre ce texte et l’Apoloines de Gdansk, mais nous n’avons pas trouvé des détails communs ; cf. ibid., p. 489-493. Les détails donnés par le remaniement métrique latin ne coïncident non plus à ceux des versions françaises tardives. M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1178-1179, évoque également cette version métrique dans un inventaire des témoignages de l’Historia Apollonii à travers le haut Moyen Âge ; sa liste (p. 1176-1179, complétée aux p. 1184-1185) ne dévoile aucune relation entre ces éléments et l’Apoloines du xiie s.
29 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 76.
30 M. Rocchetti (op. cit. n. 7), p. 56.
31 La présence du détail temporel dans les trois versions tardives prouve soit leur ascendant commun soit leur proximité, mais ne permet pas d’exclure que, dans ce cas précis, l’une des trois versions ait abandonné le récit du xiie s. pour suivre la rédaction latine ou l’un des deux autres récits vernaculaires de la fin du Moyen Âge.
32 M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1187.
33 Les éditions des deux versions sont récentes : M. Zink a publié l’édition de la version de Vienne en 1982 (Michel Zink, Le roman d’Apollonius de Tyr. Édition, traduction et présentation, Paris, Union générale d’éditions, 1982, repris dans l’édition citée de 2006). Marina Rocchetti a soutenu sa thèse sur la version de Florence en 1999. L’article de M. Delbouille date de 1969 et ne mentionne la version de Florence que dans la note 1 de la page 1187 ; puis, il ne prête pas attention à la coïncidence des sièges d’Antioche dans les trois versions françaises tardives.
34 M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1190, qui ne cite pas l’étude de S. Singer, mais suit une grande partie de ses conclusions.
35 Ensuite, M. Delbouille semble avoir été convaincu par une soi-disant coïncidence entre l’Apollonius de Vienne, synthétisé par S. Singer, et le Prince fugitif de Balthasar Baro (1649) ; ibid., p. 1191-1194. Néanmoins, il n’a pas observé que l’épisode guerrier dont il détachait la coïncidence n’est pas du tout similaire : la version de Vienne ne montre pas la même séquence d’événements, et la comparaison avec un ouvrage tellement tardif ne témoigne d’aucune preuve sûre. Nous n’avons aucune preuve que Balthasar Baro (1596-1650) lisait des manuscrits des xiie-xiiie s. Une telle conjecture semble absurde.
36 Cf. V. Agrigoroaei (éd. cit. n. 7).
37 Cf. M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1196, a essayé de trouver ce paradigme à partir d’une comparaison des deux versions françaises et du Jourdain de Blaye. Il a identifié une structure narrative commune tripartite. Malgré cela, l’analyse de Delbouille ne traite pas de l’épisode entier, car il isole un fragment très réduit, qu’on risque d’interpréter plutôt par l’emploi des motifs de Stith Thompson.
38 N’ayant pas pu consulter la version de Florence, M. Delbouille ne s’est pas rendu compte de la syntaxe beaucoup plus large de l’épisode. Pour lui : « Trois détails de cette narration rappellent particulièrement les versions en prose de l’Apollonius : 1) assemblée où l’un des barons se dresse contre l’usurpateur, 2) la décision du conseil de rester neutre et de rendre la ville à celui qui l’aura emporté, 3) l’intervention du gendre du prince légitime » ; M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1196.
39 Nous observons des thèmes particuliers, notamment le dédoublement de l’ambassade (Bruxelles ; Vienne) ; la rencontre entre Apollonius et le châtelain, qui deviendra son vassal (Florence) ; la maladie du roi rival (Vienne ; inspirée par la maladie de la fille du roi de Cyrène) ; l’expédition pour les provisions (Vienne) ; un « cheval de Troie » (Vienne ; complémentaire au fragment antérieur dans lequel est mentionnée la durée du siège) ; le pillage des banlieues (Florence) ; l’apparition du philosophe (Bruxelles) et le couronnement d’Apollonius (Bruxelles).
40 Ce détail de la version de Vienne permet aussi de mettre encore plus en évidence les risques de la rencontre finale avec la fille, qui sera de ce fait plus âgée, plus « demoiselle ».
41 Voir infra la section dédiée à Alexandre le Grand et aux livres deutérocanoniques de la Bible.
42 M. Delbouille avait deviné une relation entre les sièges d’Antioche des versions tardives françaises et l’épisode guerrier de la fin du Jourdain de Blaye : M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1193-1197 (voir les deux dernières pages pour la comparaison de sièges d’Antioche et de Blaive). Il avait affirmé au début de sa découverte que : « De toute façon, il apparaît qu’entre Jourdain de Blaye et la version perdue d’Apollonius à laquelle remontent le Prince fugitif et la version de Vienne, il existe un rapport de parenté dont on saisit mal la portée, mais dont on ne peut pas nier l’existence » ; ibid., p. 1195.
43 Un renforcement possible du choix du nom Antenagor risque de venir du Roman de Troie, où le roi de Troie envoie un personnage nommé Antenor en ambassade auprès des Grecs pour réclamer sa sœur ; cf. Roman de Troie, v. 3656, 4377, 5473, etc. ; Benoît de Sainte-Maure : Le roman de Troie. Extraits du manuscrit Milan, Bibliothèque ambrosienne, D 55, éd. prés. et trad. Emmanuèle Baumgartner et Françoise Vielliard, Paris, Livre de Poche, 1998.
