Agata Sobczyk. — L’érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen Âge
Agata Sobczyk, L’érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen Âge, Louvain, Peeters, 2008, XI-329 pp. (Synthema, 5).
Texte intégral
1Ce livre est la version remaniée d’une thèse de doctorat, soutenue en décembre 2000. Une question particulière et très pertinente ouvre la perspective : quelle image la littérature médiévale donne-t-elle de « l’érotisme » des « adolescents dont on admet si peu volontiers l’existence ? » (p. vii). Cette question, celle des aléas de la maturation sexuelle, se situe au cœur des préoccupations primordiales des lettres du Moyen Âge, car elle touche, écrit A. Sobczyk, à la construction de l’identité et à l’intégration dans la société.
2Six chapitres composent ce livre. Le premier, intitulé « La sexualité des adolescents dans la société médiévale », vise à préciser les contours flous de la sexualité juvénile dessinés par les sources historiques médiévales. Théologiens et pédagogues s’entendent pour associer innocence paradisiaque et enfance, d’une part, moment de la Chute et adolescence sexualisée, de l’autre. Un seul moyen pour clore ce second épisode, dynamisé par la virulence du désir : le mariage.
3Parfois, cependant, l’union précoce est lourde de menaces. Le jeune mari, en effet, est incapable de tenir le rôle social, politique et paternel qui lui est imparti ; quant à la jeune femme, elle est inapte à dompter les appels de sa chair comme le constate le chevalier de la Tour Landry. Choisir l’épreuve de la chasteté (y compris dans la sainteté) est donc, pour la jeune fille, une étape déterminante pour son propre futur, comme pour celui de la société où elle prend place. Celle-ci, d’ailleurs, ne s’est guère préoccupée d’éducation sexuelle et c’est à l’Art d’aimer d’Ovide qu’il revient de jouer le pédagogue en la matière. La littérature narrative peut venir à l’aide, mais négativement, comme dans une sorte de reflet inverse du réel : elle montrerait ce que l’histoire tait, notamment en matière d’inceste.
4Avec son deuxième chapitre précisément consacré à l’art littéraire (« L’érotisme juvénile dans la littérature médiévale française »), A. Sobczyk retrouve les mêmes incertitudes : imprécision de l’âge des amoureux ; imprécision des dénominations (qui concerne, par ex., les termes enfant, meschine et adolescent, mot fort rare et qui n’apparaît guère qu’au Moyen Âge flamboyant) ; imprécision de l’âge où, suscité par cet enfant qu’est Cupidon, l’amour naît entre deux enfants, etc. Restent, tout de même, quelques certitudes dignes d’intérêt, comme celle-ci : « la frontière principale entre l’enfance et l’adolescence est celle qui sépare l’ignorance et la congnoissance » (p. 45). L’argumentation de l’A. s’illustre de textes de Machaut, de Froissart et, bien sûr, de la Retenue d’Amour de Charles d’Orléans ; elle s’appuie moins sur le Tractatus d’André le Chapelain, et pour cause : l’adolescent est exclu de ce traité.
5Le corps de l’adolescent et les signes qui l’exposent traduisent la fascination provoquée par cette période de la vie. Les « romans » idylliques sont une source féconde d’exemples établissant que l’idéal physique tend vers l’androgynie qui fait, parfois, du corps un obstacle parce qu’il reste encore animé par l’enfance. Comme si la croissance n’était pas encore parcrue. Témoin majeur de l’achèvement de ce processus, à fleur de peau, le développement de la barbe (p. 65-70) : il est à l’homme ce que la naissance des seins est à la femme.
6Pour mettre au jour l’éveil du corps, l’A. rappelle le rôle des songes érotiques et de la violence (incluant le viol). Sorte de condition rituelle, ils permettent de franchir le seuil de la maturité. Le langage en est une illustration complémentaire : si l’adolescent a perdu l’aptitude d’un enfant à tout dire (y compris sa capacité à révéler des relations illicites), il n’est pas encore maître de toutes les finesses que lui révèlera son initiation amoureuse. Il faut préciser et sexualiser le sujet : l’« adolescent » apprend à bien parler ; l’« adolescente » à parler peu, mais tous deux s’instruisent de la manière permettant d’éviter « les écueils dont il faut se méfier dans le langage du sexe opposé » (p. 85). Des passerelles existent cependant entre les discours courtois du garçon et ceux de la demoiselle : le monologue amoureux – l’échange des cœurs rendant parfois inutile celui des mots –, le partage du langage amoureux (des mots et des choses) et l’écriture. Floire et Blancheflor en est une belle illustration : s’initier à l’art d’écrire, c’est apprendre l’art d’aimer.
