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Comptes rendus

Klaus Grubmüller. — Die Ordnung, der Witz und das Chaos. Eine Geschichte der europäischen Novellistik im Mittelalter : Fabliau – Märe – Novelle

Pierre-Yves Badel
p. 417-420
Référence(s) :

Klaus Grubmüller, Die Ordnung, der Witz und das Chaos. Eine Geschichte der europäischen Novellistik im Mittelalter : Fabliau – Märe – Novelle, Tübingen, Niemeyer, 2006, 387 pp.

Texte intégral

1Ce livre important, longuement mûri, bien informé, où l’examen attentif des textes nourrit une réflexion de caractère théorique sur la possibilité de définir un genre et d’en écrire l’histoire, fera-t-il débat en Allemagne ? Il vaut en tout cas la peine de le présenter aux lecteurs français qui méconnaissent souvent les travaux en allemand. Quoique l’A. ait écrit une histoire ambitieuse qui débute avec le fabliau, voire avec le ridiculum médiolatin, et finit en envisageant l’impact du Decameron sur les littératures vernaculaires, c’est le Märe qui est au centre de son ouvrage. Les études sur le récit bref allemand étaient à peine refondées dans les années 60 par H. Fischer, qui donnait du Märe une définition et établissait le corpus des textes répondant à cette dernière, que définition et corpus étaient mis en pièces par J. Heinzle. Celui-ci jugeait inconsistants les critères à la base de la définition, soulignait l’hétérogénéité du corpus et niait radicalement l’existence du Märe comme genre ; du même coup, il contestait la thèse, soutenue aussi par H.-J. Neuschäfer (Boccacio und der Beginn der Novelle, 1969), selon laquelle Boccace a fondé la nouvelle moderne en rupture avec les récits du Moyen Âge. À l’histoire impossible d’un genre inexistant, le Märe, il proposait de substituer celle de Traditionsreihen ou séries de textes apparentés par tel ou tel critère prégnant (formel, thématique, fonctionnel etc.), textes retravaillant un modèle donné par la tradition. K.Grubmüller adopte une position pragmatique de compromis, ce qui apparaît dès le sous-titre de son livre, où figurent, et le terme de Novellistik par lequel l’histoire littéraire allemande désignait avant H. Fischer les récits brefs, et celui de Märe dont il a fait le nom d’un genre. K. Grubmüller écrit l’histoire de séries de textes, dont l’ensemble reconstitue le corpus de H. Fischer.

2Deux chapitres étudient les débuts du récit bref en France. Ils décrivent les conditions qui ont favorisé la création du fabliau et définissent le type que Jean Bodel lui a donné. Puis l’A. distingue le fabliau du lai et du dit avant de regrouper les fabliaux autour de trois thèmes déjà présents chez Jean Bodel : la ruse, la bêtise, la transgression des tabous de l’obscène et du scatologique. Il discute un article où J. Ribard s’est demandé si les fabliaux sont des « contes à rire ». Le plaisir ne va pas sans une part d’ombre, certes ; mais le récit comique a sa logique et crée sa propre morale, il a une fonction analogue à celle du trait d’esprit (le Witz analysé par Freud), ce qu’oublie l’âme sensible émue par le sort de l’enfant remis au soleil, par celui de l’innocent sacrifié à la fin d’Estormi ou par celui des prêtres châtrés.

3L’A. se tourne alors vers l’Allemagne, où les Mären se multiplient seulement dans le second quart du XIIIe s., même si des versions d’Aristoteles und Phyllis (cf. Le Lai d’Aristote) et de Dulceflorie (cf. La Grue) sont antérieures. Il décrit le type de Märe créé par le Stricker : récit dont le comique retenu résulte d’une action contée sans émotion ni souci de vraisemblance, où la chute (Pointe) sanctionne légitimement la transgression de l’ordre naturel des choses (Ordnung) dont le respect permet la vie en commun. Dès ce conteur, le Märe se distingue par son profil de leçon à l’usage des laïcs. Aussi bien l’A. voit-il en lui un avatar de la fable ésopique et de l’exemplum des prédicateurs. Le Stricker a des émules de talent, qui sans s’écarter de leur modèle l’enrichissent par plus de complexité, démultiplient l’action ou la commentent (ainsi ce chef-d’œuvre qu’est Helmbrecht).

4Une autre Traditionsreihe, bien attestée dès le milieu du xiiie s. et tout au long du Moyen Âge, donne de nouvelles couleurs au Märe. Il s’agit de textes qui content souvent un récit dont ils partagent le sujet avec un fabliau et sont aussi empreints, inégalement il est vrai, de l’esprit du genre français, qui divertit « sans arrière-pensée » en faisant rire de l’intelligence des malins, de la bêtise des niais, du viol de l’interdit qui pèse sur l’emploi de certains mots. C’est l’esprit du Schwank (conte drolatique) ou du Witz qui triomphe dans Der Sperber (« L’épervier », cf. La Grue et Le Héron), Das Studentenabenteuer (« L’aventure des étudiants », qui exploite le thème du « berceau », comme Gombert et les deux clercs), Der Ritter unter dem Zuber (« Le Chevalier sous le baquet », cf. Le Cuvier).

