Guillaume Gross. — Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris aux xiie et xiiie siècles
Guillaume Gross, Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris aux xiie et xiiie siècles, Turnhout, Brepols, 2007, 349 pp. (Studia Artistarum, 14).
Texte intégral
1Dans le contexte des études sur le rôle de la mémoire dans la transmission et la composition de la musique au Moyen Âge, l’ouvrage de G. Gross se concentre sur la mémoire et la rhétorique dans un répertoire bien précis, à savoir le répertoire de l’organum, chanté à la cathédrale Notre-Dame de Paris aux xiie et xiiie s.
2La pratique de ce répertoire, lors des grandes fêtes liturgiques à la cathédrale parisienne, est attestée dès 1198. Or, les sources relatives à l’organum de Notre-Dame datent de la seconde moitié du xiiie s. : il s’agit de neuf manuscrits, copiés entre 1240 et le début du xive s. Les trente-trois organa quadrupla et tripla occupent une place de choix dans ces sources. Le type de composition en question concerne une partie de chants responsoriaux de la messe et de l’office. Seules les parties polyphoniques sont notées, dans un système de rythme modal.
3Les traités théoriques médiévaux qui nous renseignent sur ce répertoire datent de la seconde moitié du xiiie s. : De mensurabili musica de Jean de Garlande (env. 1240-1250), Tractatus de musica de Lambertus (env. 1260-1275), Ars cantus mensurabilis de Francon de Cologne (env. 1260-1280), De mensuris et discantu de l’Anonyme IV (env. 1272) et De musica mensurata de l’Anonyme de Saint Emmeram (env. 1279). Selon l’Anonyme IV, la fameuse collection d’organa, Magnus liber organi, fut créée à la cathédrale de Paris dans la seconde moitié du xiie s., du temps de Léonin, puis remaniée par Pérotin et ses successeurs. Mentionnons enfin le Traité du Vatican (Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottob. lat. 3025) de la fin du xiie s. : ce petit volume est en réalité un « catalogue », un répertoire de formules mélodiques mélismatiques à l’usage des chanteurs. Il leur permet d’acquérir un fonds de formules à utiliser librement, afin de créer une voix organale sur une mélodie préexistante du plainchant. Ce traité donne les exemples de l’organum à deux voix.
4Le livre de G. Gross est divisé en deux grandes parties. Dans la première partie (chap. 1-4), l’A. présente les sources manuscrites conservées, rappelle quelques éléments de l’histoire de l’organum, étudie les liens entre les documents et les principes de composition musicale, et enfin il met l’accent sur les rapports entre les artes poeticae des xiie et xiiie s. et les pièces polyphoniques. La deuxième partie (chap. 5-8) est dédiée surtout aux facteurs qui ont inspiré les chantres de Notre-Dame dans la composition des organa : les emprunts à la rhétorique (à petite échelle ou sur l’ensemble de la composition), la maîtrise de la langue latine, les procédés de mémorisation utilisés dans la composition musicale.
5L’analyse et l’étude des pièces musicales surgissent d’un aspect bien précis, développé au long de l’ouvrage : c’est le décalage entre les premières attestations de l’existence de ce répertoire (fin xiie s.), les plus anciennes transcriptions (milieu xiiie s.) et enfin la rédaction des traités théoriques relatifs à ce répertoire (seconde moitié du xiiie s.). Ces faits inspirent à l’A. d’étudier les pièces musicales sous une lumière particulière : selon lui ces organa auraient pu être chantés sans recours à l’écriture, par une élite de clercs capables de créer et de transmettre ce répertoire ex tempore.
6G. Gross prend en considération un nombre de traités poétiques utilisés au Moyen Âge. Il ressort de ces textes l’importance et la maîtrise de la rhétorique dans la formation des jeunes clercs. La contemporanéité de ces traités poétiques avec les organa de Notre-Dame, l’importance des techniques de mémorisation, la maîtrise de la langue latine, tous ces facteurs encouragent l’A. à appliquer la virtuosité rhétorique latine à la virtuosité nécessaire pour chanter ex tempore un organum triplum ou quadruplum, et à supposer qu’à de nombreuses occasions le même musicien pouvait chanter une pièce avec des variantes basées sur un fonds mémorisé.
7En observant le répertoire musical tel qu’il est transmis dans les manuscrits, les traités théoriques et le langage formulaire dans le traité du Vatican, G. Gross suppose que les manuscrits consignent a posteriori le répertoire dont l’existence est attesté bien avant et que ce qui est noté ne représente pas forcément la « composition » de ces organa. Dans ce contexte, cette polyphonie aurait donc pu être chantée sans aide de la notation. C’est dans cette direction que Gross développe sa réflexion : en observant dans les traités théoriques (surtout chez Jean de Garlande et chez l’Anonyme IV) l’usage des termes empruntés à la rhétorique (figura, color, pulchritudo), il analyse les organa tripla et quadrupla parisiens sous l’angle des figures rhétoriques. Les formules rhétoriques (telles que repetitio, conversio, complexio, conduplicatio, gradatio, epanodos et anadiplosis) sont transposées du contexte des manuels de rhétorique vers le langage musical et traduites sous forme d’organisation du matériel mélodique. Elles sont par la suite analysées dans de nombreux exemples musicaux tirés des organa de Notre-Dame. Les répétitions à petite et grande échelle sont observées et étudiées pour suivre la construction des sections entières des voix supérieures de ces organa. Les observations sur le rôle du rythme modal dans ce répertoire sont particulièrement lucides et intéressantes : entre les autres fonctions, l’usage du rythme modal aurait pu avoir un rôle mnémonique, en utilisant les cellules rythmiques comme élément structurant aidant la mémorisation du matériel mélodique.