7Pour ouvrir son troisième chapitre, « Les amours enfantines : de l’unité impossible à la désunion », A. Sobczyk part d’une impossibilité : les enfants qui traversent les récits idylliques (sont étudiés ici avec précision les deux versions de Floire et Blancheflor, L’Escoufle et Galeran de Bretagne) vivent initialement dans le parage et l’unité d’un « couple gémellaire ». Or le maintien de cette unité, vécue dans l’espace paradisiaque de l’enfance, éclatera sous l’effet du désir sexuel, mais également à cause de la distance qui s’instaure vis-à-vis des parents et de l’ombre que porte la mort sur le fantasme de rester éternellement enfant. Cette inéluctable division cesse lorsque les deux héros se rejoignent au départ de leur vie adulte. Suscitée par un processus de reconnaissance plus ou moins facile, l’unité est retrouvée, incarnée dans deux nouveaux corps. Dans cette affaire, le mariage final n’est au fond qu’un épisode marginal.
8Avec le quatrième chapitre, « L’Inceste père/fille : de la désintégration à l’intégration impossible », l’A. s’interroge sur la distinction qui sépare le désir amoureux d’un père pour sa fille du désir « normal ». Sont alors sollicités Apollonius de Tyr, La Manekine, La Belle Hélène de Constantinople, le Roman du Comte d’Anjou, Yde et Olive et Robert le Diable. Le père incestueux est-il un amant courtois ? Est-il mari ou père ? Son amour relève-t-il de l’affection paternelle ou du désir érotique ? Autant de questions auxquelles répond finement A. Sobczyk. Celle de la procréation des jeunes femmes avec leur mari ne se pose pas : en effet, « toutes les héroïnes tombent enceintes la nuit de noces » (p. 181).
9Deux autres figures incontournables trouvent place au cœur de ces histoires : le silence et la culpabilité. Si la parole du père (la promesse faite à sa femme mourante) provoque l’inceste, celui-ci se vit dans le mutisme des énigmes non résolues, comme dans le silence de la fille sur qui pèse la parole paternelle (pendant la relation coupable comme avec leur futur mari) jusqu’au moment crucial de la révélation de la vérité. Quant à la culpabilité, elle est le propre de la fille. Le père, lui, est pris dans le mouvement qui va l’exonérer de son péché pour se conclure dans le pardon divin et social.
10L’héroïne soulève une autre question particulière : son corps d’adolescente est à la fois modèle de vertus et cause du péché, car source du désir. La beauté devient ainsi le contraire de l’innocence et de la bonté. Et les mutilations subies par la malheureuse (main coupée, seins tranchés, etc.) sont des atteintes barbares, aussi bien physiques que symboliques, car elles visent des « organes » de l’amour. On est ainsi conduit vers la notion d’impureté, notamment à travers l’événement exemplaire de la grossesse et de l’accouchement monstrueux.
11Naturellement, le chapitre suivant se consacre à « L’inceste mère/fils » en suivant le fil thématique qui passe de « la désintégration à l’effacement ». Œdipe, dont l’importance est primordiale pour la littérature médiévale, sert de guide dans ces régions où les garçons incestueux sont essentiellement « considérés en tant qu’objets du désir », objets plus passifs que les adolescentes fautives, car échappant, par inversion, au rôle attendu d’un jeune homme dans l’acte sexuel (p. 218).
12À bon droit, ce parcours a pour balises le Roman de Thèbes, la Vie de saint Grégoire, la légende de Judas, Richars li Biaus et certaines histoires qui mettent en scène des incestes conscients (la tradition de la « Bourgeoise de Rome », d’une part, et celle du De amore inordinato des Gesta Romanorum, de l’autre). L’étude délie avec précision les fils que tissent ces histoires, de l’amour maternel à l’amour charnel, caractérisé par la puissance du désir qui peut très bien « se diriger vers n’importe quel objet » (p. 226) et par la stérilité de l’union incestueuse. On observe que la relation charnelle est, parfois, étrangement liée à l’amour de Dieu.
