Navigation – Plan du site

AccueilNuméros216Comptes rendusVincent Debiais. — Messages de pi...

Comptes rendus

Vincent Debiais. — Messages de pierre. La lecture des inscriptions dans la communication médiévale (xiiie-xivsiècles)

Pierre Chastang
p. 411-413
Référence(s) :

Vincent Debiais, Messages de pierre. La lecture des inscriptions dans la communication médiévale (xiiie-xivsiècles), Turnhout, Brepols, 2009, VIII-422 pp., 149 ill. (Culture et société médiévales, 17).

Texte intégral

1Ce livre – qui est la publication d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Poitiers en 2004 – propose, à travers l’étude de plusieurs centaines d’inscriptions principalement attachées au corpus ecclésiastique de la France septentrionale, une approche des niveaux de lecture et des formes d’appropriation des messages épigraphiques par le public médiéval. L’objet dont V. Debiais propose l’étude représente une terra incognita pour les épigraphes dont la discipline, traditionnellement constituée comme une science auxiliaire de l’histoire, visait à mettre à la disposition des historiens les textes gravés sur supports durs, sans se préoccuper de la place particulière tenue, dans la culture médiévale, par l’inscription, comme par les savoirs, les savoir-faire et les codes esthétiques et sémantiques qu’elle implique.

2La question de la sociologie de la réception des inscriptions engendre des transformations disciplinaires que l’A. analyse dans l’introduction générale du volume. Le projet s’inscrit dans le mouvement historiographique plus général qui a conduit, depuis une trentaine d’années, à la formation d’un champ d’étude consacré à l’histoire de la culture médiévale de l’écrit, l’élaboration de nouveaux questionnements s’étant accompagnée de l’intégration des savoirs positifs produits par les disciplines érudites – les sciences désormais improprement qualifiées d’auxiliaires de l’histoire – dans l’analyse de la place et de la fonction de l’écrit dans les sociétés médiévales.

  • 1 Sur cette thèse, voir la mise au point critique de Michel Zink dans Annales. HSS, 43/4, 1988, p. 90 (...)

3Cela implique pour l’épigraphie, dont le savoir était jusque-là demeuré marginal dans le champ des études historiques, un véritable aggiornamento dont V. Debiais trace les lignes principales. Il propose tout d’abord de privilégier une approche fonctionnelle de la production épigraphique de manière à embrasser l’ensemble du spectre des inscriptions, en se déprenant du tropisme traditionnel des épigraphes pour la monumentalité. L’étude du public nécessite également de partir d’une acception large et ouverte de la notion qu’il définit comme une « potentialité » (p. 15) que seule la maîtrise différenciée des codes visuels et sémantiques liés à la perception/lecture des textes exposés permet de classifier. Aussi la reprise de la thèse de P. Zumthor d’un primat de l’oralité paraît-elle ici surprenante1, dans la mesure où l’ensemble du propos insiste au contraire sur les effets particuliers que produisent des messages inscrits sur un support matériel offert à la vue du public. C’est par le sens visuel que le texte exposé est perçu et décodé.

4Dans une première partie, intitulée « Signes et matières, voir les inscriptions médiévales », l’A. développe une analyse des inscriptions sous la double espèce du texte et de l’objet, qui est l’occasion d’un examen des caractères propres de la production écrite épigraphique dans le système scriptural médiéval. La prise en compte de la matérialité de l’inscription conduit V. Debiais à définir l’écrit épigraphique comme un « système sémiotique » (p. 60) qui associe des modes d’expression opérant à des niveaux différenciés (sémantique, esthétique, paléographique…). Cette proposition permet d’envisager des modes d’appropriation gradués de l’inscription de la part du public. Mais la saisie se fait toujours dans un contexte épigraphique, c’est-à-dire en un lieu ou en une pluralité de lieux emboîtés à partir desquels la signification de l’inscription peut être inférée.

