Karen Pratt, éd. et trad. — Gautier d’Arras, « Eracle »
Karen Pratt, Gautier d’Arras, « Eracle », Londres, King’s College, 2007, LXVIII-206 pp. (King’s College Medieval Studies, 21).
Texte intégral
1Après la belle traduction relativement libre et dépourvue du texte original présentée par A. Eskénazi dans la série des Traductions des classiques du Moyen Âge (Champion 2002), cette nouvelle traduction mise en regard du texte original et fondée sur une nouvelle édition critique d’Eracle est certes aussi la bienvenue. La traduction, en général très précise et consciencieuse, ne prête d’ailleurs guère à des commentaires. Un seul cas nous a frappé : le vers 3004, « Qui molt est faus en fine amour », semble poser un petit problème, car K. Pratt traduit par « very foolish when it comes to true love » (p. 91). Mais bien que les vers suivants développent la dialectique de la « folie » et du « savoir », l’adjectif en question est faus et non pas fous. Les choix de foolish et true love nous semblent introduire une teinte quelque peu trompeuse quand il s’agit – dans la dispute d’Eracle avec l’empereur jaloux qui voudrait enfermer sa femme – de sauvegarder la liberté inhérente à l’idéal de la fine amour et de ne pas mal agir (« faux ») ou même de recourir à des ruses ou « faussetés ».
2La savante anglaise qui a travaillé sur l’adaptation en moyen haut-allemand de l’Eracle, l’Eraclius de Meister Otte, fondé sur le ms. B (Paris, BnF, fr. 24430), connaît à fond la tradition manuscrite et a soumis le texte du ms. A (Paris, BnF, fr. 1444), déjà choisi par Guy Raynaud de Lage pour son édition de 1976, à un examen judicieux. Des notes critiques ainsi que des annotations accompagnent texte et traduction en facilitant la compréhension et la lecture d’un roman dont le style partiellement oral et légèrement archaïsant risque parfois de rendre la lecture plus difficile. D’une manière générale, K. Pratt a eu soin de conserver autant que possible le texte initial même dans des cas où le m. B semblait offrir une solution préférable, car – comme elle l’affirme – « the frequent intervention of G. Raynaud de Lage and the sort of composite edition produced by Löseth in 1890 are no longer acceptable » (p. lix). Citons seulement l’exemple du vers 3525, dans lequel l’A. n’hésite pas à restituer la lectio difficilior « Amors n’a cure de lanchier » (« Love is not interested in shooting her arrow », p. 107), à la place de la version habituelle « Amors n’a cure di rentier », empruntée au ms. T et choisie par G. Raynaud de Lage.
3Cependant, un exemple rapide des deux versions ne semble révéler que peu de cas controversés et, par conséquent, peu de corrections. Il est toutefois dommage que l’éditrice ne signale pas systématiquement ces variantes. D’après les sondages que nous avons menés, de nombreuses corrections concernent surtout la ponctuation ou bien des détails tel que le « cest fais » (v. 6) qui a été remplacé par le pluriel « ces fais » plus conforme au sens du prologue. Dans la plupart des cas, on a l’impression que l’éditrice corrige la ponctuation choisie par G. Raynaud de Lage dans le but d’atteindre une logique plus satisfaisante de l’argumentation. Ainsi, dans la scène du marché des pierres, ce dernier avait mis : « entor lui se vont amassant » (v. 786), de sorte qu’on doit naturellement comprendre qu’il s’agit des « tablies » chargées. La remarque suivante : « Li home tienent a mervelle / que l’emperere s’i conselle : » a donc la fonction d’un commentaire assez gratuit de la part de l’auteur. K. Pratt supprime le point après le premier vers pour donner à entendre que ce sont les gens qui s’amassent en se demandant pourquoi l’empereur a doté ce jeune homme d’un tel prestige : « Entor lui se vont amassant / Li home, et tienent a mervelle / Que l’emperer s’i conselle ».
4La nouvelle version est décidément plus convaincante, mais la légitimité de la conjonction et reste incertaine. Que la ponctuation soit susceptible d’avoir des conséquences immédiates est mis en évidence avec ce vers controversé : « Con des pluisors font li pluisor » (v. 3784). Là où G. Raynaud de Lage avait vu une incise mise entre parenthèses et servant à clore les lamentations de Paridès par une remarque d’ordre gnomique, K. Pratt préfère voir le début d’un nouvel argument et se contente d’une virgule entre les phrases. Elle traduit: « Just as many people behave towards many others, so if she could read my thoughts… » (p. 115). Ici, il est évident qu’aucune des deux solutions n’est absolument convaincante. Indépendamment de la question de savoir s’il est correct d’interpréter le génitif antéposé « de pluisors » comme un complément du verbe « faire », la réaction redoutée de la dame aimée se trouve ainsi encadrée par une espèce de sagesse proverbiale.
5L’excellente introduction de quelque cinquante pages laisse peu à désirer, si ce n’est qu’une bibliographie plus complète aurait été souhaitable. Car dans le cas de Gautier d’Arras, la redécouverte d’une œuvre un tant soit peu oubliée ou passée sous silence reste liée aux noms méritoires de tous ceux qui y ont contribué. K. Pratt discute tous les aspects essentiels de l’œuvre en question, en s’attachant surtout aux problèmes d’ordre générique. Tout au plus pourrait-on reprocher à la savante d’être parfois un peu trop timide et de reculer devant les « grandes questions ».