13Le livre se clôt sur un sixième chapitre intitulé « Pygmalion et son œuvre : du désordre à l’intégration ». Il étudie l’histoire érotique et pédagogique dans laquelle la maturation de l’adolescent se fait « sous l’effet de la force prédominante de l’amour » (p. 266). Le Dit du Prunier, sa mise en prose Jehan d’Avennes et Jehan de Saintré sont autant de récits qui, avec le Dit de la Manche de Jean de Condé, campent des adolescents (prénommés Jehan) ainsi façonnés par des dames-Pygmalion. Maternelles et initiatrices, elles comblent le manque érotique dû à l’immaturité du jeune homme – ou plutôt de l’enfant – qu’elles modèlent. Jehan de Saintré, avec son image de la statuette de cire, illustre les relations qui s’instaurent entre « Pygmalion » et son œuvre. Car cette cire symbolise nettement la plasticité de ces rapports et la complexité du jeu que gagne finalement le jeune homme. L’A. insiste alors judicieusement sur l’importance du regard de « Pygmalion », moyen de domination et mesure de l’évolution du héros vers « la conscience de soi » et l’intégration sociale (p. 295-297).
14Les lignes proposées « En guise de conclusion » constatent que, au Moyen Âge, le genre romanesque est le meilleur vecteur littéraire de l’évolution érotique des adolescents, avec des nuances de ton, bien entendu, selon les œuvres, le paysage moral dans lequel elles s’inscrivent et l’époque de leur rédaction. Ces lignes finales apportent une intéressante mise au point (« intertextuelle », si l’on peut dire) sur quelques « motifs récurrents » qui accompagnent le « thème de l’évolution érotique des adolescents » (p. 309) : le voyage, illustration du processus de maturation et de différenciation sexuelle ; le voile et son « cousin », le vêtement et, trait constant, « l’insistance sur le jeu constant de la parole et de l’écriture » (p. 310). Elle ouvre un horizon prometteur : « L’importance du langage sous toutes ses formes suggère aussi que l’essentiel dans l’initiation sexuelle des adolescents, ce ne sont pas les choses, mais les mots. » (ibid.).
15On doit remercier l’A. de nous offrir ainsi une synthèse documentée, claire et bien organisée conduisant sur des pistes déjà ouvertes, mais insuffisamment fréquentées jusqu’alors. Ce livre répond donc clairement à un besoin.
16S’il fallait ajouter quelques pierres à l’édifice bâti par Agata Sobczyk peut-être pourrait-on commencer par quelques apports relatifs à la bibliographie ? Pour le Roman de Thèbes, les éditions de F. Mora-Lebrun et d’A. Petit auraient pu avantageusement être citées à la place de celle de L. Constant (de 1890). De même pour le séduisant roman de Philippe de Beaumanoir (ou « de Rémi »), Jehan et Blonde, l’édition (avec traduction) de B. N. Sargent-Baur (Amsterdam/Atlanta, 2001) devrait être préférée à celle de S. Lécuyer (Paris, 1984).
17Pour ce qui concerne l’immense question de l’inceste, on pourrait suivre une guide expérimentée, E. Archibald, avec son ouvrage Incest and the Medieval Imagination, Oxford, 2001 (à juste titre est cité un livre plus récent, celui de S. Messerli, Œdipe enténébré. Légendes d’Œdipe au xiie s., Paris, 2002). C’est que le travail d’E. Archibald présente, notamment, l’intérêt de se pencher sur la mythologie antique que la translatio transmet aux lettrés médiévaux (voir « Medieval adaptations of Classical Incest Stories », p. 70-103) et de s’intéresser non seulement aux incestes « Mothers and Sons », « Fathers and Daughters », mais également aux relations entre « Siblings and other Relatives » (p. 192-229). Inévitable également, même s’il ne s’intéresse qu’à un aspect précis de la problématique incestueuse, l’article de C. Galderisi, « La traduction médiévale de la devinette d’Antiochus dans les versions latines et vernaculaires de l’Apollonius de Tyr : textes, variantes, classification typologique, essai d’interprétation » (dans « Qui tant savoit d’engin et d’art ». Mélanges de philologie médiévale offerts à Gabriel Bianciotto, éd. C. Galderisi et J. Maurice, Poitiers, 2006, p. 415-433) doit être mentionné.
18On ne saurait oublier désormais (A. Sobczyk ne pouvait pas la connaître), aide déterminante pour comprendre les « romans » idylliques médiévaux, l’œuvre majeure de M. Uhlig, Le Couple en herbe. Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Genève, 2009 (notamment les chapitres ii « Jeux interdits » et iii « Fleurs d’ente : le scénario idyllique en question »).