44 Le traducteur de la version de Bruxelles montre son respect du texte latin et sa bonne maîtrise de cette langue. Cf. Ch. B. Lewis (art. cit. n. 7), p. 104, où nous voyons une excellente traduction du mot latin Lampsaceni ; ibid., p. 116-117, où nous lisons une traduction à la fois correcte et littéraire, en vers, des devinettes de Tharsia, etc.
45 « La noise fu levee et li mort sont confus, / Lor vint par mi le champ poignant Antiocus, / Et sist sor Cervadoine, qui fu le roi Otrus, / Ja por cinq lieues corre n’iert estans ne confus. / Es rens des tornoians va joster a Gebus / Toutes plaines lor lances se portent a reüs » (II, v. 2250-2255) ; The Medieval French Roman d’Alexandre, t. II : Version of Alexandre de Paris. Text [1re éd. 1937], éd. E. C. Armstrong, D. L. Buffum, Bateman Edwards, L. F. H. Lowe, New York, Kraus Reprints 1965, p. 123.
46 Le Roman de Thèbes, manuscrit P.
47 Pour d’autres occurrences, cf. Ernest Langlois, Table de noms propres compris dans les chansons de geste, Paris, Bouillon, 1904.
48 « En prison est a Luiserne sor mer ; / La lou justisent Sarrasin et Escler », Enfances Vivien, v. 291-292, éd. C. Wahlund et H. Von Feitlitzen reprod. dans Le cycle de Guillaume d’Orange. Anthologie, trad., prés. et notes Dominique Boutet, Paris, Livre de Poche, 1996, p. 244. Certains manuscrits des Enfances Vivien ont à la place de Marados un certain Cador, ce qui risque d’être un changement ultérieur. Magali Rouquier (éd.), Les Enfances Vivien. Chanson de geste du xiiie siècle, édition critique d’après les manuscrits des groupes a et b, Genève, Droz, 1997, p. xvii, cf. p. xxix, note 5.
49 E. Langlois (op. cit. n. 47).
50 « Brandins i point, icil de Cone, / Et Estatins, li fiz Madone, / Et Torgins, li fiz Maraduc, / Et Gadifer, li fiz al duc / Qui du dés orainz asomez » (v. 2653-2657), éd. Eilert Löseth, Œuvres de Gautier d’Arras, t. II : Ille et Galeron, Paris, Bouillon, 1890, p. 98. Torgin, fils de Maraduc, est accompagné par Estatin, fils de Madoine, par Gadifer et par un Brandin d’Iconium. La mention d’Iconium renvoie au pays des Turcs seldjouqides d’Asie mineure auxquels les chevaliers des premières croisades ont souvent été confrontés. Puisque tous ses alliés se trouvaient aux côtés des Grecs et d’un duc Dinas de Carthage, le choix du nom Maraduc témoigne d’un contexte levantin, sarrasin ou bien méditerranéen. On peut signaler que dans l’Ille et Galeron nous trouvons de nouveau un Cador. Dans le passage en question, Cador est neveu de Hoël et cousin de Ris, des Bretons contre qui les Français d’Ille, le protagoniste, doivent lutter (ibid. v. 522-535, p. 20).
51 Si nous laissons de côté les références tardives du nom et nous analysons les romans arthuriens, nous trouverons d’autres mentions de personnages dont le nom est identique. Dans Perceforest (1337-1344 pour la fin de la rédaction), on trouve le nom de Maradeux / Maradux de Trenovant, un quêteur de Perceforest. Maradoos / Maradot le Brun est également un chevalier dans le Lancelot en Prose ; et Maragos / Maragot / Maragoz est le sénéchal du roi de Clavegris dans Floriant… ; Louis-Fernand Flûtre, Table des noms propres avec toutes leurs variantes figurant dans les romans du Moyen Âge, écrits en français ou en provençal et actuellement publiés ou analysés, Poitiers, CESCM, 1962.
52 « La vielle, qui maistresse fu / Orïaut, sist dalés le fu ; / Laide et oscure avoit la chiere, / Molt estoit desloiaus sochiere ; / Gondree avoit la vielle a non / Fille ert Gontacle le larron ; / Si l’ot d’une fausse baguine, / Qui maint meschief fist de s’eskine » (v. 502-509), Gerbert de Montreuil, Le roman de la violette ou de Gerart de Nevers, éd. Douglas Labaree Buffum, Paris, Champion, 1928 (Société des anciens textes français), p. 23.
53 E. Langlois (op. cit. n. 47).
54 La mention d’un fils du roi de Chypre comme marieur de la fille du roi de Cyrène renvoie clairement au royaume de Chypre, dont la fondation date de 1192 ; l’intégration d’un autre marieur, roi de Hongrie, ne peut dater que du xiiie s. ; pour cette dernière affirmation, nous nous appuyons sur notre propre analyse, qui nous a montré que la Hongrie et les Hongrois cessaient d’être perçus comme une menace et se transformaient en un pays exotique lointain vers la fin du xiie s. ; cf. Vladimir Agrigoroaei, « From Bogeyman to Noble King. Sigismundus and Hungary in French Medieval Literature » (communication : conférence internationale Sigismund of Luxemburg and his time, Oradea, 6-9 décembre 2007 ; à paraître).
55 Clifford Geertz, Savoir local. Savoir global : les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986.
56 En confrontant les deux récits, nous observons que la première partie, jusqu’à la contre-attaque de Kerbogha, est similaire à la fin de la guerre de Troie. Puis, lors de la contre-attaque on trouve de nombreuses scènes de combats, collectifs ou individuels, comme dans les trois Apollonius français tardifs, mais ces détails n’apportent malheureusement aucun témoignage, car nous les retrouvons dans tous les récits de guerre. La suite, avec la découverte de la Lance sacrée d’Antioche, la lutte contre Kerbogha et la fin de l’histoire, ne contient rien quant au siège fictif d’Antioche.
