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Comptes rendus

Marie-Thérèse Camus, Élisabeth Carpentier et Jean-François Amelot. — Sculpture romane du Poitou. Le temps des chefs-d’œuvre [préface de Jacques Le Goff]

Claude Andrault-Schmitt
p. 86-88
Référence(s) :

Marie-Thérèse Camus, Élisabeth Carpentier, Jean-François Amelot et Jacques Le Goff [préface], Sculpture romane du Poitou. Le temps des chefs-d’œuvre, Paris, Picard, 2009, 520 pp., 572 ill.

Texte intégral

1Cet ouvrage représente en quelque sorte la suite, chez le même éditeur, de la magistrale étude de Marie-Thérèse Camus sur La sculpture romane en Poitou. Les grands chantiers du xie siècle (1992). Pour ce premier gros livre savant, issu d’une thèse, l’exhaustivité, voire l’austérité, allaient de soi. Mais le nombre des œuvres encore en place pour représenter la période suivante, celle qui s’étend de 1080 à 1160 (environ), est considérable, avec des sujets bien plus riches et variés. Aussi la formule a-t-elle été modifiée pour prendre la forme originale d’une collaboration entre une historienne de l’art, une historienne et un photographe. Le pari a été gagné, et le succès au rendez-vous, puisqu’il a fallu procéder à un nouveau tirage très peu de temps après la sortie.

2Précédée d’une carte, une brève introduction brosse le cadre historique qui est celui de l’ancien diocèse de Poitiers avant 1317. Elle insiste sur les phénomènes de décloisonnement que supposent les expéditions lointaines des grands féodaux ou la complexité des réseaux monastiques. La première partie, intitulée « Un message chrétien dans la pierre », est entamée par des interrogations sur les commanditaires (laïcs ou clercs ?). Toutefois, elle concerne essentiellement les sujets représentés. De façon très pédagogique, ceux-ci sont déroulés en suivant chronologiquement les épisodes de la vie du Christ avec lesquels les lecteurs d’aujourd’hui ne sont pas nécessairement familiarisés, ce qui englobe judicieusement les scènes vétérotestamentaires considérées comme relevant de l’attente et de l’annonce, ainsi que certaines paraboles. Puis sont abordés les apôtres comme image ecclésiologique, les saints et la morale salvatrice, avant que quelques thèmes fournissent l’occasion d’évoquer plus particulièrement tel ou tel édifice : parmi bien d’autres la collégiale d’Airvault pour ses chapiteaux intérieurs, celle de Notre-Dame-la-Grande à Poitiers pour sa façade qui développe « un exceptionnel programme urbi et orbi », l’église d’Aulnay-de-Saintonge ou celle de Civray.

3L’initiative et la conduite d’un chantier sont des phénomènes complexes. En tous les cas, c’est bien le monde des clercs (très divers lui-même) qui est responsable d’un bouillonnement intellectuel porteur, qu’on ne saurait limiter à la réforme dite grégorienne. Sont particulièrement retenus, pour leur influence sur le décor sculpté qui est « support d’un discours », la réflexion sur le monde créé, l’Incarnation, les sacrements en tant que signes de la présence du Christ. Tout commence nécessairement avec Adam et Ève, dont les illustrations ne manquent dans la région ni de pittoresque ni de pertinence dogmatique. Chaque scène, ainsi l’Annonciation, est proposée avec ses variantes, lesquelles à leur tour justifient des lectures multiples : la plus grande culture, la plus grande orthodoxie, peuvent être modulées par des digressions venant des apocryphes. Quant aux apôtres et pasteurs, leurs attributs, leur mouvement, leurs regards mêmes supposent des interprétations différentes, adaptées à chaque œuvre. L’évocation de l’eucharistie donne lieu à des images remarquables, quand on peut les identifier. Les luttes et confrontations sont d’interprétation particulièrement délicate dans une région où la fréquence du combat entre les Vertus et des Vices semble donner le ton.

4Bien sûr, ces développements solidement étayés par les écritures ne prétendent pas démontrer une quelconque originalité du Poitou, non plus qu’ils ne peuvent, au regard de l’articulation du livre, constituer des études iconographiques approfondies à destination des spécialistes : ils accompagnent un bien beau corpus, pour lequel ils donnent des clefs. Non sans avertissements de bon aloi : il est peu probable que les contemporains établissaient la même distinction que nous entre animaux réels et animaux fabuleux, ou entre aspect religieux et aspect profane ; il nous faut nous méfier d’une surinterprétation oubliant le choix des motifs pour le simple plaisir des lignes et de la virtuosité, bref oubliant « le bonheur de créer ».

5La deuxième partie, « Un monde à découvrir », évoque un « immense effort pour christianiser les laïcs » en examinant le reflet de la réalité. Elle correspond pour les AA. à une entreprise qui semble hardie dans ses intitulés mais reste constamment modeste dans son processus. Une volonté de mise en scène à destination du « public » serait attestée à la fois par une adaptation des représentations et par l’intrusion des réalités quotidiennes dans les motifs. Visages expressifs, portraits de groupe, tireurs d’épine, vêtements à la mode ou autres marqueurs sociaux, paysans au travail, bergers et amuseurs en témoignent. Plus encore, les scènes tirées de l’écriture sont l’occasion de donner à voir les grandes étapes de la vie avec leur environnement : la naissance et les lits, le mariage et ses gestes, les funérailles et leur apparat. Les travaux des jours ou « calendriers » expriment particulièrement, on s’en doute, ce que la frontière entre iconographie savante et trivialité a de poreux. D’ailleurs le faucheur d’Airvault est-il accompagné d’un pain et d’une jarre ou d’indices prouvant que la récolte se transformera en corps et sang du Christ ?