19Si l’on passe, maintenant, aux textes littéraires du Moyen Âge qu’ignore la bibliographie, on change de braquet. Le lecteur est conduit, en effet, à se demander pourquoi l’étude les a laissés au bord du chemin. On pense à la légende exemplaire de saint Alban (en partant de l’Historia beatissimi Albani et, entre autres travaux critiques, des pages de C. Roussel dans Conter de geste au xive siècle. Inspiration folklorique et écriture épique dans La Belle Hélène de Constantinople, Genève, 1998 ; livre présent dans la bibliographie de l’ouvrage d’A. Sobczyk). Dans cette perspective générique, on devrait se pencher sur les nombreux exempla qui tournent autour de l’inceste, signalés par l’Index de Tubach.
20Si bien que, pour revenir aux amours enfantines et au « roman » idyllique qui en est sans doute le genre privilégié, on peut légitimement s’interroger sur la validité de cette conclusion, centrale pour la démonstration de l’A. : « ce thème [de l’union parfaite entre deux enfants] n’a été largement exploité dans la littérature française qu’aux xiie et xiiie siècles. » (p. 154). Précisément, cette affirmation réductrice n’est-elle pas un effet de corpus ?
21Car les récits (terme peut-être meilleur que « roman », que l’on pense par ex. à la chantefable Aucassin et Nicolette ou aux épisodes enchâssés dans les « contes » ou les histoires qui les incluent, comme dans Apollonius de Tyr) dits « idylliques » traversent les siècles des lettres médiévales : de Floire et Blancheflor (vers 1150), Amadas et Ydoine (1190-1220), Aucassin et Nicolette (dernier quart du xiie s.), Galeran de Bretagne (fin du xiie s.), L’Escoufle (1200-1202), Guillaume de Palerne (début du xiiie s.), Jehan et Blonde (1230-1240), Floris et Lyriopé (deuxième tiers du xiiie s.), Apollonius de Tyr (dont les manuscrits français complets les plus anciens datent du xive s.) Paris et Vienne (1432), Pierre de Provence et la Belle Maguelonne (milieu du xve s.). Et cette liste ne prétend pas être achevée (se reporter, pour ce qui concerne les premiers textes du Moyen Âge, au relevé de Natasha Romanova, Medieval French Idyllic Romance (12th - 13th Centuries). A New Look, PhD [dactyl], Université de Londres, 2007).
22Or, certaines des idylles du Moyen Âge flamboyant ont connu des succès immenses qui illustrent la faveur du « thème » des amours enfantines et convainquent de ne pas arrêter au xiiie s. le fécond recours aux adolescentes relations amoureuses contrariées. Les médiévistes n’affirment-ils pas, à propos de Paris et Vienne, qu’aucun roman (excepté l’Amadis), n’a été imprimé plus souvent et traduit en un plus grand nombre de langues ?
23Du coup, ne partageant pas la division chronologique proposée par l’A., nous aurons du mal à admettre la sélection qui la conduit à ne confronter les récits idylliques (des xiie et xiiie s.) qu’à certains œuvres poétiques (celle de Charles d’Orléans et de Froissart, notamment) et narratives du xve s., dont le Petit Jehan de Saintré. Évidemment, les différences sont nettes « entre l’image parfaite et hiératique de Floire et Blancheflor et celle de Jehan de Saintré rougissant et tremblant sous le regard de dame des Belles Cousines » (p. 307). Mais, compte tenu de l’existence de récits idylliques remarquables aux xive et xve s., peut-on se satisfaire de ce constat psychologique (un peu évolutionniste) : « La littérature de la fin du Moyen Âge apporte en outre quelque chose de nouveau avec le regard subjectif que les auteurs jettent sur leurs propres […] expériences juvéniles » (p. 308) ?
24On pourrait également discuter la présentation thématique du troisième chapitre, celui qui est consacré aux « Amours enfantines : de l’unité impossible à la désunion ». Car, si l’argumentation qui suit s’ouvre bien sur « l’unité » avant d’aborder la « division », elle ajoute, finalement, une nouveauté par rapport au titre : « la maturité ». Or cette adjonction est riche de sens. Elle conduit à préciser l’interprétation proposée dans la direction suivante (sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à l’ouvrage récent – inaccessible donc à l’A. – : Le récit idyllique. Aux sources du roman moderne, éd. J.-J. Vincensini et C. Galderisi, Paris, 2008).
