Sabine Seelbach. — Labiler Wegweiser. Studien zur Kontingenzsemantik in der erzählenden Literatur des Hochmittelalters
Sabine Seelbach, Labiler Wegweiser. Studien zur Kontingenzsemantik in der erzählenden Literatur des Hochmittelalters, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2010, VI-212 pp., 1 ill. (Beihefte zum Euphorion, 58).
Texte intégral
1Il s’agit là d’une étude qui, comme le titre l’indique, porte sur le sens et la fonction de la contingence dans la littérature narrative du Moyen Âge et plus particulièrement dans les romans arthuriens.
2L’A. part d’une conception moderne de la contingence, d’une « Providence sans Dieu » (« Providenz ohne Gott », p. 2), d’une « Providence de la contingence » (« Providenz der Kontingenz », p. 2), du refus de l’intervention d’une puissance transcendantale qui donnerait du sens à la vie humaine en l’orientant et la rationalisant. L’homme est donc confronté à un hasard qui, même s’il est dénué de sens, lui garantit l’exercice de sa liberté.
3Dans son introduction, S. Seelbach retrace l’histoire de la relation entre contingence et Providence. Pour ce faire, elle remonte aux auteurs antiques notamment à Aristote ainsi qu’aux stoïciens, avant d’en arriver à la période médiévale. Elle démontre que la contingence, le hasard, tout ce qui peut être ou peut ne pas être, avoir été ou ne pas avoir été (par opposition à la nécessité) ne sont pas des concepts que l’on ne trouve que dans la philosophie moderne et qu’ils ont une place dans la pensée médiévale, héritière – au moins en partie – de la pensée antique. Ainsi l’A. renvoie-t-elle à Abélard (p. 7) qui définit les contingentia, imprévisibles, pouvant être ou ne pas être, en les opposant au naturalia prévisibles car découlant de lois naturelles. Poursuivant ce raisonnement, elle s’emploie à l’appliquer aux œuvres narratives du Moyen Âge, en particulier au roman arthurien.
4Le but de l’A. est le suivant : il s’agit d’analyser le rapport existant entre Providence divine et libre arbitre dans le roman arthurien. Se référant aux réflexions émises par W. Haug sur le concept de fortuna (« Eros und Fortuna. Der höfische Roman als Spiel von Liebe und Zufall », dans Fortuna, éd. W. Haug et B. Wachinger, Tübingen, 1995, p. 52-75), elle reprend l’idée suivante : l’idéal qu’incarne la cour arthurienne – idéal de l’ordre, de la juste mesure, d’un équilibre utopique des forces et des tensions – ne peut être atteint qu’au terme d’un processus qui inclut comme élément essentiel le hasard, le chaos. Dans cette optique, l’ordre arthurien incarné par le héros viendrait à bout de la contingence qui caractérise le monde non arthurien, l’ailleurs (p. 15). La vertu et la modération du héros finissent donc par vaincre l’arbitraire qui marque le monde terrestre. En ce sens, l’aventure joue, depuis Chrétien de Troyes, un rôle particulier : même si elle n’élimine pas le concept de Providence, elle permet de confronter le héros au hasard, de le faire « arriver dans ce qui n’est pas voulu » (« Ankommen im Ungewollten », p. 20, expression emprunté par l’auteur à D. Kartschoke). La question essentielle est donc celle de la conscience de la contingence dans les œuvres arthuriennes, à cette problématique vient s’ajouter celle du conflit entre deux normes, deux valeurs : le héros, confronté à un dilemme, est amené à opérer un choix crucial qui, finalement, s’avère impossible. Seule l’irruption d’un événement imprévisible permet de surmonter ce dilemme, ou plutôt de le contourner. Ce n’est donc plus la Providence qui est à l’œuvre mais le libre arbitre du représentant du monde arthurien ainsi que l’intervention de facteurs inattendus.