5On est bien loin du fabliau avec un groupe de récits où prévalent les droits de la fin’amor ou Minne. Das Herzmäre de Konrad von Würzburg (« le cœur mangé »), Die Frauentreue (« La Loyauté féminine », cf. Le Chevalier au chainse), Der Busant (cf. Le Roman de l’Escoufle), Pyramus und Thisbé ont des couleurs le plus souvent tragiques. Aristoteles und Phyllis est plus malicieux. Der Gürtel (« La Ceinture ») et Die Heidin (« La Païenne ») mettent en récit des « cas » d’amour.

6Ne sont pas moins curieux les récits de Heinrich Kaufringer (autour de 1400). L’A. y voit un « poetologisches Experiment », la trace d’une réflexion sur les principes régissant le Märe depuis le Stricker. Tout se passe comme si Die unschuldige Mörderin (« La Meurtrière innocente ») – qui n’aurait pas déplu à l’auteur des Infortunes de la vertu –, Die Rache des Ehemannes (« La Vengeance du mari »), Drei listige Frauen (« Trois Rusées », cf. Les trois dames qui trouvèrent l’anneau) et Die Suche nach dem glücklichen Ehepaar (« La Quête du couple heureux ») poussaient à l’extrême les traits du Märe : didactisme de l’exemplum ; dualisme radical d’une action dont la logique implacable tranche entre ceux qui sont dans leur droit et ceux qui ne le sont pas ; indifférence, qui va jusqu’au sadisme, au sort des victimes stupides de la ruse ou de la justice de ceux auxquels elles ont fait tort ; comique qui est tout au plus joie maligne. Kaufringer voudrait-il démontrer par l’absurde la vanité d’un enseignement par le Märe ?

7D’autres récits, depuis la seconde moitié du xive s., se démarquent du Märe classique dans la mesure où l’action s’y émancipe du schéma transgression/sanction. La restauration de l’ordre n’est pas leur souci premier. Ils donnent l’image d’un monde livré à la contingence, ainsi les Drei Mönche zu Kolmar (cf. Estormi) ou Der fünfmal getötete Pfarrer de Hans Rosenplüt (« Le Prêtre tué cinq fois », cf. Du Segretain moine). Il s’agit d’un monde chaotique où l’attention et le rire se concentrent sur un corps supplicié, parcellisé, sur des dents arrachées, un crâne perforé et des cheveux coupés (Der Pfaffe mit der Schnur [« Le Prêtre à la cordelette »], cf. Les Tresses), sur des sexes tranchés ou convoités (Das Nonnenturnier ou « Tournoi des nonnes ») et sur les excréments. Plus le temps passe, plus le Märe est sensible à la perte de confiance dans la possibilité de rétablir l’ordre.

8Les deux derniers chapitres portent sur l’Italie et Boccace. L’A. revient sur les thèses de Neuschäfer pour conclure que la novella n’est pas le tournant que ce dernier a décrit. Le Decameron est plutôt une « sorte de somme des types narratifs médiévaux » (p. 267). Ce qu’il apporte de fécond, c’est la confrontation, la pesée, de ces différents types – cela grâce à la forme cyclique donnée au recueil et à l’invention d’une situation narrative qui rend narrateurs et publics coresponsables, face au chaos créé par la peste, de la restauration de l’harmonie et de la sérénité. Alors que la pointe, la chute narrative, était la prise que fabliau et Märe avaient sur le monde, le cycle ordonné de nouvelles permet une méditation plus nuancée. Après Boccace et à son exemple, les nouvelles, auxquelles la multiplication des effets de réel donne désormais l’allure de chroniques, perdent un peu de l’ouverture sur différentes directions qu’avaient les récits au Moyen Âge – cela, pour autant que des traditions tenaces ne freinent pas cette évolution. C’est donc sur la réception du Decameron que l’A. conclut.

9En Angleterre, il est imité par Chaucer, qui toutefois ne va pas jusqu’à adopter la prose. En Italie, les recueils se multiplient. Si le Decameron est traduit en français entre 1412 et 1414, les Cent nouvelles nouvelles et Bonaventure des Périers renoncent à construire une situation de narration. En revanche, Marguerite de Navarre innove en développant considérablement la discussion entre les devisants qui était à peine esquissée chez Boccace. En Allemagne, la traduction du Decameron (vers 1476) est loin d’avoir la même portée qu’en France. Des nouvelles, détachées du recueil, sont adaptées en allemand et assimilées aux Mären, que l’on continue de produire (Hans Sachs).