57 « Erat quidam ammiratus de genere Turcorum cui nomen Pirus, qui maximam amicitiam receperat cum Boamundo. Hunc sepe Boamundus pulsabat nuntiis adinvicem missis, quo eum infra civitatem amicissime reciperet ; eique christianitatem liberius promittebat, et eum se divitem facturum cum multo honore mandabat. Consensit ille dictis et promissionibus dicens : “Tres turres custodio, eique libenter ipsas promitto, et quacunque hora voluerit in eas eum recolligam” » ; Gesta Francorum, viii, 20, éd. Rosalind Hill, Gesta Francorum et aliorum Hierosolimitanorum / The Deeds of the Franks and the other Pilgrims to Jerusalem, Londres, Nelson, 1962, p. 44.
58 « Seigneurs, en icellui temps la cité de Anthioche estoit la plus grant et la plus noble qui fut au monde, et estoit tellement et si tres fort fermee de murs que elle ne doubtoit nul engin, et de l’autre part avoit ung lac qui se boute en mer. Et ainsi, pourvu ce qu’elle fust bien garnie de vivres et bien gardee, elle povoit manoir », Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 152. Nous pensons à deux hypothèses : le compilateur a décrit ainsi Antioche soit parce qu’il ignorait les récits des croisades (traitant des exploits de Tancrède, de Bohémond, de Geoffroi ou d’autres croisés) soit parce qu’il les connaissait très bien, mais qu’il préférait présenter une autre ville. L’insertion de cette description veut ainsi créer un cadre géographique destiné aux lecteurs. Elle pouvait suivre la description de la ville de Troie, qui fut, pour les récits médiévaux, un modèle. Toutefois, mis à part les syntagmes « la plus grant et la plus noble qui fut au monde » et « tres fort fermee de murs », ces syntagmes ne témoignent de rien de particulier. La description de Troie ne ressemble pas à celle d’Antioche. Pour une étude sur l’emprunt du motif, voir Catherine Croizy-Naquet, « La description de Troie et ses avatars dans le Roman de Troie en prose du XIIIe siècle », CCM, 39/4, 1996, p. 302-320 (p. 306-309 pour l’analyse de la description de Troie).
59 La mention du lac communiquant avec la mer et celle des murailles impénétrables fait penser aux deux ports et aux trois murailles de la ville de Tyr, ou au lac qui se trouvait au Moyen Âge à la place du golfe colmaté. L’Antioche de la version de Vienne se trouve sur la côte de la mer Méditerranée, et le récit dit, dans un autre fragment qu’« […] il y avoit ung bras de mer la ou par une galee passoient souvent, laquelle les secouroit moult fort de vivres », Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 188.
60 Alfred Foulet, « Balaam, dux Tyri », Modern Languages Notes, 48/5, 1933, p. 330-335.
61 « Balaam enim cum omnibus habitatoribus Tyri, post recessum Alexandri egressus, edificium illud viriliter expugnavit. […] Alexander autem prosilivit in turrim ubi stabat Balaam et, facto impetu, illum occidit, faciens ipsum cadere in profundum », The Medieval French Roman d’Alexandre, t. IV : Le Roman du Fuerre de Gadres d’Eustache. Essai d’établissement de ce poème du xiie siècle tel qu’il a existé avant d’être incorporé dans le Roman d’Alexandre, avec les deux récits latins qui lui sont apparentés [1re éd. 1942], éd. E. C. Armstrong et Alfred Foulet, New York, Kraus Reprints, 1965, p. 12. Pour les deux Alexandre, voir Pierre Vidal-Naquet, « Les Alexandres », préface à Chantal Grell et Christian Michel, L’École des Princes ou Alexandre disgracié. Essai sur la mythologie monarchique de la France absolutiste, Paris, Belles Lettres, 1988, p. 7-30. Voir aussi Petre Ceauşescu, « La double image d’Alexandre le Grand à Rome. Essai d’une explication politique », Studii clasice, 14, 1974, p. 153-168 ; et C. Galderisi, « Alexandre vs Alexandrie : présences et absences des mythes alexandrins dans les littératures vernaculaires », dans Alexandria ad Europam [13-16 octobre, 2005], éd. Sophie Basch et Jean-Yves Empereur, Le Caire, IFAO, 2007, p. 51-64.
62 A. Foulet (art. cit. n. 60), p. 334-335.
63 Pour les citations des fragments suivants, voir Paul Meyer, « Un récit en vers français de la première croisade fondé sur Baudri de Bourgueil », Romania, 17, 1876, p. 51-56 ; et Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 190, 192, 194.