5Afin de démontrer la validité de sa thèse, c’est-à-dire la fonction particulière de la contingence ainsi que celle du dilemme auquel est confronté le héros dans le roman arthurien, S. Seelbach choisit d’opérer une analyse approfondie de l’Iwein de Hartmann von Aue, adaptation du roman de Chrétien, Yvain ou le chevalier au lion. Il s’agit d’étudier en détail les conditions de cette confrontation avec ce qui n’est pas voulu, de faire passer au premier plan les raisons qui motivent les personnages à agir de telle ou telle façon lorsqu’ils sont en prise à une situation inattendue. Selon elle, Hartmann aurait accordé une importance particulière aux conditions qui accompagnent les actions humaines dans de telles situations.
6L’A. se penche en particulier sur quatre épisodes de ce roman : le dilemme éprouvé par Laudine avant son remariage avec le meurtrier d’Askalon (Esclados le Roux dans la version française), l’épisode mettant en scène le géant Harpin, l’enlèvement de Ginover (Guenièvre), et la résolution de la querelle d’héritage opposant les deux sœurs de Noire Épine. Selon elle, le point commun à tous ces épisodes serait une expérience de la contingence qui ouvre des abîmes sur un chemin apparemment plat et sans surprise (p. 31).
7Le motif du don contraignant auquel l’auteur a recours lors de l’épisode mettant en scène l’enlèvement de Ginover par Meljakanz serait intimement lié au problème de la contingence. À travers le motif du don contraignant, le personnage (Arthur) n’assume plus la fonction de sujet agissant, le monde n’est plus le lieu où il peut imposer sa volonté. En renonçant à l’usage de la prudentia, en optant pour le principe de générosité et acceptant par avance un don, une promesse dont il ne connaît pas la teneur, Arthur n’a plus d’emprise sur l’action et s’abandonne à l’inconnu, au hasard. Et l’A. de citer Odo Marquard : « Nous, les humains, sommes davantage le fruit de nos hasards que de notre choix » (« Wir Menschen sind eher unsere Zufälle als unsere Wahl. », p. 71). Une décision prise avec précipitation, une confiance aveugle en celui qui fait la demande du don contraignant, un manque de perspicacité sont autant d’erreurs dont les conséquences sont aussi imprévisibles qu’inéluctables et non voulues par le protagoniste qui perd tout contrôle de l’action (p. 189). Selon l’A., la confiance que le roi Arthur accorde – à tort – à Meljakanz n’est plus dès lors un facteur générateur d’ordre mais au contraire une faute qui permet l’irruption de la contingence, de l’inconnu, la perte de toute emprise sur l’action.
8Le dilemme auquel est confrontée Laudine à la suite de la mort de son mari, tué lors du combat qui l’oppose à Iwein, poserait également le problème de la liberté de l’individu : à la fidélité envers l’époux défunt s’oppose la nécessité de trouver un nouveau mari capable d’assurer la défense de la fontaine merveilleuse et le royaume. Ce dilemme atteint dans Iwein son paroxysme puisque le seul chevalier capable de protéger la fontaine et le royaume de Laudine n’est autre que le meurtrier du mari défunt. La solution politique et pragmatique, qui consisterait à choisir l’homme le plus apte à défendre la fontaine, ne suffit pas à elle seule à résoudre le dilemme et à fournir une solution morale, acceptable tant aux yeux de la société laïque et courtoise qu’aux yeux de l’Église. Le dilemme ne serait résolu que par l’intervention de la déesse de l’amour, Dame Amour (« diu gewaltige Minne », v. 2054), qui agirait comme un philtre et libérerait Laudine de tout scrupule (p. 105-106). Le point principal du dilemme est donc, selon l’A., résolu de manière irrationnelle par des facteurs contingents et imprévisibles : la force de l’amour et l’inconstance féminine dans laquelle Hartmann voit, à l’inverse de la tradition misogyne qui traite du même motif, l’expression de la bonté des dames.