10Dense et bien plus nuancé que mon analyse ne pourrait le laisser penser, le livre de K. Grubmüller donne à réfléchir. Le mot fabliau est employé, au moins à date ancienne – Eructavit, Roman de Renart, chez Bodel (Les Saisnes et les fabliaux) –, sans valeur spécifique. Qu’on y voit un diminutif de fable avec lequel il commute souvent dans les manuscrits et qui est souvent opposé à voir « vrai » ou qu’on le fasse dériver, selon l’hypothèse ingénieuse de L. Rossi, de flabellum, que le fabliau soit « une mince fiction » ou « du vent », l’étymologie ne nous instruit guère. Quand le rimoieres de flabliaus qu’est Bodel énumère ses œuvres, je suis frappé par l’hétérogénéité de récits qui ne partagent qu’un trait : leur brièveté. Certes, à force d’imiter les récits qui ont réussi, les conteurs consolident une forme plus stable, mais on reste en peine d’en énoncer les règles. Il n’est pas moins difficile d’exploiter des définitions relevées dans les textes (La Vieille Truande, Trubert), d’autant plus qu’elles sont empreintes de malice. Le fabliau est, en tant que genre, une création a posteriori de la philologie. Il en va de même du Märe. Mais la comparaison est quelque peu faussée dans la mesure où le concept de Märe est bien plus extensif et donc moins compréhensif que celui de fabliau : il ne viendra aujourd’hui à personne l’idée d’annexer au corpus des fabliaux Le Chevalier au chainse. La comparaison serait autre si la philologie allemande avait fait sur le récit bref médiéval le même travail que la française sur des corpus comme ceux que représentent les éditions de Barbazan, Méon ou Jubinal. Il n’en demeure pas moins que l’histoire du récit bref est très différente en Allemagne et en France. On écrit des Mären, drolatiques ou non, jusqu’au xvie s. inclus. Le fabliau disparaît dans le premier tiers du xive s. : si sa matière passe dans un recueil comme Le Livre du chevalier de la Tour Landry (à comparer à l’espagnol El Conde Lucanor) et plus tard dans des farces, il n’y a pas de filiation entre ces œuvres et le fabliau. Faut-il attribuer la disparition du fabliau au succès du nouveau type de dit en germe chez Baudouin et Jean de Condé ou Watriquet de Couvin et imposé par le génie de Machaut ?

11Bien des textes sont anonymes. Connaît-on le nom de leur auteur, il ne nous dit rien. Parce que ces textes sont difficiles à dater – nous savons seulement qu’ils sont antérieurs à leur manuscrit le plus ancien –, parler de Jean Bodel comme du premier auteur de fabliaux me paraît imprudent. C’est le premier que nous pouvons dater, mais le récit bref comique n’est pas sorti tout armé de sa tête. Nous ignorons si des textes conservés sont plus anciens que les siens, nous ignorons si d’autres n’ont pas écrit des fabliaux que nous n’avons plus : ce que nous avons conservé et qui est antérieur à 1200, c’est si peu !

12J’hésiterai aussi à mettre la fable ésopique à l’origine de nos genres. Des fables de Marie de France sont très proches des fabliaux, mais cela prouve seulement que son recueil, comme tout recueil de fables, est hétérogène. La fable ésopique est au Moyen Âge un genre savant. Pour moi, le conte à rire est un aspect de l’émergence dans l’univers de l’écriture d’un fonds narratif traditionnel. De même que la langue est là avant tout locuteur et s’impose à lui, de même le stock de récits, transmis de génération en génération, à l’occasion enrichi – par ex. l’admirable sujet du Schneekind (cf. L’Enfant qui fut remis au soleil) est à l’évidence une plaisanterie d’école –, est là avant tout individu, avant tout artiste, qui imagine un conte. Ce fonds recoupe en grande partie celui des exempla. Le prédicateur y puise. Inversement, il le transforme. Peut-être est-il trop restrictif de faire dériver le Märe de l’exemplum. Et ceci m’amène à exprimer pour finir un sentiment : je vois bien que le genre allemand est plus grave, pour ne pas dire édifiant, que le fabliau ; j’ai néanmoins souvent du mal à prendre au sérieux la morale qui précède ou conclut les récits, qu’ils appartiennent ou non à la série des Schwänke.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre-Yves Badel, « Klaus Grubmüller. — Die Ordnung, der Witz und das Chaos. Eine Geschichte der europäischen Novellistik im Mittelalter : Fabliau – Märe – Novelle »Cahiers de civilisation médiévale, 216 | 2011, 417-420.

Référence électronique

Pierre-Yves Badel, « Klaus Grubmüller. — Die Ordnung, der Witz und das Chaos. Eine Geschichte der europäischen Novellistik im Mittelalter : Fabliau – Märe – Novelle »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 216 | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/18098 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128s1

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