64 La continuation citée par A. Foulet a été éditée par P. Meyer dans la seconde moitié du xixe s. et nous ne savons pas si elle est du même auteur que le récit qui s’arrête avec Baudri. Voir P. Meyer (art. cit. n. 63), p. 1-63. Ce dernier publie un texte, dont l’auteur « comme compensation […] nous raconte, d’après un rapport oral qui lui avait été fait anciennement par un pèlerin revenant d’outre-mer, un épisode de la mort d’émir Balac » ; ibid., p. 51. Pour les doutes de P. Meyer, voir ibid., p. 56. Il faut observer également que la continuation ne se trouve pas dans toutes les versions du texte français. P. Meyer a analysé deux témoins de la traduction du récit de Baudri, dont l’un est le manuscrit de Spalding, qui sera décrit brièvement par la suite, et l’autre est le manuscrit Oxford, Bodleian Library, Hatton 77, qui contient des fragments absents dans le manuscrit de Spalding. À la différence du manuscrit d’Oxford, le texte du manuscrit de Spalding est plus long, car on y a rajouté, aux f. 80-105, une continuation d’environ 4 600 vers. Le récit traitant du siège de Tyr par Baudouin II se trouve à la fin de cette continuation ; cf. ibid., p. 3-4. Notre continuation est attestée uniquement dans un manuscrit du British Museum, dont l’écriture est anglaise et date de la seconde moitié du xive s. Le manuscrit de Londres, British Library, Additional 34114, connu au xixe s., avant de changer de propriétaire. Lors de sa première consultation par P. Meyer en mai-juin 1871, le manuscrit appartenait à Maurice Johnson d’Ayscough Fee Hall ; il avait été confié aux soins du vicar de Spalding, qui l’avait apporté temporairement à King’s College (Cambridge) ; cf. ibid., p. 1-4 (qui le cite comme « manuscrit de Spalding ») ; cf. Carol Sweetenham et Linda M. Paterson, The Canso d’Antioca : An Occitan Epic Chronicle of the First Crusade, Ashgate, Aldershot, 2003, p. 71. Selon les données de P. Meyer, le manuscrit de Spalding est un grand livre en parchemin de 380 mm de hauteur sur 265 de largeur, écrit à deux colonnes par page et à 46 vers par colonne. Il contient la continuation, qui se trouve à la fin d’un Siège d’Antioche ovesque le conquest de Jerusalem de Godefred de Boilon ( = La chanson de Jérusalem… ; f. 2-105), mais aussi le Roman d’Eneas, le Roman de Thèbes, Le songe vert et l’Ordre de chevalerie. P. Meyer a été le premier à paginer les feuillets mais il ne l’a pas fait pour le manuscrit entier. Il s’est arrêté à la fin de la continuation pour ne pas l’abîmer ; P. Meyer (art. cit. n. 63), p. 2.
65 P. Meyer (art. cit. n. 63), p. 4-7.
66 C. Sweetenham et L. M. Paterson (op. cit. n. 64), p. 72. Plusieurs autres témoignages confirment cette datation : la présence d’un blason de l’archevêque Henri de Spencer, l’« Évêque croisé » de Norwich (1370-1406) ; cf. P. Meyer (art. cit. n. 63), p. 4. Une datation en fonction de plusieurs autres témoins internes se trouve dans Cristopher Baswell, « Aeneas in 1381 », dans New Medieval Literatures : Volume V, éd. R. Copeland, Wendy Scase et David Lawton, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 45-47, mais ces chercheurs ont considéré que le siège fictif de Tyr et l’épisode de Balez se trouvaient uniquement dans le manuscrit de British Library, postdatant la Chanson.
67 Le premier seigneur de Tyr a été Conrad de Montferrat (1188-1192). L’auteur de la continuation ignore la situation désespérée de Tyr au début de la troisième croisade. Nous considérons que l’auteur de ce texte, un Français sans doute, devait être beaucoup plus désorienté par l’existence d’un évêque de Tyr dont le nom était toujours Foulques (1130-1146).
68 Ordéric Vital avait également écrit sa chronique entre 1136-1141. Voir infra pour la relation de la continuation française avec une histoire racontée par Ordéric.
69 Suzanne Duparc-Quioc, La chanson de Jérusalem. Étude historique et critique, thèse pour le diplôme d’archiviste paléographe [dactyl.], École nationale des chartes, 1937 (résumé dans Positions des thèses de l’École des chartes, 1937, p. 137-143), d’après C. Sweetenham et L. M. Paterson (op. cit. n. 64), p. 72-78.
70 Ordéric Vital, Historia ecclesiastica, xi, iv, 259-260, éd. Marjorie Chibnall dans The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, Oxford, Oxford University Press, 1978, vol. 6, p. 124, 126.
71 Ibid., vol. 6, p. 124, n. 1.
72 Une partie des sources d’Ordéric étaient orales. Voir par ex. le cas de Bérold, survivant de la Blanche-Nef, qui lui raconta la tragédie de 1120. Ordéric aurait rencontré également plusieurs pèlerins croisés de retour de Terre sainte.
73 L’histoire pouvait être facilement adaptée pour présenter Baudouin assiégeant la ville de Tyr, car Ordéric traitait lui-même les épisodes de Baudouin à Kharput et du siège de Tyr l’un après l’autre. Il faut noter aussi que Balak a contrôlé Alep, où il a occupé la fonction de gouverneur. Allié des Seldjoukides de Rûm, il a été tué lors du siège de Manbij, en 1124. Toutes ses possessions ont été acquises par son cousin, Temur-Tâsh, qui l’avait aidé à assiéger cette dernière ville. Pour le contexte des événements impliquant Balak dans la politique du nord de la Terre sainte, voir Carole Hillenbrand, « The Establishment of Artuqid Power in Diyar Bakr in the Twelfth Century », Studia Islamica, 54, 1981, p. 135-136, 139. Il était, pour la période où nous situons le siège de Tyr, l’adversaire par excellence du roi de Jérusalem, comme le présente d’ailleurs la chronique d’Ordéric : « Interea Balad sahanas id est vicecomites Baldac qui filiam Roduani regis Aleph uxorem habuit, et cum ea regnum eius optinuit multo tempore contra Christianos acriter certavit », Ordéric Vital, xi, iv, 247 (éd. cit. n. 70), p. 108, 110.