9Il en irait également de même lors de l’épisode mettant en scène l’aide qu’Iwein promet au châtelain dont les fils ont été enlevés ou tués par le géant Harpin. En effet, le héros est confronté à un dilemme ; alors que le géant se fait attendre et semble ne pas vouloir venir dans les délais souhaités, Iwein doit choisir entre deux obligations morales : l’aide promise à Lunete et le secours qu’il a promis au châtelain. Selon S. Seelbach, l’épisode tel qu’il est présenté par Hartmann permet de mettre en scène l’impossibilité de prendre une décision lorsque le héros doit choisir entre deux biens, entre deux actions moralement justifiées. Aucun des deux choix qui s’offrent à lui ne s’impose, d’un point de vue éthique, face à l’autre (sauver Lunete du bûcher ou sauver les quatre fils du comte ainsi que sa fille convoitée par le géant). Devant cette impossibilité d’opérer un choix, le héros, en proie au doute, est tiré d’affaire par un élément contingent : la venue du géant. C’est donc l’intervention contingente du narrateur, qui fait en sorte que le géant arrive à temps pour qu’Iwein puisse venir en aide au châtelain puis à Lunete, qui permet au héros de surmonter le dilemme dont il était prisonnier : « Das Dilemma wird somit allein durch einen kontingenten Eingriff des Erzählers aufgelöst. » (p. 142). Aucune solution morale n’est apportée mais le dilemme est habilement contourné grâce à cette intervention du narrateur.
10Un principe semblable serait à l’œuvre lors de l’épisode relatant le combat opposant Iwein, défenseur de la cadette de Noire Épine, à Gawein, représentant de l’aînée qui souhaite spolier sa sœur de sa part d’héritage. Les deux amis, qui ne se sont pas reconnus et ignorent tout de l’identité de l’adversaire, se livrent donc un combat judiciaire pour déterminer laquelle des deux sœurs est dans son bon droit. L’ordalie se termine par un constat d’égalité entre les deux champions. En effet, à la tombée de la nuit, aucun des deux n’est parvenu à vaincre son adversaire et, après que chacun a compris qu’il se battait contre son ami le plus cher, tous deux s’avouent vaincus et reconnaissent la victoire de l’autre. Selon S. Seelbach, seule la ruse imaginée par Arthur permet de surmonter cette impasse, cette catastrophe à laquelle la cour d’Arthur assiste, impuissante (p. 172). En effet, le roi demande où se trouve « la jeune femme qui, uniquement par orgueil, a refusé à sa sœur l’héritage et les biens que leur père leur avait légués à toutes deux » (Iwein, v. 7655-7659). Le rite de l’ordalie, qui aurait dû conduire au rétablissement de l’ordre et de la justice, s’avère ici inefficace. C’est au contraire la ruse imaginée ici par le roi qui, de manière impromptue, permettrait de surmonter une crise apparemment insoluble.
11Voici donc, résumé en quelques lignes, l’essentiel de la thèse défendue par S. Seelbach qui s’emploie ainsi à démontrer le rôle que la contingence joue dans l’économie du roman arthurien, dans la résolution des situations de crise mettant parfois en scène des normes, des valeurs éthiques, dont aucune ne peut prétendre être supérieure à l’autre. Malgré le recours à certaines formulations abstraites (traditionnellement employées dans le cadre de l’analyse de romans modernes, telle l’expression « nichtsujethafte Kollision »), la réflexion est menée de manière rigoureuse et cohérente. L’A. suit un fil d’Ariane, n’hésite jamais à établir des parallèles avec des textes qui s’inscrivent dans la même tradition que celle du thème abordé (l’usage du don contraignant ou le motif de la veuve joyeuse) ou avec d’autres romans ayant recours à des motifs ou des situations semblables, traités de manière différente (l’A. établit ainsi des comparaisons avec, par ex., le Tristan de Gottfried von Straßburg, le Parzival de Wolfram von Eschenbach ou encore le Wigalois de Wirnt von Grafenberg). Malgré la cohérence du développement et le sérieux avec lequel cette étude est menée, plusieurs aspects de ce travail peuvent laisser le lecteur sceptique et l’amener à s’interroger sur le bien-fondé de la thèse défendue. La première question qui s’impose est la suivante : est-il vraiment légitime de se référer à la philosophie postmoderne ainsi qu’à Aristote pour traiter d’œuvres médiévales ? L’aspect essentiel traité par Hartmann est-il vraiment celui de la liberté humaine, du choix imposé au héros, d’un dilemme finalement impossible à résoudre ? Cette notion de contingence peut-elle vraiment être appliquée à l’œuvre de Hartmann ou n’est-elle pas plutôt en contradiction manifeste avec le sens global du roman ? En d’autres termes, le choix de l’Iwein pour illustrer la théorie développée par l’auteur de cette étude est-il pertinent ?
