Koichi Horikoshi. — L’industrie du fer en Lorraine (xiie-xviie siècles)
Koichi Horikoshi, L’industrie du fer en Lorraine (xiie-xviie siècles) Langres, Dominique Guéniot, 2008, 515 pp., 2 plans, 11 cartes, 1 cédérom.
Texte intégral
1Fruit d’une thèse de doctorat de l’université de Nancy, l’ouvrage se fonde sur une vaste enquête d’archives et comporte une bibliographie étendue sur l’histoire des mines et de la sidérurgie, sur l’histoire de la Lorraine et sur la métallurgie régionale. Après une centaine de pages consacrées aux structures de production du fer, c’est-à-dire aux conditions naturelles et à l’évolution millénaire que la documentation permet, là comme ailleurs, de retracer avec précision à partir de la fin du xiie s., l’A. présente un panorama complet de l’industrie sidérurgique dans cette vaste région en une série de monographies dont les contours sont dessinés, dans le cadre des principautés, par les limites de bailliages, de prévôtés, voire de forêts ; seule les Vosges font l’objet d’un chapitre d’ensemble d’une cinquantaine de pages.
2C’est dire que si la thèse de l’A. se limitait à cette description fondée sur des ressources documentaires locales et régionales, son mérite serait déjà de faire entrer l’Est de la France actuelle dans le cadre des enquêtes menées et des résultats publiés depuis un quart de siècle sur les zones de production sidérurgique qui, entre autres facteurs, ont fondé la puissance industrielle de l’Europe occidentale.
3Comme M. Bur le souligne dans la préface de l’ouvrage, c’est un jeune historien, étranger au monde européen, qui montre ainsi une étonnante capacité à rassembler, coordonner, rectifier des travaux nombreux, dispersés et inégaux, et – mieux encore – à exploiter les richesses dormant dans des fonds d’archives méconnus : au terme d’un minutieux travail de longue haleine, K. Horikoshi fait revivre une histoire industrielle lorraine que l’on pouvait croire « définitivement effacée ».
4La synthèse née de ces dépouillements systématiques et de ces lectures attentives se manifeste avec maîtrise dans la seconde partie du livre, lorsque l’A. regroupe dans une perspective globale toutes les données rassemblées. L’évolution sidérurgique de la Lorraine entre le xve et le xviie s. s’inscrit alors dans le paysage que la recherche a progressivement dégagé en France et en Europe. On n’est pas surpris de retrouver ici les phases de travail, le vocabulaire technique, les formes contractuelles de l’exploitation, les modes d’appropriation des matières premières et de l’énergie, les liens qui unissent la vie forestière et les marchés urbains que tant d’études, de la Normandie aux Pyrénées, de la Bourgogne aux Alpes, ont mis à jour et en perspective.
5Le seul reproche que l’on pourrait faire à ce travail, c’est que la bibliographie mise en œuvre par l’A. ignore, sur le plan historiographique et archéologique, des travaux récents qui auraient pu nourrir et confirmer ses analyses. Mieux vaut insister sur les aspects les plus neufs des résultats qui, dans les derniers chapitres du livre, enrichissent les connaissances acquises. Deux secteurs retiennent particulièrement l’attention ; le premier relève de l’histoire des techniques.
6Sur la prospection et l’exploitation des mines et des minières, mais aussi sur l’usage des minerais selon leur qualité et leur teneur, on entrevoit le rôle conjugué des experts et des hommes d’affaires : les premiers, désignés dans des documents du milieu du xvie s. comme « vestigateur de myne », « ingénieur des mines de fer », voire « scientifique maître » (1561), connaissent parfaitement le terrain et fournissent aux autorités procès-verbaux et rapports ; les seconds sont en mesure, en fonction du marché des produits ferreux dans la région, de stipuler le taux de mélange de minerais à pratiquer pour obtenir du « bon fer ». Quant au rôle des officiers ducaux, liés aux uns et aux autres, il est déterminant pour asseoir la création de forges sur la capacité des forêts à se régénérer, mais aussi à apporter aux seigneurs une rente suffisante et continue.
7Les installations sidérurgiques posent à la recherche, en Lorraine comme ailleurs, la question des origines du haut-fourneau, et l’A. postule sagement la nécessité de dissocier procédés et vocabulaire, la réalité des évolutions techniques ne se traduisant pas immédiatement par la création de termes nouveaux ; le « fourneau fondant à fondre » (1410) révèle un embarras à désigner la nouveauté, alors que l’avènement de l’affinerie, avant le milieu du xve s., atteste l’introduction du « procédé indirect ». Il est au demeurant frappant de retrouver en Bourgogne dans les mêmes années le maître Hannus, actif en 1446 à Saint-Léger, dans la prévôté de Longwy ; la circulation des spécialistes novateurs explique largement la diffusion des techniques.
