Paulette L’Hermite-Leclercq et Anne-Marie Legras, éd. trad. comment. — Vie de Christina de Markyate
Paulette L’Hermite-Leclercq et Anne-Marie Legras, Vie de Christina de Markyate, Paris, CNRS Éditions, 2 vol., 2007, 250 + 336 pp., 2 cartes, 1 fac-sim. (Sources d’histoire médiévale, 35).
Texte intégral
1Née à Huntingdon vers 1100 dans une famille aisée, Christina de Markyate a fui très jeune sa famille et un mariage forcé pour conserver sa virginité, et dut de ce fait vivre cachée pendant de longues années, dans deux reclusoirs successifs, dont celui de Markyate près de Saint-Alban. En 1145, sa « maison » fut transformée en prieuré féminin dépendant de la collégiale Saint-Paul de Londres, et Christina en fut la première prieure. Elle mourut entre 1155 et 1166. Le nom sous lequel on la connaît à présent lui vient donc de l’ermitage où elle passa la plus grande partie de son existence, et c’est un moine de Saint-Alban qui fut son confident qui entreprit d’écrire la vie de cette femme à la fois singulière et exemplaire. Singulière par le courage dont elle fit preuve et par les péripéties qui scandèrent sa vie, à commencer par la violence des rapports avec ses parents (sa mère se fait presque maquerelle en administrant des philtres à sa fille, par ex.), et représentative aussi de problèmes ou d’orientations propres à une époque.
2Son refus opiniâtre du mariage, par ex., traduit en creux le fait que Christina naît et grandit dans un contexte décisif pour l’histoire de cette institution, remodelée d’importance par la réforme grégorienne, en Occident, tandis que son rejet farouche des liens matrimoniaux, suivi du choix de la réclusion, rapproche Christina de certaines de ses contemporaines sur le continent.
3En Allemagne notamment, entre 1080 et 1130, de nombreuses communautés religieuses influencées par la réforme de Hirsau accueillirent des recluses à côté de moines, sous une obéissance commune à un abbé unique : ainsi dans les environs de Mayence, Wertrude, fille du fondateur du Johannisberg, de l’autre côté du fleuve, qui se fit recluse en 1108 ; Mechtilde, qui devint recluse à Saint-Albans de Mayence en 1118 et se transféra au monastère de Sponheim quand son frère Bernhelm fut élu abbé en 1125 ; ou encore Jutta, fille du comte Stéphane de Sponheim, dont la vie, racontée elle aussi, dans les années 1140, par un moine qui la connut de près, présente plus d’un parallèle avec celle de Christina. Après une grave maladie, Jutta avait promis à Dieu, si elle en réchappait, de lui réserver sa virginité, puis vers 1106, alors qu’elle était devenue un parti en vue, elle s’échappa elle aussi de sa famille, pour embrasser la vie de recluse de 1112 à sa mort, en 1136 (sa Vita fut longtemps inédite jusqu’à sa publication par F. Staab, « Reform und Reformgruppen im Erzbistum Mainz. Vom Libellus de Willisgi consuetudinibus zur Vita domnae Juttae inclusae », dans Reformidee und Reformpolitik im Spätsalisch-Frühstaufischen Reich, éd. S. Weinfurter, Mayence, 1992, p. 119-187).
4La Vita de Christine renvoie ainsi un écho des aspirations religieuses nouvelles des femmes en ce début du xiie s. S’il n’y a rien de très neuf dans le fait de vouloir le seul Christ pour époux, il l’est plus pour une femme de vouloir suivre nue le Christ nu, selon le mot d’ordre de tant de religieux épris alors d’une plus grande perfection spirituelle, et le prénom de la sainte, à qui son père lance d’ailleurs « Le Christ, suis-le nue ! », est de ce point de vue lourd de signification. Il est notamment à rattacher à la vision du Christ bébé dont jouit Christine, ouvrant la voie d’un rapport intense avec le Christ enfant qu’emprunteront d’autres saintes femmes, comme Ide de Louvain, Agnès de Montepulciano ou Marguerite de Faenza. Et l’importance du Christ dans la vie de Christina est évidemment indissociable de l’essor du culte de la Vierge dans l’Angleterre d’alors, qui fut notamment pionnière dans le développement du futur dogme de l’Immaculée conception.
5On peut signaler à cet égard que, comme pour d’autres saintes femmes ses contemporaines, Hildegarde de Bingen ou Elisabeth de Schönau, on a conservé le psautier de Christina, qui fait l’objet d’une stimulante présentation par Paulette l’Hermite-Leclercq dans le riche dossier d’annexes qui conclut le tome II. Ce volume comprend des miniatures en pleine page dont plusieurs représentent la Vierge, et P. L’Hermite-Leclercq soulève avec pertinence la question de savoir si ce sont les visions de la sainte qui ont inspiré les peintures, ou le contraire. Quoi qu’il en soit, ce manuscrit renferme aussi une Vie de saint Alexis, qui fuit lui-même le soir de ses noces pour vivre ensuite caché, c’est-à-dire déguisé en mendiant, et Christina aussi fait l’expérience du travestissement (un thème qui n’a au demeurant rien de rare dans l’hagiographie). Il y a donc peut-être aussi in fine un modèle masculin au comportement transgressif, audacieux et à première vue si empreint de ce que nous appelons « féminité » de Christina.
6On l’aura compris, cette passionnante Vita est à la fois un document d’histoire et un document littéraire relevant du genre hagiographique qui se signale par l’importance d’un certain nombre de thèmes, comme les relations entre les sexes, les liens familiaux ou l’amitié spirituelle, y compris avec des ermites, à l’instar de Hildegarde de Bingen qui tissa pour sa part des liens d’amitié avec l’ermite Gerlach van Houthem († 1165).
7Ce document ne subsiste que dans une copie du xive s., à l’intérieur d’un gros recueil de vies de saints anglais conservé à la British Library. Abîmé par le feu et mutilé, il avait fait en 1959 l’objet d’une édition par C. H. Talbot, qui, tout en ouvrant une voie neuve aux médiévistes, ne suffisait pas. Il a donc paru nécessaire à P. L’Hermite-Leclercq et A.-M. Legras de reprendre l’édition, de traduire le texte et de lui consacrer un commentaire historique qui fait l’objet du copieux tome II et prolonge encore les possibilités de réflexion et de questionnement par diverses annexes. On ne peut donc que savoir gré aux deux éditrices de grossir le corpus des éditions scientifiques de vies de saintes femmes, en pleine expansion ces derniers temps, par cette nouvelle version enrichie de la Vita ; quelles que soient les limites de sa nouveauté finement analysées dans le tome II, elle reste une source de premier ordre et un plaisant récit, dont la traduction rend avec justesse les situations les plus romanesques.
Pour citer cet article
Référence papier
Laurence Moulinier-Brogi, « Paulette L’Hermite-Leclercq et Anne-Marie Legras, éd. trad. comment. — Vie de Christina de Markyate », Cahiers de civilisation médiévale, 216 bis | 2011, 481-482.
Référence électronique
Laurence Moulinier-Brogi, « Paulette L’Hermite-Leclercq et Anne-Marie Legras, éd. trad. comment. — Vie de Christina de Markyate », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 216 bis | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/18405 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128su
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