12Nous commencerons par répondre aux deux dernières questions : peut-on vraiment parler d’une mise en scène de la contingence chez Hartmann ? En fait, toute l’œuvre semble plutôt suggérer le contraire, c’est-à-dire l’affirmation de la Providence. Il est difficile de rendre compte de cet aspect si complexe et si essentiel chez Hartmann dans le cadre d’une simple recension, il nous faut cependant souligner qu’à la différence du héros de Chrétien de Troyes, livré à l’aventure, le héros hartmannien est placé sous le signe de la protection divine, de la sælde, notion qui recouvre le salut, le bonheur et la chance qui sont accordés par Dieu aux chevaliers qui, à l’instar d’Iwein ou d’Erec, mettent leur épée au service de la justice, du bien et de ceux qui ont besoin d’aide. C’est bien la sælde, cette félicité d’origine céleste, sorte de Providence permanente, qui distingue fondamentalement le héros hartmannien de son homologue chez Chrétien de Troyes. Qu’il s’agisse du combat qui oppose Iwein à Harpin, au sénéchal et à ses deux frères, ou encore aux deux démons qui retiennent prisonnières trois cents demoiselles dans un château, chaque duel est construit sur le modèle de l’ordalie. Cela permet d’opposer le miles christianus, instrument de la Providence divine, à une chevalerie égarée, dévoyée (le sénéchal et ses frères) ou aux représentants de la violence et de l’arbitraire que sont les géants. Le passage qui illustre le mieux le rôle joué par la Providence dans les combats est sans doute celui qui oppose Iwein au sénéchal et à ses frères. Tandis que le sénéchal du roman français se laisse aveugler par son orgueil et la confiance qu’il a en la supériorité numérique de son groupe, le sénéchal de Hartmann déclare ne pas être assez présomptueux pour agir contre la volonté de Dieu et ajoute avoir confiance en l’aide divine (Iwein, v. 5281-5286). Hartmann renforce donc l’aspect judiciaire du combat : il oppose deux parties persuadées, l’une comme l’autre, d’avoir le droit de son côté et de se battre pour une cause juste. C’est donc Dieu qui tranchera en accordant la victoire à Iwein. Un schéma similaire caractérise le duel qui oppose le chevalier à Harpin. Face à la force du géant, Iwein argue qu’il a de son côté le droit et Dieu : « Dieu terrassera celui-ci : c’est un homme brutal. Votre droit et son orgueil sans limites me conféreront la force nécessaire » (Iwein, v. 4960-4964).
13Il en va de même lors du combat qui oppose Iwein aux deux démons qui gardent prisonnières les trois cents demoiselles condamnés à tisser des habits pour enrichir leurs maîtres. La sælde dont bénéficie le miles christianus s’oppose à l’action néfaste des géants, ces êtres maléfiques qualifiés de « maudits géants » (Iwein, v. 6360 : « unsæligen risen »). La christianisation de l’aventure constitue sans nul doute la marque de l’auteur allemand. En effet, Chrétien met l’accent sur le désespoir et la résignation des trois cents femmes qui considèrent qu’elles ne seront jamais délivrées de leurs tourments. Le héros français n’a d’ailleurs pas l’intention de combattre pour elles et pense, le lendemain, qu’il va pouvoir quitter le château sans encombre. Hartmann place d’emblée cet épisode sous le signe du combat livré au nom de Dieu et met en scène un chevalier plein d’empathie qui se dit prêt à délivrer les trois cents prisonnières des deux monstres. Les demoiselles ne font montre d’aucune résignation et l’une d’entre elle indique que seul Dieu, s’il y consent, pourra venir en aide à Iwein et lui permettre de les vaincre, car rien ne peut Lui résister (Iwein, v. 6342-6345). En effet, ces deux « suppôts du diable » (Iwein, v. 6338 : « tiuvels knehte ») sont tellement forts qu’un chevalier ne peut rien contre eux sans l’aide de Dieu. Cette fois encore, malgré la présence du lion qui permet de recréer un équilibre, rien ne permet dans le texte de mettre en cause l’action bien réelle de la Providence : Dieu apparaît comme la puissance tutélaire qui permet la victoire de la justice, tandis que sur le terrain le lion, un temps en réserve, rétablit l’équilibre des forces. La confiance en la Providence et en un élu, en un homme « béni par le salut », la sælde (Iwein, v. 6603 : « dehein sô sælec man »), semble avoir pris le pas sur la résignation des ouvrières de Chrétien. Iwein lui-même affirme espérer survivre si Dieu vient à son secours (Iwein, v. 6421 et s.) et l’issue du combat viendra confirmer le bien-fondé de cet espoir.