6Quelques chapiteaux introduisent des paragraphes sur les voyages, la vie des chevaliers, la pratique réelle des duels, la chasse, l’adoubement, les divertissements, la musique. Les « indices matériels » sont longuement traités dans le chapitre « Un cadre familier » (objets, de l’outil au livre ou à la croix), tandis que « Le foisonnement des êtres vivants » revient sur la question des végétaux et des animaux. Pour les premiers, il va de soi que les corpus ne peuvent qu’être esquissés (manquent les preuves archéologiques). D’autre part les descriptions ne sont pas argumentées par une estimation de la part respective de la tradition iconographique, de l’observation, de l’imagination afin de dépasser la question première du réalisme : on ne peut évoquer les thèses et nouveautés bibliographiques pour chaque entrée, ni multiplier les notes infrapaginales. Le traitement de l’architecture miniaturisée, par ex., pourrait appeler des réserves ou des distinctions exclues par le type de l’ouvrage. Quant aux animaux, ils sont mis en relation avec le Physiologus ou les textes contemporains, lesquels n’excluent pas de la création les êtres hybrides si prisés par les sculpteurs.

7Le dernier chapitre de cette partie, « Un reflet du monde », lui donne une perspective plus scientifique avec des questions majeures : puisqu’il existe une telle distorsion entre la volonté de faire passer le message chrétien et la « masse considérable de sculptures qui lui paraissent étrangères », puisque visiblement l’univers mental des contemporains était très éloigné du nôtre, comment cerner l’objectif des concepteurs ? Quelques mentions de constructeurs dans les textes ou les « signatures » épigraphiques ne suffisent pas. Les AA. discernent dans la transformation du décor sculpté, qui diffère de celui de l’époque précédente, une concession à la fantaisie des observateurs et à la liberté des artistes, lesquelles étaient soit canalisées soit subies par les commanditaires. Sans compter l’écho de controverses dogmatiques introduisant des interprétations variées. Mais il y avait toujours des choix spécifiques à chaque monument ; et aussi ordonnancement, hiérarchie, le tout reflétant les conceptions de la société et l’ordre du monde. Les dernières pages emportent moins la conviction, le sujet de la « pédagogie » et de la « réception » étant des plus délicats.

8La troisième partie, intitulée « Les sculpteurs à l’œuvre », recèle une démarche d’histoire de l’art, structurée par ce que l’on pourrait appeler une archéologie du style. Avec un point de départ (qu’est-ce qui a changé vers 1100 ? dans quelles œuvres se manifeste le renouvellement ?), un parcours dans un ensemble unique (la façade de Notre-Dame-la-Grande), l’examen de quelques sites au rôle moteur qui se distinguent en raison de la perception de filiations et influences, enfin les échos des manières de sculpter extérieures à la région. Ce type d’enquête entraîne inévitablement vers des hypothèses plus ou moins fragiles, notamment chronologiques, mais, encore une fois, on comprend bien que c’est aussi par commodité didactique (« pour la clarté de l’exposé ») que sont mis en exergue des « ateliers » contemporains ou successifs.

9L’évocation de Saint-Jean de Montierneuf à Poitiers fait naturellement le lien avec Les grands chantiers du xie siècle. Les végétaux des ronds-points de Saint-Hilaire de Melle et Saint-Jouin-de-Marnes, les êtres hybrides de Lusignan, Saint-Maurice-la-Clouère ou Parthenay-le-Vieux, entre autres œuvres, sont placés dans son « sillage ». Les scénettes d’Airvault (première génération), La Chaize-le-Vicomte ou Chauvigny, si séduisantes, révèlent également une certaine précocité. Puis la façade de Notre-Dame-la-Grande, qui est examinée de façon très complète, et où on ne peut contester des différences de « main », prend le relais pour faire comprendre le décor de l’octogone de Montmorillon, celui des églises de Villesalem et Jazeneuil. Les « grands foyers de sculpture dans le Sud et l’Ouest » comprennent Aulnay (« les » maîtres successifs, traditionnellement reconnus par l’historiographie, sont ici finement interrogés et observés), Civray et Melle : ils nous entraînent jusqu’au milieu du xiie s., voire au-delà. La sculpture de Fontevraud fait partie intégrante du corpus étudié, mais elle ne peut se comprendre sans des « influences extérieures » : pas si lointaines, puisqu’il s’agit d’Angoulême…

10On ne saurait minimiser l’apport du photographe. Le dialogue entre texte et image peut être constant grâce à ce troisième auteur. Mais nombre de ses clichés nous offrent de véritables révélations : Adam et Ève sur les chapiteaux d’Airvault, Samson et Dalila à Verrines, les anges et les élus de Fontevraud, les deux pièces de Velluire. On peut être surpris également par les reliefs que l’on croyait connaître à Aulnay, Civray ou Saint-Pierre de Melle (« à la beauté presque classique »). Ce regard intelligent sur les détails ajoute beaucoup au livre, déjà original par son articulation et ses angles d’attaque. Il habille joliment un ensemble de questions qui par leur formulation peuvent être appropriées par le plus « innocent » des lecteurs, mais qui pourront aussi toucher des chercheurs moins innocents.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claude Andrault-Schmitt, « Marie-Thérèse Camus, Élisabeth Carpentier et Jean-François Amelot. — Sculpture romane du Poitou. Le temps des chefs-d’œuvre [préface de Jacques Le Goff] »Cahiers de civilisation médiévale, 217 | 2012, 86-88.

Référence électronique

Claude Andrault-Schmitt, « Marie-Thérèse Camus, Élisabeth Carpentier et Jean-François Amelot. — Sculpture romane du Poitou. Le temps des chefs-d’œuvre [préface de Jacques Le Goff] »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 217 | 2012, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/18782 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128t9

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