74 Pour l’histoire de Balak et Balaam, voir dans la Vulgate, Nb 22-24 ; Nb 22, 2 et s. : « Balac filius Sopor » ; Nb 22, 5 : « Balaam filius Beor ». Les mêmes personnages sont cités dans Ap 2, 14 : « sed habeo adversus te pauca quia habes illic tenentes doctrinam Balaam qui docebat Balac mittere scandalum coram filiis Israel edere et fornicari ».
75 Pour l’histoire de Balaam dans l’art roman, voir Ilene H. Forsyth, « L’Âne parlante. The Ass of Balaam in Burgundian Romanesque Sculpture », Gesta, 20, 1 [ = Essays in honor of Harry Bober], 1981, p. 59-65.
76 La même hypothèse est envisagée par A. Foulet (art. cit. n. 60), p. 332. De surcroît, Balak a ordonné en 1124 la destruction des autels chrétiens à Kharput, pour punir une révolte des prisonniers francs ; cf. C. Hillenbrand, The Crusades : Islamic Perspectives, Londres, Routledge, 2000, p. 380. La chronique d’Ordéric Vital raconte que la reine Fatima et les autres épouses de Balak l’ont renié en faveur des croisés prisonniers ; Ordéric Vital, xi, iv, 255 (éd. cit. n. 70), vol. 6, p. 120.
77 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 192. Il est également possible que ce changement reflète l’amuïssement d’un R préconsonantal, que nous n’essayons pas de dater précisément.
78 Ordéric Vital, xi, iv, 255 (éd. cit. n. 70), vol. 6, p. 120.
79 M. Delbouille avait aussi envisagé cette supposition ; cf. M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1185-1186.
80 Après l’invasion d’Antioche par les Seldjoukides en 1119 et la défaite du régent (Roger de Salerne), Baudouin II a organisé une expédition pour sauver la principauté et pour récupérer les terres d’outre-Oronte ; Claude Cahen, La Syrie du Nord à l’époque des Croisades et la principauté franque d’Antioche, Paris, Geuthner, 1940, p. 283-295. Il a été régent d’Antioche entre 1119-1126 ; Hans Eberhard Mayer, « Jérusalem et Antioche au temps de Baudouin II », Comptes rendus (des Séances de l’Année) de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1980, p. 717-733). Balak avait mené des expéditions militaires dans la principauté. Après avoir capturé et emprisonné Baudouin II à Kharput, il a essayé de conquérir plusieurs forteresses dans le voisinage d’Antioche, dont l’une était Zardana : « Sardanasque castrum quod prope Antiochiam est diutina obstinatione coartavit », Ordéric Vital, xi, iv, 249 (éd. cit. n. 70), p. 112.
81 Cf. Quintius Curtius Rufus, Historiarum Alexandri Magni Macedonis libri qui supersunt, iv, ii, 2 ; 4-5 ; 18. Le fragment est paraphrasé dans le Roman d’Alexandre. Il est le point de départ du Fuerre de Gadres.
82 Le même argument a été invoqué par A. Foulet (art. cit. n. 60), p. 334.
83 P. Meyer date la continuation anonyme du dernier quart du xiie s., ce qui permet de justifier le temps nécessaire pour la mutation d’une histoire « réelle » en un topos. P. Meyer indique cependant que le texte est postérieur à l’Apoloines du xiie s. Néanmoins, l’épisode de la conquête d’Antioche par Apollonius n’est pas inspiré de l’histoire soi-disant « réelle », dont témoigne la chronique d’Ordéric Vital. La condensation des deux épisodes racontés par Ordéric a été faite au moment de la rédaction de la continuation anonyme du récit de croisade, ce qui complique l’analyse. Dans une situation inverse, où la version de Gdansk était inspirée par le récit de croisade, elle ne serait plus le prototype. De la même manière, si l’Apoloines de Gdansk a inspiré les versions de Vienne, de Florence et de Bruxelles, il ne pourrait pas dater d’avant 1170 ; il devrait tout au plus dater de l’année 1175, contredisant ainsi le calcul des datations du début de cette étude.
84 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 42.
85 « Et misit se Raguhel et cum lacrimis osculatus est eum et plorans super collum eius dixit benedictio sit tibi fili mi quia boni et optimi viri filius es et Anna uxor eius et Sarra filia ipsorum lacrimatae sunt postquam autem locuti sunt praecepit Raguhel occidi arietem et parari convivium cumque hortaretur eos discumbere ad prandendum. Tobias dixit : “Hic ego hodie non manducabo neque bibam nisi prius petitionem meam confirmes et promittas mihi dare Sarram filiam tuam quo audito verbo Raguhel expavit sciens quid evenerit illis septem viris et timere coepit ne forte et huic similiter accideret”. Et cum nutaret et non daret ullum petenti responsum dixit ei angelus noli timere dare illam isti quoniam huic timenti Deum debetur coniux filia tua propterea alius non potuit habere illam », Tb 7, 6-12 (Vulgate).
86 J. M. Hunt, « Apolloniana », Harvard Studies in Classical Philology, 92, 1989, p. 405-406.
87 « Simon autem de tribu Beniamin praepositus templi constitutus contendebat obsistente sibi principe sacerdotum iniquum aliquid in civitate moliri sed cum vincere Onian non posset venit ad Apollonium Tharseae filium qui illo tempore erat dux Coelesyriae et Foenicis et nuntiavit ei pecuniis innumerabilibus plenum esse aerarium Hierosolymis et communes copias inmensas esse quae non pertinent ad rationem sacrificiorum esse autem possibile sub potestate regis cadere universa cumque rettulisset Apollonius ad regem de pecuniis quae delatae erant ille accitum Heliodorum qui erat super negotia eius misit cum mandatis ut praedictam pecuniam transportaret statimque Heliodorus iter adgressus specie quidem quasi per Coele-syriam et Foenicen civitates esset peragraturus re autem vera regis propositum perfecturus sed cum venisset Hierosolymam et benigne a summo sacerdote in civitate esset exceptus narravit de dato indicio pecuniarum et cuius rei gratia adesset apparuit interrogabat autem si vere haec ita essent tunc summus sacerdos ostendit deposita esse haec et victualia viduarum ac pupillorum quaedam vero esse Hircani Tobiae viri valde eminentis in his quae detulerat impius Simon universa autem argenti talenta quadringenta esse et auri ducenta », 2 M 3, 4-11 (Vulgate).