8L’accroissement significatif de la productivité, que l’A. parvient à chiffrer à partir des registres conservés du comté de Salm et de la comptabilité de la forge ducale de Moyeuvre, nourrit un commerce de la fonte et une tendance à la dissociation et à la spécialisation des installations dans la seconde moitié du xvie s. : tôleries, aciéries, platineries, fenderies, tréfileries satisfont les demandes indispensables à l’équipement régional, par ex. les grandes poêles des salines ducales, mais approvisionnent aussi un marché plus lointain, le bassin parisien ou la place de Lyon. Il est évident que le rôle des marchands, à tout niveau, s’impose désormais aux producteurs. On touche ici au second apport fondamental de l’ouvrage de K. Horikoshi : les relations qui se sont nouées et renforcées au fil du temps entre les seigneurs, les maîtres et les hommes d’affaires.
9Si les forges ecclésiastiques continuent, aux débuts des temps modernes, à fournir une bonne partie du fer lorrain, c’est la qualité de l’administration ducale qui permet d’apprécier l’importance économique des forges pour les finances seigneuriales et pour la vie des populations. Les contrats d’affermage s’accompagnaient de ventes de bois en grande quantité et de recettes des droits sur les cours d’eau aménagés ; la productivité croissante des forges et affineries dans le dernier tiers du xvie s. a renforcé, comme ailleurs, le caractère seigneurial de la sidérurgie, tributaire des forêts domaniales.
10Du milieu très divers des maîtres de forge émergent les acteurs qui réussissent, de véritables entrepreneurs, capables de prendre à ferme plusieurs établissements à la fois ; ils construisent des réseaux familiaux sur le territoire et les femmes jouent un rôle essentiel dans la continuité des exploitations. Fils d’un forgeron, devenu contrôleur de la forge ducale de Moyeuvre en régie directe dans les années 1560, Louis Pierron de Bettainvillers exploite ses forges, achète des forêts, obtient des concessions minières, constitue un véritable circuit d’approvisionnement en matières premières, monopolise le commerce du fer dans la région de Briey et s’engage dans d’autres activités de production fondées sur l’hydraulique ; au début du xviie s., il possède plusieurs seigneuries. On voit par cet exemple bien choisi comment le maître de forge de cette époque n’est plus le technicien spécialisé, qui dirige fonderie ou affinerie ; ses décisions, son pouvoir, sa stratégie offensive lui confèrent les traits de l’industriel.
11Il partage désormais ses connaissances techniques et son goût pour l’innovation avec des marchands-entrepreneurs, pour qui la forge devient le fleuron de multiples activités lucratives ; spécialisés dans le commerce du fer et des produits sidérurgiques, ces derniers ont l’avantage de connaître les tendances du marché et sont en mesure par les avances qu’ils consentent aux seigneurs d’obtenir les meilleures conditions d’exploitation : ils acquièrent ainsi le bois au meilleur prix et fournissent des capitaux d’investissement qui leur permettent de se procurer des quantités régulières de fer et de produits sidérurgiques. Deux personnages se détachent dans la galerie de portraits d’entrepreneurs, Antoine Go, qui écoule plus de la moitié de la production de fer de Moyeuvre et le marchand messin Jean de l’Agnusdei, qui, au début du xviie s., passe des ordres à la forge en fonction des qualités de produits semi-finis, marqués à son nom, qu’il place sur le marché.
12L’A. note judicieusement que, à la différence avec d’autres secteurs de l’industrie rurale ou urbaine, la production de fer ne peut rompre ses liens avec la seigneurie. Depuis le milieu du xvie s., maîtres de forge et marchands investissent massivement dans les seigneuries foncières, qui leur donnent la maîtrise des forêts ; des marchands sont officiers ducaux, et inversement, des seigneurs deviennent eux-mêmes sidérurgistes. K. Horikoshi insiste sur l’ambiguïté d’un terme comme « maître de forges » à la fin du xvie s., puisque « le seigneur, le sidérurgiste et le marchand constituent les trois sommets d’un triangle caractéristique de la nouvelle industrie du fer ».
13Ainsi, l’histoire sociale et l’histoire des techniques contribuent ensemble à enrichir la connaissance d’une industrie lorraine des temps modernes : les « barons du fer », les de Wendel ont désormais des précurseurs bien identifiés. L’ouvrage présente en outre l’avantage de proposer des confrontations précises avec des régions du royaume de France, à commencer par les plus proches, la Champagne et la Bourgogne. On peut espérer que cette opportunité sera saisie et que l’industrie du fer en Lorraine va s’inscrire, grâce à K. Horikoshi, dans un vaste contexte européen.
Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Braunstein, « Koichi Horikoshi. — L’industrie du fer en Lorraine (xiie-xviie siècles) », Cahiers de civilisation médiévale, 216 | 2011, 420-422.
Référence électronique
Philippe Braunstein, « Koichi Horikoshi. — L’industrie du fer en Lorraine (xiie-xviie siècles) », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 216 | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/18112 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128s2
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