5L’analyse de l’image de l’inscription conduit à un long développement qui souligne à juste titre le pouvoir attaché, au Moyen Âge, à la vision du texte. Ce primat du visuel est l’occasion d’une étude de l’aménagement de l’espace iconique de l’inscription qui privilégie cependant trop systématiquement à notre goût des schémas explicatifs de nature communicationnelle. Or, il n’est pas certain que la question de la visibilité et de la transmission du message – notion qui paraît ici assez peu pertinente – doive être privilégiée. Ainsi, l’imitation du livre que l’on rencontre parfois dans l’organisation spatiale du texte des inscriptions apparaît comme une pratique qui doit être avant tout replacée dans le contexte d’une société de restricted literacy, dans laquelle la connaissance de l’écriture et de ses fonctions ne passent pas majoritairement par la maîtrise de la lecture. Dans ce cas, l’inscription n’a pas pour le commun une fonction communicationnelle directement liée au contenu sémantique du texte, mais constitue le support matériel de pratiques qui produisent un rapport non lettré au texte. La dimension esthétique et ornementale de l’inscription, à laquelle l’A. consacre les deux chapitres suivants, participent également de que l’on pourrait nommer, en paraphrasant J.-C. Passeron (« L’usage faible des images. Enquête sur la réception de la peinture », Le raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, 2006, p. 399-442), un usage faible des textes épigraphiques, dans lequel les signes graphiques ont avant tout une valeur iconique que le public pouvait percevoir sans maîtriser pour autant la lecture.

6La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à la lecture des inscriptions par le public médiéval. L’A. mobilise le savoir produit dans le domaine des sciences cognitives et de l’histoire de la lecture médiévale pour analyser le cas particulier des écritures exposées. La quasi-absence de témoignages sur la lecture de documents épigraphiques contraint le médiéviste à emprunter des chemins détournés pour faire l’histoire de cette pratique culturelle. Il lui faut en particulier, selon une méthode inductive, partir de l’objet matériel pour reconstruire les usages qui ont pu en être faits.

7Les travaux des sciences cognitives dans ce domaine, dont V. Debiais expose succinctement les acquis principaux, souligne le rôle primordial que joue la vue dans la phase initiale et sensible du processus de lecture. Il est ainsi possible, par le contact répété avec les textes exposés, de mémoriser des lettres voire des formes lexicales et de les déchiffrer. Seule l’étendue de ces formes lexicales mémorisées distingue le niveau de compétence du lecteur ; elle peut être fort réduite pour un laïc dont l’usage de l’écrit est cantonné au domaine pragmatique. L’A. signale « qu’avec une centaine de formes en mémoire, les lecteurs étaient en mesure d’avoir accès à la quasi-totalité de la documentation épigraphique funéraire » (p. 182). Mais la lecture intelligente suppose, de la part du lecteur, une interprétation sémantique du message documentaire, et se fonde par conséquent sur un travail interprétatif. Hugues de Saint-Victor, dans son Didascalicon, ne dit pas autre chose lorsqu’il distingue la lettre, le sens et la sentence (livre iii, chap. 8).

8Dans l’étude de la pratique médiévale de la lecture, il apparaît par conséquent impossible de se satisfaire de l’alternative litteratus/illiteratus qui, bien qu’utilisée fréquemment par les textes du Moyen Âge eux-mêmes, masque la distribution graduelle des compétences. Il n’en demeure pas moins vrai que l’efflorescence de la pratique épigraphique advient dans un contexte tardo-médiéval de dilatation du lectorat et d’apparition, avec le groupe des « alfabeti liberi » (A. Petrucci), de la figure « moderne » du lecteur.

9L’inscription épigraphique entraîne cependant certaines contraintes de lecture qui lui sont spécifiques. La première a trait au degré de lisibilité des inscriptions, selon un gradient qui va de l’invisibilité (endotaphes, inscriptions campanaires…) jusqu’à l’adoption de formes graphiques et spatiales qui favorisent la saisie visuelle du texte. L’occurrence d’inscriptions dissimulées à la vue du plus grand nombre est l’occasion, pour V. Debiais, d’analyser des formes d’efficacité de l’écriture exposée qui ne passent ni par la lecture, ni par la vision. L’explication avancée par l’A., qui consiste à induire une efficacité sociale de ces énoncés à partir de leur caractère performatif ou magique, tombe cependant sous le coup de la critique que P. Bourdieu a formulée sur les thèses de John L. Austin. Ni la fonction linguistique, ni l’évocation d’une puissance propre à certaines formules ou à certains objets, ne permettent de comprendre les voies par lesquelles l’efficacité opère.

10Dans le cas de messages visibles, le degré de lisibilité varie selon les choix opérés par le commanditaire et le lapicide. Il n’est en revanche pas certain que les choix paléographiques – domination de la capitale jusqu’au xiie siècle puis promotion de la minuscule – correspondent directement à des exigences de lisibilité. A. Petrucci a montré que le choix de l’écriture répondait à une volonté d’inscrire le texte exposé dans une tradition culturelle et graphique particulière. La lisibilité constitue une condition nécessaire pour passer du déchiffrement « idéographique » (p. 230) du texte à une perception lexicale et syntaxique indispensables à la lecture savante. Mais V. Debiais insiste sur l’importance de ce qu’il nomme la lecture épigraphique ou iconique des inscriptions, qui est rendue possible par « la constance formelle et la simplicité lexicale » (p. 242) de ce type de texte, ainsi que par l’usage d’abréviations – habituelles pour les nomina sacra – qui facilitent la saisie visuelle de certains termes.