25Volontairement sans doute, A. Sobczyk ne s’aide d’aucun outil théorique explicatif. Implicitement, ils apparaissent pourtant ici et là. Par ex., à travers un paragraphe comme « la parenté impossible » (p. 224-225) et dans le dernier chapitre (« Pygmalion et son œuvre : du désordre à l’intégration ») ou encore, dans cette déclaration, « Dans toute histoire de maturation, un certain ordre doit être détruit pour qu’un nouvel ordre soit crée : la décomposition et la construction doivent se succéder. » (p. 305) : autant de passages qui montrent l’ébauche d’une réflexion d’inspiration anthropologique. C’est dans cette perspective, ouverte par A. Sobczyk elle-même, que nous souhaiterions retourner aux « Amours enfantines ».
26Toutes les narrations idylliques s’ouvrent sur une relation gémellaire (on l’a également qualifiée de « sororale »). Quelle est en est la nature ? La réponse ne fait pas de doute : il s’agit toujours d’une mésalliance. Et celle-ci, loin de relever de l’« unité », est un facteur de scission ou de désordre majeur, une nette subversion de l’ordre culturel. Par ordre culturel, on veut dire l’ensemble des règles et des valeurs classificatoires d’une communauté. Dans chacune des catégories que cet ordre impose, il place des individus dont il attend qu’ils soient conformes à la classe impartie. L’ordre exige la conformité et récuse le désordre. Et l’on sait combien l’acte d’alliance, l’échange matrimonial sont des contenus particulièrement privilégiés pour l’instauration et le maintien de la stabilité culturelle. Or, le propre des récits idylliques est de faire apparaître cette récusation dans le champ social, au sein des règles de mariage, dès les premiers élans amoureux du couple. Les lois matrimoniales interdisent l’alliance de ces deux jeunes gens que distinguent des statuts sociaux inégaux. Conséquence : l’idylle enfantine est noire dès sa naissance.
27L’ordre culturel, positif et mature, sera rétabli finalement (troisième temps de toutes ces narrations). Mais que se passe-t-il entre-temps ? En suivant le fil que l’on vient de tirer, on complétera les arguments que l’A. consacre à la « division » et à la « bipolarité ». Dans le second mouvement de ces récits, le désordre va s’accentuant. Comme Blancheflor, Guillaume (dans L’Escoufle et Guillaume de Palerne), Nicolette, Jehan et Amadas, Paris et Pierre (dans Pierre de Provence), tous ces héros idylliques sont mis à l’écart de leurs semblables – le plus souvent sans leur bien aimé(e). Rejetés, exclus, ces protagonistes sont détachés de leur groupe d’origine et, parfois, changent de famille et de culture en plongeant dans celle de leurs adversaires ou dans la sauvagerie. Ils nient ainsi un peu plus l’ordre culturel initial et deviennent impurs, si, à la suite de l’anthropologue M. Douglas, on définit l’impur comme « ce qui n’est pas à sa place […]. L’impur, le sale, c’est ce qui ne doit pas être inclus si l’on veut perpétuer tel ou tel ordre. » (De la Souillure. Étude sur la notion de pollution et de tabou, Paris, 1992, p. 57). Cette perspective oppose l’« idyllique » – dont la fraîcheur peut à bon droit être mise en cause – au bucolique ou à la narration pastorale.
28L’étude de « l’érotisme des adolescents dans la littérature du Moyen Âge » pourrait ainsi conduire à définir le genre idyllique médiéval. Il apparaît comme l’expression fictionnelle de la tension constitutive entre une culture, lourde de contraintes esthétiques, sociologiques, matrimoniales et sexuelles, d’une part, et, de l’autre, une série de désordres, d’anomalies, facteurs de crises comme de réconciliation parmi lesquelles l’impureté (la souillure corporelle, parfois) joue un rôle central.
29Le plan et la démonstration de l’ouvrage d’A. Sobczyk invitent à suivre cette piste. Car les incestes et les femmes-Pygmalion, menaçant la régulation de l’alliance et de la filiation et réduisant spectaculairement la bonne distance entre les sexes et les âges de la vie, sont à leur tour de puissants facteurs de désordre culturel. Et il fallait bien l’exercice cathartique de la mise en littérature pour que soit posée, pensée et dépassée la nécessité ou même la « fécondité » de cette subversion.
30En suivant dans une telle perspective l’exploration des « désordonnantes » amours enfantines, le lecteur serait conduit à concevoir une importante part des lettres médiévales sous un jour inattendu et captivant.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Jacques Vincensini, « Agata Sobczyk. — L’érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen Âge », Cahiers de civilisation médiévale, 216 bis | 2011, 494-498.
Référence électronique
Jean-Jacques Vincensini, « Agata Sobczyk. — L’érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen Âge », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 216 bis | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/18468 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128t0
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