88 A. M. Babbi (art. cit. n. 7), p. 181.
89 « Et eorum instituta aemulabantur ac per omnia his consimiles esse cupiebant quos hostes et peremptores habuerant in leges enim divinas impie agere inpune non cedit sed haec sequens tempus declaravit cum autem quinquennalis agon Tyro celebraretur et rex praesens esset misit Iason facinorosus ab Hierosolymis viros peccatores portantes argenti didragmas trecentas in sacrificiis Herculis quas postulaverunt hii qui adportaverant ne in sacrificiis erogarentur quia non oporteret sed in alios sumptus eas deputari sed haec oblata sunt quidem ab eo qui miserat in sacrificium Herculis propter praesentes autem datae sunt in fabricam navium triremis », 2 M 4, 16-20 (Vulgate).
90 « Et factum est postquam percussit Alexander Philippi Macedo qui primus regnavit in Graecia, egressus de terra Cetthim, Darium regem Persarum et Medorum constituit proelia multa et omnium obtinuit munitiones. Et interfecit reges terrae et pertransiit usque ad fines terrae », 2 M 1, 1-2 (Vulgate).
91 La Vulgate était aussi à l’origine de confusions, puisque dans les Maccabées on trouve aussi un Alexandre Balas, seigneur du royaume séleucide de Syrie (150-146 av. J.-C.) qui prétendait être fils d’Antiochus IV Epiphanes : « In anno centesimo sexagesimo quinto venit Demetrius filius Demetrii a Creta in terram patrum suorum et audivit Alexander rex et contristatus est valde et reversus est Antiochiam et constituit Demetrius Apollonium qui praeerat Coelesyriae et congregavit exercitum magnum et accessit ad Iamniam et misit ad Ionathan summum sacerdotem dicens : […] », 1 M 10, 68-71 (Vulgate).
92 Cf. « et exiit ex eis radix peccatrix Antiochus Inlustris filius Antiochi regis qui fuerat Romae obses et regnavit in anno centesimo tricesimo et septimo regni Graecorum », 1 M 1, 11 (Vulgate). Cf. « καὶ ἐξῆλθεν ἐξ αύτῶν ῥίζα ἁμαρτωλὸς Άντίοχος Έπιφανὴς υίός Άντίόχου τοῦ βασιλέως ὂς ἦν ὂμηρα ἐν Ῥώμῃ καὶ ἐβασίλευσεν ἐν ἒτει ἑκατοστῷ καὶ τριακοστῷ καὶ ἑβδόμῳ βασιλείας Έλλήνων », 1 M, 1, 10 (Septante). La Vulgate traduit parfaitement la Septante : ἁμαρτωλὸς est le correspondant fidèle de peccator et radix la traduction exacte de ῥίζα.
93 Cf. perfectum scelus / perpetratus scelus des recensiones latines : RA : « Perfectoque scelus evasit cubiculum », Historia (éd. cit. n. 1), p. 278 (l. 17-18) ; RB : « Perpetratoque scelere evasit cubiculum », ibid., p. 279 (l. 17-18).
94 RA : « In civitate Anthiochia rex fuit quidam nomine Anthiocus, a quo ipsa civitas nomen accepit Anthiocia », Historia (éd. cit. n. 1), p. 278 (l. 1-2) ; RB : « Fuit quidam rex Antiochus nomine, a quo ipsa civitas nomen accepit Antiochia », ibid., p. 279 (l. 1-2).
95 Pour le point du départ de cette confusion voir : « […] misso autem in Aegypto Apollonio Mnesthei filio propter primatus Filometoris regis cum cognovisset Antiochus alienum se a negotiis regni effectum propriis utilitatibus consulens profectus inde venit Ioppen et inde Hierosolymam », 2 M 4, 21 (Vulgate).
96 « Et paratum est regnum in conspectu Antiochi et coepit regnare in terra Aegypti ut regnaret super duo regna et intravit in Aegyptum in multitudine gravi in curribus et elefantis et equitibus et copiosa navium multitudine et constituit bellum adversus Ptolomeum regem Aegypti », 1 M 1, 17-19 (Vulgate).
97 Cf. C. Galderisi (art cit. n. 19).
98 Eustache Deschamps (xve s.) mentionne également un Apoloyne dans un contexte biblique, à côté de Judas Maccabée, d’Antiochus et du grand prêtre Josué.
99 Nous citons un seul manuscrit du Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, où Antiocus est suivi dans les enluminures par l’armée macédonienne : il reçoit la Syrie et est couronné avec les pairs d’Alexandre ; ms. Paris, BnF, fr. 24364, f. 74, 81v, 83, daté vers 1308-1312. Pour plus de détails, voir Mandragore, base des manuscrits enluminés de la BnF.
100 A. M. Babbi (art. cit. n. 7), p. 184-185 ; cf. M. Delbouille (art. cit. n. 11), p. 1185.
101 Le feuillet 4a ; Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 70.
102 Cf. par ex. le fragment immédiatement suivant, où Apolonie « entra en sa galee, et passa en l’isle ou le chevalier ennemy avoit son repaire » ; il s’agit du feuillet 4b ; cf. Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 70.