8Il en ressort donc une construction de pièces musicales polyphoniques « en blocs », dont les sections sont créées par juxtaposition et succession de différentes formules. Dans les organa tripla et quadrupla les deux ou les trois chantres des voix supérieures ont moins de liberté qu’un seul chanteur dans la voix supérieure d’un organum duplum, par le simple fait qu’ils sont plusieurs à tisser une architecture polyphonique de haute complexité sur un ténor non mesuré. L’utilisation plus systématique et contrôlée des formules semble donc être nécessaire, ainsi qu’un très strict consensus entre les chanteurs qui doivent s’accorder sur les consonances, les cadences, les modes rythmiques utilisés. Bref, ils doivent mettre en place un contrôle mélodique extraordinaire face aux nombreuses contraintes de la texture polyphonique. C’est justement par rapport à ce facteur que nous nous posons la question de savoir si ces « blocs » constitutifs d’une pièce devraient être plutôt verticaux que monodiques, tout en étant composés de formules correspondantes entre les voix. Si les chanteurs mémorisent les formules entre toutes les voix, ce système de construction en blocs semble plus plausible qu’un jeu de formules monodiques utilisées dans chaque voix sur le moment, sans une mémorisation verticale de « questions-réponses » préalable entre les différentes voix, créant ainsi une aisance et un plaisir musical au moment de l’exécution.
9L’ouvrage stimulant de G. Gross incite le lecteur à se poser un grand nombre d’autres questions : si les pièces pouvaient être exécutées sans aide de notation musicale (cependant, nous pouvons aussi imaginer que les manuscrits de premières générations pourraient tout simplement être perdus) quel est le degré de stabilité, ou d’identité, d’une pièce dans la pratique ? Les variantes dans l’exécution d’une occasion à l’autre (tout en tenant compte que les grands organa comme Viderunt omnes ou Sederunt principes ne sont pas chantés à de nombreuses occasions pendant une année liturgique) vont-elles jusqu’au remplacement des formules mélodiques par d’autres formules, des blocs par d’autres blocs, ou s’agit-il de petites variantes à l’intérieur d’une formule ? Les questions peuvent aller plus loin : puisque la similitude entre ces grandes pièces organales (reprenons l’exemple de Viderunt et Sederunt) reste plutôt forte entre leurs différentes versions manuscrites, peut-on supposer que ces manuscrits soient plutôt copiés les uns sur les autres ? Ou bien, sont-ils des transcriptions de la pratique musicale que les copistes auraient pu entendre encore au moment de la fabrication de ces manuscrits ? Dans ce cas-là, Viderunt et Sederunt, peuvent-ils être considérés comme des « œuvres » ou plutôt comme des suggestions, des « photos », prises d’une possible solution d’exécution de ces « catalogues des blocs » ? Enfin, ces œuvres existaient-elles également ailleurs que dans les manuscrits de Notre-Dame (enregistrements faits enregistrements faits au xxe s.) ? Existaient-elles, d’une manière encore plus « vraie », dans chaque exécution individuelle, non-identique nécessairement à la version écrite ?
10Je trouve très inspirante cette phrase de G. Gross : « Enfin, la force de l’écrit n’est pas aussi cristallisante que de nos jours. Peut-être lui donne-t-on trop de poids par rapport à ce qu’il décrit ? » (p. 132). Peut-être ne devrait-elle jamais être considérée comme trop cristallisante, et peut-être les hommes médiévaux peuvent-ils nous apprendre beaucoup, non seulement dans leur manière d’écrire, mais aussi dans leur manière de lire, entendre et chanter ce qui est écrit.
11La pensée de G. Gross est claire, exprimée avec honnêteté et limpidité, avec une grande conviction dans ses propos. Même si certaines de ses positions sur l’exécution ex tempore de ces cathédrales sonores semblent parfois presque « trop belles pour être vraies » (afin de libérer l’exécution musicale d’un gigantesque effort intellectuel hautement exigeant, et lui permettre de devenir une expérience de bien-être physique et de plénitude vocale, indispensable pour l’interprétation de ce répertoire), ce livre stimule le lecteur à écouter et à penser ces organa sous un nouvel angle. Il inspirera certainement de nombreuses réflexions nouvelles sur ce complexe et mystérieux répertoire polyphonique de Notre-Dame.
Pour citer cet article
Référence papier
Katarina Livljanic, « Guillaume Gross. — Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris aux xiie et xiiie siècles », Cahiers de civilisation médiévale, 216 bis | 2011, 471-473.
Référence électronique
Katarina Livljanic, « Guillaume Gross. — Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris aux xiie et xiiie siècles », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 216 bis | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/18345 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128so
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