6Ainsi elle constate que « the influence of Byzantine history, literature, culture and customs pervades Eracle, and since no composite source has been identified, it is likely that Gautier himself combined these disparate Greek elements into a cohesive narrative » (p. xxii). Mais elle ne parle guère de ce moment unique où, autour de 1150, le prestige du roman grec servait de catalyseur à l’essor de la littérature vernaculaire d’imagination au nord de la France. On sait que la réduction du second roman Ille et Galeron devait déjà prendre en compte une situation profondément changée. Il nous semble donc logique que l’éditrice récuse la thèse d’une composition mêlée (« Eracle preceded Ille et Galeron in its entirety », p. x) et d’une date de composition tardive en mettant l’accent sur le caractère « prémoderne » et éclectique du roman. Mais ne serait-il pas possible que ce caractère hétéroclite soit justement dû à l’influence d’une vieille tradition byzantine de la narration digressive et cyclique n’obéissant pas aux règles de la logique occidentale ? Parmi les réflexions pertinentes de l’A. sur le statut générique du roman et le sens du vers 102 : « Si con m’orés el romans dire », elle insiste à juste titre sur le sens large qu’il faut donner au terme clé de « romans ».
7Autre point ; qu’on aurait aimé voir traité d’une manière plus détaillée : K. Pratt discute bien la fonction du chiffre trois, tant par rapport à la structure tripartite du roman (enfances hagiographiques, fabliau courtois et crusading epic, p. xxiv) que par rapport aux fameux trois dons dont l’enfant élu par Dieu a été pourvu, et elle remarque bien que tout ce matériau hétérogène est placé sous le signe du message clérical de l’histoire sacrée (« this material becomes heavily christianised », p. xxix). Mais pourquoi ne pas discuter aussi la revalorisation des données folkloriques dans cette « vie de saint » sécularisée ? Pourquoi ne pas mettre en valeur le symbolisme du chiffre quand il s’agit d’expliquer la fonction des trois villes sacrées, Rome, Constantinople et Jérusalem (qu’on pense aux échos du Voyage de Charlemagne) et du symbolisme concomitant des « trois fonctions » sociales d’origine indo-européenne ? Et – ce qui est encore plus important – si le roman tout entier est susceptible d’être interprété comme le résultat d’un acte d’appropriation de la culture byzantine, comment ne pas interpréter le héros, fils d’un patricien romain et « Merlin » clérical, comme l’incarnation de ce désir d’appropriation et comme le représentant le plus significatif de ce moment de l’histoire culturelle qui devait fatalement culminer dans l’appropriation bien autrement réelle de l’empire byzantin et la conquête de Constantinople pendant la quatrième croisade (cf. F. Wolfzettel, « Literaturgeschichte der Bemächtigung », Das Mittelalter, 6, 2001, p. 83-108) ?
8Il semble que ce premier roman hagiographique et réaliste à la fois soit moins purement littéraire, moins anodin que la critique n’a voulu l’admettre. Cette osmose de la cléricalité et de la civilisation chevaleresque, osmose, aussi, de l’esprit courtois et de la culture populaire, comme l’a bien remarqué G. Duby dans son livre Dimanche de Bouvines (1973), a marqué Gautier d’Arras comme l’antipode du poète champenois et du monde arthurien clos. K. Pratt a bien mis en valeur le rôle paradoxal de l’auteur aîné ancré encore dans la tradition « pré-moderne » et qui n’en est pas moins un novateur plus audacieux, à certains égards, que son rival futur plus fortuné, « the younger ironic poet from Troyes » qui « enjoyed poking fun at his older, more moralistic contemporary from Arras » (p. xv).
9Pour l’éditrice, l’Eracle constitue un point de départ qui s’inscrit en faux contre le modèle, peu après victorieux, du roman arthurien. Elle insiste sur l’ambiance générique variée dans laquelle se situe notre roman dans les trois manuscrits du texte, et elle affirme – la belle formule ! – que le roman est « also interesting for the themes it does not treat » (p. xxxv). Elle s’attache surtout à montrer la coexistence de modèles établis et de traits novateurs. Selon elle, l’Eracle serait un roman qui « shows many features of courtly romance, but is unusual in its treatment of gender » (p. xxix) ; un roman qui ne s’intéresse guère au thème de la virilité chevaleresque (« Indeed, patrilineage is frequently replaced […] by real or symbolic matrilineage », p. xxvi) et qui ne connaît pas l’ironie chère à Chrétien qu’il dépasse pourtant par l’originalité de ses images (p. xlvii) ; un roman religieux, hagiographique même, qui n’en affiche pas moins un réalisme et une indépendance idéologique remarquables : « Thus, in contrast to Chrétien de Troyes and Marie de France, Gautier is primarily a realistic writer, even presenting divine intervention as natural events in the life of God’s elect » (p. xlv).
10Toutes sortes de suggestions précieuses, qui invitent à repenser l’apport du « plus ancien trouvère du nord de la France », comme le notait jadis Van Acker dans son article fondateur de la Revue du Nord (43, 1967, p. 273-279). Cette introduction servira dorénavant de guide pour tous ceux qui désirent s’initier à l’œuvre de cet auteur malgré tout encore souvent méconnu. Et on ne saurait désormais recourir au texte « classique » des éditions Champion sans consulter cette belle édition.
Pour citer cet article
Référence papier
Friedrich Wolfzettel, « Karen Pratt, éd. et trad. — Gautier d’Arras, « Eracle » », Cahiers de civilisation médiévale, 217 | 2012, 88-90.
Référence électronique
Friedrich Wolfzettel, « Karen Pratt, éd. et trad. — Gautier d’Arras, « Eracle » », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 217 | 2012, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/18807 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128ta
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