103 « Sy les fist Muaffe prendre drommons et mettre gens dedens, qui nagerent vers la cité » (Jean des Preis dit d’Outremeuse, Ly Myreur des histors, env. 1400) ; « Dont fit appareillier vaissaulz et maint dromon » (Ciperis de Vignevaux, avant 1415) ; « Ilz sont venus o port, s’entrent en ung dromon » (Huon de Bordeaux, version en alexandrins : ms. Paris, BnF, fr. 1451, vers 1400-1450). Le dictionnaire de Le Ver explique aussi l’ancienne acception : « Dromo […] : dromont, longue nef » (Firmin Le Ver, Dictionarius, vers 1420-1440).
104 Richard W. Unger, « Warships and Cargo Ships in Medieval Europe », Technology and Culture, 22, 2, 1981, p. 236-237 ; pour plus d’informations, voir : John H. Pryor, Elizabeth M. Jeffreys, The Age of the DROMWN. The Byzantine Navy : ca. 500-1204, Leyde, Brill, 2006.
105 Dans le monde byzantin et pan-méditerranéen des xie-xiie s., son succès s’était graduellement diminué et les dromons n’étaient plus les navires préférés ; on construisait des bateaux ronds, plus larges que les anciens navires. Finalement, au xiiie siècle, le bateau rond, la galère, avait complètement remplacé les anciens dromons. R. W. Unger (art. cit. n. 104), p. 237 ; cf. John H. Pryor, « From Dromon to Galea : Mediterranean Bireme Galleys, ca. 700-1300 », dans The Age of the Galley, dir. John Morrison, Londres, Conway Maritime, 1995, p. 101-116.
106 Nous remercions M. Frankwalt Möhren pour son aide précieuse ; il nous a envoyé la liste d’occurrences du mot dans la base du DEAF (Heidelberg), que nous synthétisons ici.
107 Le Charroi de Nîmes (2e tiers du xiie s.) ; Alexandre de Paris, Roman d’Alexandre (v. 1185) ; Thomas de Kent, Roman de toute chevalerie (4e quart xiie s.) ; Bataille d’Aliscans (fin du xiie s.) ; La Geste francor (fin du xiie s. ou début du xiiie) ; La Fin d’Elias [épisode du cycle de la première croisade] (début du xiiie s.) ; Anseïs de Metz, version longue réduite, ms. N (1er tiers du xiiie s.) ; Chanson d’Antioche [ = Pelerin Richart] (milieu du xiiie s.) ; Chanson de Yon [ = La venjance Fromondin, chanson de geste du cycle des Loherains] (milieu du xiiie s.) ; Renaut de Montauban [ = Quatre Fils Aymon] (2de moitié du xiiie s. ?) ; Simon de Pouille (2de moitié du xiiie s.) ; Maugis d’Aigremont (2e tiers du xiiie s.) ; Roumans de Julius Cesar [trad. de La Pharsale de Lucain], version en alexandrins (2e tiers du xiiie s.) ; Le Charroi de Nîmes, ms. de base Paris, BnF, fr. 1449 (3e quart du xiiie s.) ; Chanson d’Antioche, version picarde (fin du xiiie s.) ; Vie de sainte Marie l’Égyptienne (début du xive s.) ; Geoffroy de Paris, Chronique... (1316) ; Jean Froissart, Dits et débats (1363-1393) ; Tristan de Nanteuil (milieu du xive s.) ; Lion de Bourges (milieu du xive s.) ; La Belle Helene de Constantinople (milieu du xive s.) ; Godefroy de Bouillon, version remaniée (v. 1356) ; Roman de Bauduin de Sebourc (v. 1365). Nous remercions C. Galderisi pour avoir signalé plusieurs autres occurrences : Aliscans, v. 1, 2268, 6999 ; Chanson d’Aspremont, v. 909, 2081, 7089, 7102 ; Cligès, 6575, Couronnement de Louis (AB), v. 1311, (C) v. 1005 ; Fropisart, Dit du Flourin, v. 79.
108 Voir les gloses de Rachi concernant le Talmud (fin du xie s.) ; Aiol (2de moitié du xiie s.) ; Wace, Rou (v. 1170) ; Benoît de Sainte Maure, Roman de Troie (v. 1170) ; La Chevalerie Vivien [ = Le Covenant Vivien] (v. 1200) ; Chanson d’Aiquin [ = Bretagne conquise] (début du xiiie s.) ; Ambroise, L’estoire de la guerre sainte (début du xiiie s.) ; Les Narbonnais [ = Siège de Narbonne] (début du xiiie s.) ; Florence de Rome (1er quart du xiiie s.) ; Bueve (Boeve, Beuve) de Hanstone (1er tiers du xiiie s.) ; Blancandin et l’Orgueilleuse d’amour (1er tiers du xiiie s.) ; Guillaume le Clerc, Fergus (1er tiers du xiiie s.) ; Anseïs de Cartage (2e quart du xiiie s.) ; Alard de Cambrai, Livre de philosophie et de moralité (1re moitié du xiiie s.) ; Couronnement de Louis, version courte (milieu du xiiie s.) ; continuation de la Chronique de Guillaume de Tyr (xiiie s.) ; Alexandre de Paris, Roman d’Alexandre, ms. Paris, BnF, fr. 786 (2de moitié du xiiie s.) ; Renart le contrefait (v. 1342) ; Roman de Berinus (v. 1370).