14Dans cette perspective, il est légitime de se demander si c’est le narrateur qui intervient en faisant arriver Harpin à temps, comme le suggère S. Seelbach, ou si ce n’est pas plutôt Dieu qui a entendu la prière que lui a adressée le chevalier : « Que Dieu qui m’a guidé jusqu’ici me vienne en aide afin que je me comporte bien envers les deux parties. » (Iwein, v. 4889-4892). Une chose paraît ici évidente : tandis que, dans l’œuvre de Chrétien, l’aventure est synonyme de hasard et d’errance incertaine, dans le roman de Hartmann l’errance du chevalier est guidée par la Providence. Il n’est d’ailleurs pas rare que, chez Hartmann, la Providence remplisse la fonction qui dans l’œuvre française est dévolue au hasard. Ainsi, Yvain, qui vient d’être répudié par Laudine et frappé de folie, trouve-t-il sur son chemin un jeune homme qui tient un arc et des flèches. Le héros s’approche alors du garçon et lui dérobe ses armes. Aucune explication n’est donnée par Chrétien pour justifier la présence de ce jeune homme seul, près d’un « parc » (Chevalier au lion, v. 2817). De toute évidence, cette rencontre n’est due qu’au hasard. Hartmann profite de ce vide laissé par le texte français pour faire intervenir la Providence. Le narrateur explique que Dieu n’a pas abandonné Iwein et a fait en sorte qu’il croise la route d’un écuyer qui portait un arc et des flèches. Dès lors, la mention de l’enclos n’est même plus nécessaire pour expliquer la présence du jeune homme. De façon similaire, la messagère de la sœur cadette de Noire Épine, qui cherche Yvain/Iwein et qui s’est égarée en forêt, implore l’aide de Dieu dans les deux romans. Cependant seul le texte allemand indique explicitement que Dieu la guide jusqu’au château (Iwein, v. 5798-5801 : « Ainsi notre Seigneur la dirigea et lui fit prendre la direction que lui indiquait le son du cor »).
15Il est significatif que, chez Chrétien, la demoiselle arrive par « aventure » (Chevalier au lion, v. 4880) au château en s’orientant au son du cor et que cette sonnerie soit due à un garde posté sur les remparts (Chevalier au lion, v. 4884 et s.). Chrétien semble convoquer la Providence pour mieux la récuser : la demoiselle invoque Dieu mais c’est le hasard qui la guide. Chez Hartmann le rôle du hasard n’est plus évoqué et aucune explication n’est donnée concernant la présence d’un éventuel sonneur. En effet, une telle précision n’est plus nécessaire puisque c’est Dieu qui est à l’œuvre. La relative rationalité du texte français fait indéniablement place chez Hartmann au quasi miracle. L’importance accordée à l’aide de Dieu est parfois surprenante : alors qu’il se rend à la fontaine pour la défendre, Iwein comprend, en apercevant Key, que c’est là un signe de Dieu qui lui permet se venger des infamies prononcées par ce chevalier (Iwein, v. 2560 ss.). Là encore, il s’agit d’un ajout de l’auteur allemand (cf. Chevalier au lion, v. 2242 et ss.).
