Estelle Doudet. — Chrétien de Troyes
Estelle Doudet, Chrétien de Troyes, Paris, Tallandier, 2009, 360 pp., 4 cartes.
Texte intégral
1L’ouvrage d’E. Doudet s’annonce comme une étude sur Chrétien de Troyes. Il est en réalité beaucoup plus que cela. C’est un périple sur les chemins tortueux du xiie s., au cours duquel l’A. se sert du Champenois comme d’une torche à l’aide de laquelle elle éclaire les sentiers rugueux des forêts médiévales, les voûtes de mystérieux châteaux, les obscurités des couloirs trop étroits et les coulisses complexes des cours seigneuriales et princières ; une torche, aussi, pour allumer l’imagination du lecteur moderne devant lequel des silhouettes lointaines et effacées acquièrent une épaisseur de chair et de sang. Sous la plume de l’A., Chrétien n’est pas juste le père du roman médiéval, c’est aussi et surtout un homme de son temps. Il est placé dans son contexte culturel, social et événementiel, et aux temps de la narration littéraire se joignent ceux de l’histoire au cours d’une harmonieuse et vivante carole sur papier. D’une interdisciplinarité assumée, l’ouvrage met en valeur à la fois les recherches des historiens tels que M. Aurell ou A. Chauou et celles des littéraires comme R. Bezzola, J. Frappier ou D. James-Raoul, qui s’agencent dans une mouture personnelle, témoignant d’une grande fermeté de la pensée et du style.
2Le livre est structuré en cinq parties. Dans la première l’A. se penche sur l’identité de Chrétien (p. 15-69). Les diverses hypothèses des chercheurs à ce sujet sont reprises et discutées avec prudence. Clerc, noble ou juif converti, l’écrivain de Troyes est avant tout au centre d’une construction identitaire qui se dérobe, mystérieuse comme ses romans inachevés, elle-même matière à légende. C’est l’occasion aussi de faire un long et riche détour dans les campagnes médiévales et d’offrir au lecteur un paysage champenois de cette seconde moitié du xiie s. des plus éclairants (p. 27 et s.). La seconde partie déplace l’objectif de la caméra vers les cours perçues comme fabriques d’écriture (p. 69-133). En décrivant le phénomène de la courtoisie, en livrant des éléments sur l’éducation au xiie s. et sur le mécénat, E. Doudet livre aussi une réflexion sur l’écriture médiévale sous ses deux versants culturel et social. Sur ce canevas, le passage vers la troisième partie, concernant la naissance du roman, se fait naturellement (p. 133-153). En dépit des nombreux travaux sur l’émergence de ce genre littéraire, l’A. parvient à y apporter des nuances personnelles. La mise en valeur du roman comme challenge, comme défi, lancé au latin, aux chansons de geste, est particulièrement pertinente. La manière avec laquelle Chrétien démantèle et subvertit le modèle courtois adultère dans Érec et la querelle avec Tristan dans Cligès ont été plus d’une fois discutées, mais rarement avec autant de subtilité (p. 153-199).
3Dans la quatrième partie le lecteur est entraîné au milieu des aventures d’Yvain, Lancelot et Perceval dans les romans de « maturité » de l’écrivain (p. 199-273). Le Chevalier de la Charrette et le Chevalier au Lion sont envisagés comme deux romans en miroirs, en raison des parallélismes qui les sous-tendent. Leurs commanditaires, l’idéologie royale et leur inachèvement ainsi que son avantage littéraire sont examinés à partir de plusieurs angles. Enfin, une dernière partie est consacrée à l’héritage de Chrétien entre le xiiie et le xxe s. (p. 273-327). Ses continuations médiévales, les adaptations en d’autres langues, les grandes « cathédrales » des proses arthuriennes élevées au Moyen Âge (p. 286) font l’objet de commentaires détaillés témoignant aussi d’un fin esprit de synthèse. La « flambée religieuse » (p. 284) qui allume aussi les textes arthuriens au début du xiiie s. est mise en valeur. Aux temps de l’abondance suivent ceux de la sécheresse pour le Champenois, car après 1350 le nombre de ses manuscrits baisse sensiblement (p. 297) et à la Renaissance déjà Chrétien n’est plus lu, même si l’esprit de son œuvre reste très présent.
4D’une grande richesse, l’ouvrage met son lecteur devant un Chrétien surpris sous un jour rafraîchissant, vivant et documenté. Il est à la fois instructif et stimulant. Nous pourrions ajouter à l’appui des thèses de l’A. que les rapports entre l’écriture romanesque et la joute sont patents dans la mesure où le tournoi y apparaît obsessionnellement et peut fonctionner, surtout chez Chrétien, comme une mise en abyme du récit. Les multiples changements d’armoiries et écus, les apparitions incognito, reprennent plus d’une fois au cours du micro-récit qu’est celui du combat les étapes générales du devenir des personnages. Avec une très juste intuition, E. Doudet souligne que le Conte du Graal amorce, sous une forme embryonnaire, les deux chevaleries que la prose fera plus tard s’affronter, la terrienne et la célestielle (p. 258 et s.). À ces deux chevaleries, elle fait correspondre les deux protagonistes, Perceval et Gauvain, deux figures qui chez Chrétien ne se laissent peut-être pas si facilement enfermer dans ce cadre d’analyse binaire. Le prologue du Conte du Graal est certes structuré autour de l’éloge de Philippe d’Alsace, mais il n’en offre pas moins le fil directeur du roman par l’éloge de la charité, peut-être pas assez discutée (p. 240 et s.). Cligès met sans doute en scène une Grèce fascinante et controversée (p. 182 et s.), mais qui reste globalement décadente, l’espace français étant sur ce point nettement moins porté que l’Empire germanique à faire de Byzance un modèle, entre autres justement à cause de la complicité trop souvent installée entre le monde arabo-musulman et les Grecs, comme l’A. le mentionne d’ailleurs. Il ne faut pas oublier que, bien avant la quatrième croisade, de grosses tensions se faisaient sentir entre Grecs et Latins, certaines culminant par des désastres comme le massacre de la colonie latine de Constantinople en 1182. Robert de Boron est mentionné dans la postérité de Chrétien (p. 285), ce qui est sans doute incontestable ; on pourrait toutefois rajouter qu’il situe son Joseph dans le sillage des récits apocryphes comme l’Évangile de Nicodème beaucoup plus que dans celui du Champenois.
5Traversé par un souffle novateur et enthousiaste, serti de prouesses de style et soutenu par une érudition minutieuse, l’ouvrage d’E. Doudet prend sa place parmi les meilleures études sur Chrétien et sur son temps, dont il devient une « exégèse » incontournable.
Pour citer cet article
Référence papier
Cătălina Gîrbea, « Estelle Doudet. — Chrétien de Troyes », Cahiers de civilisation médiévale, 216 bis | 2011, 460-461.
Référence électronique
Cătălina Gîrbea, « Estelle Doudet. — Chrétien de Troyes », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 216 bis | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/18290 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128si
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