109 Voir à ce propos la vie, le martyre et les miracles de saint Edmond (3e tiers du xiie s.) ; et Hue de Rotelande, Ipomedon (c. 1185).
110 Pour Dromonz, voir : Guillaume le Clerc, Bestiaire de la divine escripture (1211 ? 1210 ?) ; Bueve (Boeve, Beuve) de Hanstone, la plus ancienne des versions conservées (début du xiiie s.) ; Mort Aymeri (1er quart du xiiie s.) ; et Chrétien de Troyes, Cligés, ms. A (2e quart du xiiie s.). Pour Dromund : Chanson de Guillaume, dans les leçons rejetées (1er quart du xiiie s.) ; Gui de Warewic (1er tiers xiiie s.). Pour dromons voir : Jean de Garlande, Unum omnium (2e tiers du xiiie s.). Pour Dromunz : le roman historique relatant les faits du roi anglais Waldef (début du xiiie s.) et Matthieu paris ( ?), Vie d’Édouard le Confesseur (v. 1245).
111 David A. Trotter, Medieval French Literature and the Crusades (1100-1300), Genève, Droz, 1988, p. 70.
112 L’un des quatre textes où nous avons trouvé le « dromon », Blancandin et l’Orgueilleuse d’amour, est en vers octosyllabiques. L’autre, La Belle Helene de Constantinople, s’inspire parfois des chansons de geste. Nous ne discernons aucun cas spécial pour le Tristan de Nanteuil ou pour le Fergus de Guillaume le Clerc.
113 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 70.
114 Ibid., p. 148.
115 Les seuls cas à peu près similaires concernent l’élection de divers empereurs allemands, mais le rôle du pape est dans ce cas fondamental. Les situations différentes obligent à rejeter comme inspiration probable du fragment de la version de Vienne les intronisations d’Étienne Ier, d’Henri II et de Jean sans Terre, rois d’Angleterre, de même que celles de Théobald III de Champagne en Navarre ou d’Uracca en León. Richard Cœur de Lion pouvait ressembler à notre Apolonie, mais la fonction du conseil des barons n’est pas la même. L’Italie doit être exclue, car elle n’a pas de rois. Nous pouvons citer seulement le cas de Charobert d’Anjou en Hongrie, au début du xive s., mais nous ne voyons aucune raison visible pour une inspiration d’Europe centrale, d’ailleurs assez tardive.
116 Les deux recensiones latines ne mentionnent que trois royaumes ; cf. RA : « tenuit regnum Antiochie et Tyri[i] et Cyrenensium » ; Historia (éd. cit. n. 1), p. 410 (l. 9-10) ; cf. RB : « Tenuit regnum Antiochie, Thiri et Cirenensium » ; ibid., p. 411 (l. 9-10). Deux noms de la liste des royaumes d’Apolonie dans la version de Vienne, Etyope et Arrabe, sont des modifications ou des additions par rapport à la liste tripartite des recensiones latines. Arrabe est assez facile à expliquer, car elle occupe la place du royaume de Cyrène, en Afrique, où nous trouvons, pour la période médiévale, des musulmans ; puis, nous n’avons aucun indice que l’auteur de la version de Vienne identifiait le toponyme antique avec un pays qui lui était familier. Quant à Etyope, qui remplace l’Égypte dans la version de Vienne, elle est un cas à part qu’on ne peut pas traiter ici.
117 C. Galderisi (art. cit. n. 7).
118 A. Schulze (éd. cit. n. 7), p. 226, d’après Ch. B. Lewis (art. cit. n. 7).
119 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 208.
120 Ch. B. Lewis (art. cit. n. 7), p. 116-117.
121 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 176.
122 Si le traducteur de la version de Vienne était capable de choisir Palerme, il devait connaître au moins les plus importants centres commerciaux du Levant et ne pouvait pas ignorer l’existence d’un port fondamental pour les Grecs, les Francs, les Vénitiens et les Turcs, à la fin du Moyen Âge, comme était celui de Mytilène.
123 Donald Matthew, The Norman Kingdom of Sicily, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 75.
124 Voir le nom même de Guillaume de Palerme, ou les diverses graphies latines : celle soi-disant classique (Panormum), mais aussi les variations médiévales (Palarmum, etc.).
125 Le Roman d’Apollonius de Tyr (éd. cit. n. 7), p. 170.
126 Ibid., p. 176.
127 Pour l’aspect composite du royaume normand de Sicile, pour les trois chancelleries différentes (latine, grecque et arabe), pour les titres arabes, grecs et latins du roi, ou bien pour les monnaies et pour d’autres détails que nous n’avons pas le temps de passer en revue, voir Michele Amari, Storia dei Musulmani di Sicilia, 3 vol., Florence, Le Monnier, 1868 (et ses rééditions) ; Ferdinand chalandon, Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile, Paris, Picard, 1907 (et ses rééditions) ; ou la synthèse récente de Lucia travaini, « The Normans Between Byzantium and the Islamic World », Dumbarton Oaks Papers, 55, 2001, p. 179-196, etc.
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Référence papier
Vladimir Agrigoroaei, « À la recherche de l’Apoloines perdu. Les échos littéraires d’une traduction française de l’Historia Apollonii regis Tyri conservée dans les fragments de Gdansk », Cahiers de civilisation médiévale, 217 | 2012, 3-31.
Référence électronique
Vladimir Agrigoroaei, « À la recherche de l’Apoloines perdu. Les échos littéraires d’une traduction française de l’Historia Apollonii regis Tyri conservée dans les fragments de Gdansk », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 217 | 2012, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/19117 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128rr
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