16À travers les deux romans, le lecteur moderne semble bien confronté à deux visions relativement différentes du monde. Chez Chrétien, l’homme est seul, livré au hasard, à l’aventure, à une certaine contingence, ne pouvant compter que sur ses ressources propres et la chance. Hartmann semble avoir horreur de ce vide et il le remplace par l’action de la Providence : l’homme est guidé, aidé, secondé, son cheminement n’est plus dû au hasard mais est voulu par Dieu. L’auteur allemand ne convoque le hasard que trois fois : alors que les demoiselles de la dame de Narison font la rencontre du « noble fou » (Iwein, v. 3367, littéralement : « où il advint qu’elles chevauchèrent » ; le verbe geschehen = « advenir », étant construit sur la même racine que « diu geschicht », le hasard), puis lorsqu’Iwein se retrouve de nouveau à la fontaine merveilleuse (Iwein, v. 3923), enfin lorsque, de retour chez Laudine, Iwein et Lunete ne trouvent personne sur la route qui les mènent au château (Iwein, v. 8020). L’intervention de la Providence ne peut être que bénéfique et n’avoir pour le héros qu’une fonction rédemptrice. Or, les deux occurrences qui évoquent nommément le hasard, c’est-à-dire les vers 3923 et 8020, ne peuvent remplir ce rôle. En effet, le retour à la fontaine aurait pu être fatal pour le chevalier qui, recouvrant la mémoire, prend conscience de sa faute, de tout ce qu’il a perdu et frôle un nouvel accès de folie, tandis que l’arrivée incognito au château de Laudine est simplement nécessaire pour que la bonne ruse imaginée par Lunete puisse fonctionner.
17Le recours au hasard permet donc dans ces deux cas de remplir un vide et de donner une explication rationnelle à un événement qui peut surprendre l’auditoire par son manque de crédibilité. Seule la découverte inopinée du noble fou par la Dame de Narison et ses deux demoiselles aurait pu être interprétée comme l’œuvre de la Providence. Ceci ne fut toutefois pas le cas, Hartmann restant ici fidèle à sa source qui se contente de mentionner qu’un jour deux demoiselles et leur dame trouvèrent Yvain endormi dans la forêt (Chevalier au lion, v. 2890-2892).
18L’exemple le plus évident de glissement vers une réinterprétation religieuse du texte français par l’auteur allemand nous est donné à la fin du roman. Chez Chrétien, Lunete, qui vient de retrouver Yvain, invoque le rôle de la Providence lorsqu’elle rend compte de cette rencontre à Laudine : c’est Dieu qui lui a fait rencontrer Yvain tout près du château, à la fontaine, afin que règnent à nouveau une bonne paix et un bon amour entre les époux (Chevalier au lion, v. 6752-6755). Ces propos sont cependant ambigus : Lunete croit-elle vraiment que Dieu est intervenu afin qu’elle retrouve rapidement Yvain ou s’agit-il d’une ruse qui vise à désamorcer d’emblée toute critique et toute réaction véhémente de la part de sa maîtresse ? La suite de la réplique semble plaider pour la deuxième solution : « Ja a la verité prover / N’i covient autre raison dire » (Chevalier au lion, v. 6756 et s. « Pour montrer que je dis vrai, inutile d’avancer un autre argument). L’astuce imaginée ici par l’ingénieuse Lunete est la suivante : puisque Dieu a donné la preuve de ce qu’Il voulait, tout autre argument est superflu. Il semble bien s’agir d’une habile pirouette rhétorique qui fait de Dieu une instance aussi incontestable que pratique pour justifier une ruse que Laudine ne peut que condamner.
