Paweł Kras. — Ad abolendam diversarum haeresium pravitatem. System inkwizycyjny w średniowiecznej Europie
Paweł Kras, Ad abolendam diversarum haeresium pravitatem. System inkwizycyjny w średniowiecznej Europie, Lublin, Wydawnictwo KUL, 2006, 532 pp., 12 h.-t., 6 tabl.
Texte intégral
1Le livre de Paweł Kras (dont le titre, traduit en français, est Le système de l’Inquisition dans l’Europe médiévale) offre au lecteur une solide étude sur l’Inquisition comme manifestation de la mentalité et de la spiritualité chrétiennes, mais aussi comme institution de la chrétienté romaine et, par conséquent, de la société occidentale au Moyen Âge. Cette étude est le fruit d’une recherche approfondie sur les sources (et d’une érudition sans faille) concernant l’activité inquisitoire de l’Église catholique, depuis ses origines doctrinales à l’ère paléochrétienne, en passant par l’époque du Bas-Empire et le premier Moyen Âge, jusqu’à l’établissement de l’Inquisition en tant que structure du pouvoir de l’Église grégorienne triomphante au début du xiiie s., puis son évolution dans le Moyen Âge tardif.
2Au point de vue méthodologique et historiographique, ce livre solide et très pédagogique ne propose pas une reconsidération originale de l’état de la question, mais plutôt un dossier pertinent et substantiel sur l’histoire de l’Inquisition médiévale, voire une somme des acquis historiographiques sur le sujet à l’aube du xxie s., complété par une présentation des sources relatives aux problèmes les plus essentiels de l’Inquisition au cours des siècles dans plusieurs pays de l’Europe médiévale. Le propos de P. Kras embrasse une étendue spacio-temporelle remarquable : les origines, le développement, l’établissement et l’évolution de l’Inquisition comme notion et institution de l’Église, ainsi que ses champs d’intérêt et d’activité ou son fonctionnement sont présentés dans une perspective historique millénaire et analysés dans différents royaumes et régions de l’Occident médiéval : France du Nord et Languedoc, Italie du Nord, Angleterre, terres d’Empire, Tchéquie, Pologne.
3Le livre est divisé en une préface, six chapitres et une conclusion ; il est pourvu des trois index : des abréviations, des noms de personnes et des noms de lieu ; l’A. l’a aussi doté de douze planches en couleurs et, en annexe, des tables des peines ecclésiastiques administrées aux hérétiques par l’Inquisition dans diverses régions de l’Europe latine de la moitié du xiiie s. au début du xvie s. ; le livre est pourvu d’un résumé en anglais (p. 497-507) et d’une vaste « bibliographie » des sources et ouvrages cités (p. 437-488).
4Dans l’avant-propos (p. 13-46), P. Kras résume l’état de la recherche sur l’Inquisition médiévale. Selon lui, l’apparition de l’Inquisition, comme de l’hérésie, relève en effet de la transition socio-culturelle que connaît l’Europe occidentale du xiie s. (dont le climat spirituel a été décrit par D. Iogna-Prat dans son beau livre Ordonner et exclure : Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, Paris, 1998) et de l’apparition de la persecuting society (R. I. Moore, The Formation of a Persecuting Society : Authority and Deviance in Western Europe, 950-1250, Londres/Ithaca, 2002). Il évoque aussi l’Épitre de saint Paul comme justification idéologique de l’activité inquisitoire de l’Église : la phrase « oportet et haereses esse » (1 Co 11, 19) définit l’hérésie comme une nécessité historique, voire ecclésiologique, du christianisme ; celle-ci est un instrument de la Providence servant d’épreuve afin d’égrener les bons chrétiens des faux. Il s’ensuit que l’institution de l’Inquisition s’inscrit dans la logique ecclésiastique médiévale du Salut.
5Dans le chap. i (Persuasio et coercitio. Formy i metody walki z herezją do końca xii w. [ = Formes et méthodes de la lutte contre l’hérésie jusqu’à la fin du xiie s.], pp. 47-122), P. Kras montre comment l’adoption du christianisme comme religion d’État par l’Empire romain a favorisé la convergence entre la tradition paléochrétienne de la christianitas universelle à l’état naissant et le droit romain contre l’hérésie. Il discerne précisément entre trois phénomènes : l’inquisition exercée par les évêques locaux et les princes (système dominant jusqu’à la fin du xiie s.) ; une procédure juridique appliquée par l’Église vis-à-vis des hérétiques ; et l’Inquisition créée au tournant du xiie et du xiiie s. comme une nouvelle institution autonome de l’Église universelle.