11À l’image des réorientations de la bibliographie analytique initiées par D. McKenzie, l’A. propose une analyse sociologique de la réception des textes. En l’absence de témoignages directs de lecteurs, c’est par de l’examen des objets eux-mêmes que découle l’étude des publics. V. Debiais analyse les formes textuelles d’appels aux lecteurs, des demandes de prière pour les inscriptions funéraires, dans lesquelles les verbes legere, dicere et orare sont très présents et structurent le discours. Mais l’emplacement de l’inscription comme le degré de complexité du texte constituent une forme d’adaptation au public cible et l’A. constate que certaines régularités dans la localisation des éléments les plus importants, en particulier dans les angles des plates-tombes, permettent une lecture facilitée des textes. « Dans un état intermédiaire de literacy, accorder ce pouvoir signifiant à l’espace du texte permet d’augmenter considérablement la part du public capable d’entrer en contact avec les informations véhiculées par le document épigraphique » (p. 267).

12Dans une troisième partie, intitulée « Mémoire, monument, ordre : interpréter les inscriptions médiévales », V. Debiais distingue trois types d’usage fonctionnel des inscriptions qu’il désigne par les trois notions médiévales de memoria, de monumentum et d’ordo. Si la première est très nettement reliée à la pratique de l’oraison, l’A. montre, pour la seconde, que l’inscription a toujours une double dimension informative et commémorative et qu’elle ressortit de ce fait de la double catégorie du document et du monument. L’écriture exposée contribue enfin à la délimitation et à la valorisation symbolique des espaces où elle est présente. À travers l’analyse du décor vitré de Bourges, du prieuré Saint-Maurice de Montbron, puis de Frétigny, l’A. montre les logiques de délimitation, de hiérarchie et de dévolution hétérogène des espaces qui résultent de la présence d’inscriptions, créant de la sorte des publics eux-mêmes différenciés par leur accès aux textes exposés, comme par leur capacités interprétatives.

13Le livre de V. Debiais est ambitieux, stimulant et important. En plaçant le public et la réception des textes exposés au centre de son travail, l’A. propose en définitive une réorientation des objectifs traditionnels de l’épigraphie qui, délaissant son statut de science auxiliaire, se révèle productrice d’un savoir positif qui vient alimenter la réflexion des médiévistes sur la culture de l’écrit. Mais dans la définition même les objets étudiés, il est difficile de comprendre la raison pour laquelle il privilégie l’usage de la notion de « publicité » et d’« intention publicitaire » au détriment de celle d’« écriture exposée » forgée par A. Petrucci, qui paraît davantage appropriée pour analyser la spécificité des inscriptions. De même la définition des notions centrales de la théorie de la communication manque parfois de fermeté et conduit à certains glissements de sens ; c’est particulièrement le cas pour la notion de message qui est tantôt prise dans un sens large, tantôt réduite à un strict contenu sémantique.

14Un dernier point aurait également mérité davantage d’explications ; il s’agit de la délimitation et de la constitution du corpus. Si le titre laisse présager une étude de l’ensemble des types d’écritures exposées, les exemples sont exclusivement issus de la production ecclésiastique et le plus souvent de l’épigraphie funéraire. Quelle part est due aux choix de l’A. ? aux aléas de la conservation et de la transmission des textes ? On sait, avec les nombreux travaux consacrés à l’Italie, que la prolifération des écritures exposées est aussi un phénomène lié à l’investissement politique de l’espace public à partir du xiiie s.

15Redisons encore une fois que cet ouvrage témoigne d’une grande ambition intellectuelle et qu’il s’agit d’un livre important par sa contribution à la connaissance des pratiques scripturales du Moyen Âge, comme par les propositions qu’il formule pour réorienter les objectifs heuristiques de la discipline épigraphique.

Haut de page

Notes

1 Sur cette thèse, voir la mise au point critique de Michel Zink dans Annales. HSS, 43/4, 1988, p. 909-912.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Chastang, « Vincent Debiais. — Messages de pierre. La lecture des inscriptions dans la communication médiévale (xiiie-xivsiècles) »Cahiers de civilisation médiévale, 216 | 2011, 411-413.

Référence électronique

Pierre Chastang, « Vincent Debiais. — Messages de pierre. La lecture des inscriptions dans la communication médiévale (xiiie-xivsiècles) »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 216 | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/18088 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/128rz

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search