19Qu’en est-il chez Hartmann ? Nous lisons ceci : « C’était la volonté du Christ, notre Seigneur, qui m’indiqua le chemin sur lequel je le trouvai si vite afin que la discorde qui vous rend étranger l’un à l’autre se transforme en concorde. Alors plus aucun malheur ne vous séparera jamais si ce n’est la mort » (Iwein, v. 8062-8068). Il est aisé de remarquer tout d’abord que plus rien ne vient nuancer ou relativiser l’intervention de la Providence. Le texte ne semble suggérer aucune ironie, il remplace au contraire la remarque ironique du texte français par les conséquences bénéfiques de l’action de la Providence : si Laudine se soumet à la décision divine, alors les époux seront heureux jusqu’à la mort. Loin d’être ambiguë, cette allusion à Dieu a été préparée en amont par Hartmann, lors de l’épisode décrivant la rencontre entre Iwein et Lunete à la fontaine : « Je remercie Dieu de vous avoir trouvé à si peu de distance. » (Iwein, v. 7954 et s.). Tout semble indiquer que Lunete prend au sérieux l’intervention de la Providence, elle y croit et ne s’en sert pas comme d’un simple artifice. On voit que la réécriture du texte est souvent au service de sa réinterprétation par l’adaptateur allemand.
20Qu’en va-t-il dès lors des arguments avancés par S. Seelbach ? Dans quelle mesure sont-ils encore recevables ? Voir dans la scène du duel judiciaire opposant Iwein à Gawein une parodie d’ordalie visant à démontrer l’inanité de tels rituels nous semble très problématique et en contradiction avec le sens global du roman. Il ne faut pas oublier que Gawein concède s’être battu pour une cause injuste et affirme – il s’agit là d’un ajout de Hartmann – qu’il aurait de toute façon perdu le combat puisque Dieu ne saurait attribuer la victoire à celui qui défend une cause injuste. De manière surprenante, S. Seelbach a bien noté la présence de ces vers, mais elle ne semble pas en avoir mesuré toute la portée. En effet, Arthur se réfère aux paroles de son neveu pour justifier son jugement : « Si nous sommes tous deux [Arthur et Gawein] d’accord – mon neveu Gawein affirme qu’il a perdu le combat – alors vous sortez de cette querelle sans honneur et couverte d’opprobre » (Iwein, v. 7695-7699). Ce n’est pas chez Hartmann que l’ordalie « tourne à vide » (p. 181) mais chez Chrétien, Hartmann lui redonne au contraire une légitimité.
21De la même façon, affirmer que l’inconstance des femmes et la magie de l’amour permettent de résoudre le dilemme auquel est confronté Laudine n’est pas sans poser problème. D’une part, parce que Hartmann est prisonnier de son modèle, du rôle qu’y joue l’amour, et que, malgré tout, il s’efforce dans tout le roman de réduire la fonction de l’amour à un minimum. D’autre part, il ne faut pas oublier que l’épouse d’Iwein ne semble véritablement devenir amoureuse de celui-ci qu’au moment où elle prend conscience de sa valeur, c’est-à-dire une fois que toute la cour arthurienne se rend dans le royaume de Laudine et bénéficie de l’hospitalité du couple royal : « Il était juste qu’elle se réjouisse, car jusqu’à ce moment elle avait seulement supposé avoir fait un bon mariage, maintenant elle n’en doutait plus. Ce n’est qu’alors qu’elle prit son mari en affection. » (v. 2670-2674).
22L’A. semble parfois oublier le sens du texte au profit de la démonstration qu’elle établit. Ainsi affirme-t-elle que, lors de la libération des trois cents demoiselles, le héros est confronté à un nouveau dilemme : venir en aide aux trois cents demoiselles ou arriver à temps pour défendre la cadette de Noire Épine (p. 158). Ceci est sans doute valable pour le texte français si l’on en juge par l’empressement dont fait preuve Yvain à vouloir quitter le château de Pesme Aventure (cf. v. 5459 et ss., v. 5773, et en particulier les vers 5812 et ss.). Toutefois, le texte allemand précise que les trois cents demoiselles et leur sauveur demeurent encore une semaine auprès du châtelain qui abritait les deux géants si bien qu’elles peuvent reprendre des forces et se refaire une santé (Iwein, v. 6844-6854). Le héros n’est soumis à aucun dilemme, à aucune contrainte temporelle, il prend même le temps de les accompagner jusqu’à un endroit sûr (Iwein, v. 6855-6857). L’altruisme et l’empathie dont fait preuve Iwein l’emportent sur toute forme de contingence et de dilemme.