6Œuvrant à démentir ce qu’il appelle la légende noire de l’Inquisition, l’A. met de façon conséquente en valeur l’observation que le châtiment infligé aux hérétiques jusqu’à la fin du xiie s., est, dans la plupart des cas, la conséquence de l’immixtion de facteurs extérieurs à l’Église hiérarchique dans déroulement de la procédure inquisitoire épiscopale. Ces facteurs extérieures sont de types variés : le « bras séculier » (bracchium saeculare) – le roi (comme la condamnation des hérétiques d’Orléans au bûcher par Robert le Pieux), mais aussi l’engagement politique de l’hérésiarque dans les jeux de pouvoir (tel Tanchelin ou Arnaud de Brescia) ou la colère populaire contre les hérétiques – perturbateurs du monde, comme dans le cas des pétrobrusiens ou des hérétiques piémontais de Monteforte qui, arrachés à l’évêque de Milan – jugé par le peuple trop indulgent – furent lynchés par la population. P. Kras cite aussi le cas de Wazon, évêque de Liège (1042-1048) qui refusa de livrer des hérétiques au bras séculier, en évoquant la parabole biblique de la nielle des blés pour affirmer que mieux valait épargner un coupable que de laisser châtier un innocent, et disant que protéger le peuple est la tâche de l’évêque.
7L’A. insiste sur l’aspect persuasif de l’action inquisitoire au premier Moyen Âge, en présentant une courte mais pertinente analyse des œuvres magistrales de la réaction intellectuelle de l’Église à l’hérésie au xiie s. Cette réaction intellectuelle fut destinée non seulement – et probablement dans un second lieu – à convaincre les hétérodoxes, mais surtout peut-être à sauvegarder l’orthodoxie au sein de l’Église – ce que l’A. ne met pas suffisamment en valeur. Elle servit par conséquent à l’Église pour élaborer une position idéologique ferme et énoncer les fondements théoriques de l’examen minutieux de l’enseignement suspect d’hétérodoxie par une Inquisition institutionnalisée par la papauté au tournant entre xiie et xiiie s., à la suite de la législation de Latran III, du synode de Vérone, puis de Latran IV.
8Ce sujet est traité par P. Kras dans le chap. ii (Ad capiendas vulpes. Narodziny systemu inkwi-zycyjnego [ = La naissance du système d’inquisition], p. 123-184) qui souligne le rôle décisif de la papauté dans la création de l’Inquisition en tant que nouvelle institution autonome au sein de l’Église universelle. Les points clefs sont, selon l’A., la reconnaissance du vicariat universel du pape (vicarius Christi), qui l’investit de l’autorité de veiller sur l’orthodoxie au sein de l’Église, la promulgation de la constitution apostolique Ad abolendam de Lucius III (1184), le fruit de la coopération avec l’Empire et, enfin, le vaste programme réformateur d’Innocent III. Ce dernier visait, entre autres, à extirper l’hérésie par les moyens d’une prédication encouragée par le pape, mais aussi par les instruments juridiques définis par les constitutions de Latran IV qui dessinèrent de nouvelles tâches épiscopales en domaine d’inquisition et les munirent de moyens légaux. À la fin de ce chapitre, P. Kras donne une très courte – et insatisfaisante, ce qui est bien dommage – description de l’institution de l’Inquisition dans l’Europe centrale, surtout en Bohême et en Pologne.
9Le chap. iii (Ad revelendam veritatem. Proces inkwizycyjny [ = Le procès inquisitoire], p. 185-256) est une minutieuse reconstitution du déroulement de la procédure inquisitoire. Cette partie du livre donne la présentation de l’état de la recherche actuelle et une analyse des textes juridiques définissant le cours du procès, ainsi que des protocoles inquisitoires.
10Le chap. iv (Libri sunt arma inquisitorum. Dokumentacja w postępowaniu inkwizycyjnym [ = La documentation de la procédure inquisitoire], p. 257-322) est, dans sa première partie, une analyse détaillée des textes juridiques dont se sert l’Inquisition : le Décret de Gratien, la législation pontificale (décrétales de Grégoire IX, Boniface VIII et Clément V), les actes des conciles et des synodes (français, espagnols, anglais, italiens, anglais, tchèques et polonais), les consultations juridiques, manuels d’inquisiteurs (Bernard Gui, Nicolas Eymerich, manuels lombards, allemands – et tchèques – découverts relativement récemment), enfin les traités théologiques.
11La seconde partie de ce chapitre analyse et rapporte la documentation que l’Inquisition a elle-même produite : parmi les protocoles que l’A. a étudiés en abondance, surtout relatifs à l’hérésie cathare, mais aussi anglais (concernant les lollards) ; enfin provenant de la partie orientale de l’Empire germanique (Brandebourg), Poméranie, Silésie ; Bohême (de Gallus de Jindřihův Hradec) et de la Pologne (concernant les hussites). Le chap. iv montre à quel point l’écriture devint un instrument du pouvoir dans les mains de l’inquisiteur, un instrument efficace de contrôle sur la société chrétienne locale qui lui fut commise par l’autorité apostolique.
12Le chap. v (In detestationem veteris erroris. Pokuta [ = Pénitence], p. 323-378) présente les peines ecclésiatiques appliquées par l’Inquisition.