23Si l’on considère la fonction essentielle que remplit la sælde dans les deux romans arthuriens adaptés par Hartmann, Erec et Iwein, on est en droit de se demander s’il s’imposait vraiment de recourir à la philosophie antique héritée d’Aristote, dont rien n’indique que Hartmann ait pu la connaître en cette fin de xiie s., ainsi qu’à la philosophie moderne. Peut-être aurait-il été plus heureux et plus judicieux d’accorder davantage de place à Boèce et à sa Consolation de philosophie, évoquée très rapidement par l’A. (p. 8, n. 15). En effet, l’importance accordée à la Providence au détriment du hasard trahit peut-être l’influence, directe ou indirecte, de Boèce dont la Consolation était un texte très connu au Moyen Âge. L’auteur latin y démontre, entres autres choses, que ce n’est pas le hasard, la fortuna, qui gouverne, mais la Providence, l’immuable volonté de Dieu qui règle et conduit tout. Hartmann semble se placer dans le sillage de Boèce, même si aucun passage de son œuvre n’y fait directement référence. Cependant, il est confronté à certaines difficultés dans l’emploi du concept de sælde. En effet, ce terme recèle une ambiguïté : il renvoie la plupart du temps à un bonheur ou un salut qui est accordé par Dieu, à une sorte de félicité d’origine céleste, mais l’expression « Frou sælde », formule qui n’apparaît que dans la version B du roman telle qu’elle nous est transmise par le manuscrit de Giessen, désigne bien « Dame fortune ».
24Enfin, une analyse approfondie de l’Iwein ne donne pas l’impression que la problématique liée au dilemme auquel est confronté tel ou tel personnage soit véritablement au cœur de l’œuvre. Il semble que le thème principal de ce roman, comme de l’Erec, soit celui de la chevalerie et des valeurs qu’elle doit incarner et défendre.
25La thèse défendue par S. Seelbach est-elle pour autant erronée ? Sans doute est-ce davantage le choix de l’œuvre censée illustrer cette thèse que la thèse elle-même qui prête le flanc à la critique. En effet, de nombreux points développés semblent bien s’appliquer au roman arthurien français tel que le conçoit Chrétien de Troyes : l’aventure constitue chez Chrétien la confrontation avec ce qui doit advenir, avec des événements liés au hasard ou parfois au destin, avec ce qui n’est pas voulu par le héros. La prouesse de Chrétien consiste à avoir intégré cette contingence à un réseau de sens, de cohérence, organisé autour de la conjointure. L’étude menée par S. Seelbach paraît assez symptomatique d’une tendance qui marque la recherche telle qu’elle est menée actuellement en Allemagne : les auteurs affichent une prédilection pour l’abstraction, pour un raisonnement philosophique souvent inspiré par des travaux modernes ou par les thèses défendues par d’autres chercheurs, au détriment du texte lui-même et d’une démarche comparatiste. En effet, il nous semble que seule une comparaison précise et minutieuse de l’œuvre de Hartmann avec sa source française ainsi que la mise en lumière de toutes les modifications, souvent assez subtiles, opérées par l’adaptateur, pourront mettre en évidence l’originalité et l’intention particulière du poète allemand. Cette tendance était celle qui avait orienté la recherche des années 1970-1980. C’est sans doute en travaillant dans une optiquen comparable qu’il sera possible, aujourd’hui encore, d’affiner l’interprétation de l’œuvre de Hartmann notamment en tenant compte du cadre socio-historique propre à l’Allemagne et des nombreux travaux consacrés entre-temps, tant en France qu’en Allemagne, à l’évolution de la chevalerie à ce tournant que constitue la fin du xiie s.
Pour citer cet article
Référence papier
Patrick Del Duca, « Sabine Seelbach. — Labiler Wegweiser. Studien zur Kontingenzsemantik in der erzählenden Literatur des Hochmittelalters », Cahiers de civilisation médiévale, 216 bis | 2011, 488-494.
Référence électronique
Patrick Del Duca, « Sabine Seelbach. — Labiler Wegweiser. Studien zur Kontingenzsemantik in der erzählenden Literatur des Hochmittelalters », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 216 bis | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/18458 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128sz
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