13Le chapitre final (Animadversione debita puniendi. Kary świeckie [ = Peines infligés par le pouvoir séculier], p. 379-424), montre l’attitude des princes à l’égard des hérétiques entre l’extrême fin du xiie et la fin du Moyen Âge. Sont ici présentées les ordonnances antihérétiques royales – fondées sur le principe du droit romain de l’époque du Bas-Empire, selon lequel l’hérésie est un crime de lèse-majesté –, des rois d’Aragon (1194, 1198), de saint Louis (ou plutôt de Blanche de Castille, 1228) ; de l’empereur Frédéric II (1220-1239), suivies de leur réception en Italie et en Empire (la Majestas Carolina de Charles IV, 1355) ; en Angleterre, où – ce qui mérite bien d’être noté – l’apparition de la législation anti-hérétique civile (royale) paraît tardivement par rapport aux autres royaumes occidentaux (1401) ; enfin la première ordonnance royale contre les hérétiques en Pologne (l’Édit de Wieluń, 1424), promulguée en réaction à la divulgation de l’enseignement hussite en Pologne, de portée d’ailleurs très limitée.
14Les deuxième et troisième parties du chapitre présentent l’origine de la peine du bûcher « purgatoire », reconstruisent le déroulement de la procédure de l’exécution et le sort des restes des brûlés, finalement offrent les statistiques des peines de mort en France, Italie, Empire, Angleterre, Bohême et Pologne. L’A. s’arrête trop brièvement sur la confiscation et redistribution des biens des condamnés et sur la punition de la descendance des hérétiques, instaurée par les décrets pontificaux de Grégoire IX et de l’empereur Frédéric II, qui se réalise surtout par l’exclusion de leurs fils et petits-fils de toute charge publique.
15Ce livre peinera à attirer l’attention du lecteur européen ou américain, non seulement parce qu’il est publié en polonais, mais aussi en raison de son caractère de compendium très descriptif et faisant la part belle à la synthèse de seconde main, ce qui ne saurait éveiller l’intérêt en faveur de sa traduction. Il peut certes être très utile en Pologne car c’est la première présentation, objective et solide, de l’histoire de l’Inquisition médiévale par un auteur polonais ; il comble donc la lacune dans la production historiographique en Pologne et pourra bien servir aux étudiants des universités. Mais l’apport méthodologique et scientifique de cet ouvrage paraît bien limité : il ne propose ni une reconsidération du problème, ni ne répond à un questionnaire de recherche renouvelé, ni même ne pose de nouvelles questions. En fait, l’approche du sujet demeure très traditionnelle, de même que les instruments de recherche dont se sert l’A. ; il repère les sources et quelques thèmes potentiellement très productifs dans le domaine de l’histoire sociale, mais sans en tirer profit – apparemment cet aspect de l’histoire de l’inquisition ne l’intéresse point. Les statistiques des peines ecclésiastiques et civiles faites par P. Kras auraient pu lui servir à proposer une recherche renouvelée du fonctionnement social non seulement de l’inquisition comme institution, mais aussi comme un des facteurs redessinant les réalités de la société tardo-médiévale. Mais il n’en est rien. Finalement ce qu’on obtient n’est qu’une reconstruction très solide mais en aucun cas révélatrice d’un fragment de l’histoire institutionnelle de l’Église médiévale, pourtant éclairée par l’historiographie occidentale. Peu original, l’ouvrage manque aussi d’esprit de synthèse, et la présentation très énumérative n’incite nullement l’A. à tirer des conclusions mieux qu’évidentes. Le plus regrettable est que P. Kras a laissé trop peu de place à la reconstruction de l’Inquisition en Pologne, celle-ci restant en marge du livre. Bien sûr, la Pologne médiévale n’est pas encore, dans le bas Moyen Âge, contrairement à ce qu’on va observer à la Renaissance, un jardin propice à l’hérésie, mais la reconstruction de l’activité inquisitoire de l’Église en Pologne – montrant ses variantes, ses prédéterminations et ses mécanismes locaux, en comparaison avec l’Occident – serait une étude passionante et révélatrice. Les sources polonaises ne sont pas abondantes ni prolixes sur ce sujet, mais il vaudrait que l’incontestable érudition de l’A., sa connaissance des sources et de l’ample volume de l’historiographie européenne et américaine, lui servent à trouver des instruments susceptibles, grâce aux études comparatives et à une analyse plus polyvalente que la seule heuristique historique du texte, afin de donner l’image de ce que fut l’Inquisition en Pologne médiévale.
Pour citer cet article
Référence papier
Jerzy Pysiak, « Paweł Kras. — Ad abolendam diversarum haeresium pravitatem. System inkwizycyjny w średniowiecznej Europie », Cahiers de civilisation médiévale, 216 bis | 2011, 478-481.
Référence électronique
Jerzy Pysiak, « Paweł Kras. — Ad abolendam diversarum haeresium pravitatem. System inkwizycyjny w średniowiecznej Europie », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 216 bis | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/18392 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128st
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