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Résumés

Quels sont les facteurs qui font de la lettre extraite de la collection épistolaire un objet d’histoire particulier ? La recherche sur la lettre médiévale revient de loin : ce n’est que depuis une génération que le linguistic turn en histoire et la nouvelle attention à l’histoire textuelle l’a replacée au centre des interrogations. Il est désormais possible dans un environnement de recherche plus favorable de multiplier les études sur l’insertion de l’objet-lettre dans d’autres emplacements que la série épistolaire, en se demandant ce que ce déplacement révèle sur l’objet-lettre de l’Antiquité tardive au bas Moyen Âge. L’étude de ces stratégies d’insertion permet de souligner à quel point la recherche sur la lettre, pour ne pas risquer de régressions, doit conjuguer au xxie siècle les apports des nouvelles études en textualité médiévale avec les interrogations sur le statut et le contenu des documents dans la ligne des premières recherches positivistes.

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Texte intégral

La lettre-objet d’histoire

  • 1 Ce qui a sans doute été la plus spectaculaire trouvaille de lettres inédites politiques médiévales (...)
  • 2 Giles Constable, Letters and letter-collections, Turnhout, Brepols (Typologie des sources du Moyen (...)
  • 3 Parmi les collectifs les plus récents, on mentionnera notamment : La corrispondenza epistolare in I (...)
  • 4 Cf. dans le prochain numéro des Cahiers de civilisation médiévale, 242 [désormais CCM 242], la cont (...)

1L’histoire de la lettre au Moyen Âge revient de loin. Si le matériau épistolaire a formé un objet de prédilection de la recherche historique depuis les débuts de la discipline, voire depuis ses antécédents érudits aux xviie et xviiisiècles, il a fallu beaucoup de temps aux historiens pour comprendre que la lettre n’était pas seulement une mine à exploiter pour reconstituer l’histoire positive (ce qu’elle n’a pas cessé, d’ailleurs, de constituer jusqu’à nos jours1), mais qu’il fallait aussi en comprendre la logique de création, de circulation, d’insertion et de réemploi à travers l’ensemble des textualités médiévales. Les collections de lettres ont certes été durant les trois premiers quarts du xxe siècle l’objet de l’attention d’un certain nombre de spécialistes, ceux qui travaillaient autour de grands lettrés réputés pour leurs correspondances, ou encore d’institutions qui avaient eu un rôle matriciel dans la gestion de l’épistolaire médiéval, comme la papauté. Rares étaient pourtant les historiens qui interrogeaient l’objet-lettre pour lui-même. La parution du livre de Giles Constable, Letters and letter collections2, avancée remarquable et plutôt isolée en son temps, appelait il y a une génération à une meilleure prise en compte de la spécificité du matériel épistolaire. Elle ne serait plus concevable sous cette forme de nos jours, tant le fait relève désormais du sens commun. Depuis les années 1990, et avec un effet d’accélération impressionnant durant la dernière décennie, la lettre a en effet été placée au centre d’un certain nombre de réflexions sur la production et la gestion de l’écrit médiéval3. Elle s’est également retrouvée au confluent du rapprochement des thématiques littéraires et historiennes qu’ont aidé le linguistic turn et la nouvelle centralité du texte dans la recherche, sous ses différentes variantes (« nouvelle philologie », histoire des collections, nouvelle histoire de la rhétorique…). Le support épistolaire se place en effet à la croisée des deux disciplines, histoire et histoire littéraire, la lettre médiévale pouvant être simple élaboration écrite d’un message peu ou non ornementé, mais se faisant également souvent, particulièrement quand elle est maniée par des clercs – le cas le plus souvent attesté, ou du moins le plus souvent conservé au Moyen Âge central – effort littéraire, jeu lettré, dans lequel la reconnaissance de la capacité à manier le haut langage, et d’abord le latin, peut balancer l’importance du contenu4.

Dimensions de la recherche épistolaire médiévale

2Aujourd’hui, la réflexion sur le statut de la lettre se place à la croisée d’un certain nombre de problématiques régulièrement explorées, dont quatre en particulier peuvent être citées. De l’Antiquité tardive à la Renaissance, la lettre est le support par excellence d’une histoire des réseaux, réseaux que la configuration même de la source épistolaire permet souvent d’éclairer. Elle est d’autre part l’un des objets d’une réflexion plus globale sur la gestion de la société par l’écrit, qui met en avant l’importance du support-lettre (avec d’autres sources comme l’acte, la liste et le compte) dans la gestion par l’individu, l’institution ou l’État de ses ressources et de sa politique. Elle est également l’objet d’un questionnement interdisciplinaire, engageant peut-être encore plus la littérature que l’histoire, sur le statut fictionnel du document, sur son rapport à la « réalité » et sur son degré de construction par rapport à cette dernière. Elle est enfin (mais les angles d’attaque sont loin d’être épuisés avec cette énumération) l’objet d’une réflexion sur la memoria, sur la mémoire longue des hommes et des institutions dont elle forme l’un des modes de conservation.

  • 5 La masse des collections de lettres inédites croît exponentiellement à partir du second tiers du xi (...)

3Étudier ces quatre dimensions, en partie imbriquées, de la source-lettre, implique que l’on ne se contente plus d’analyser les textes isolés comme on le faisait parfois jadis, mais que l’on comprenne les caractéristiques de leur mise en série, qu’elle obéisse à des logiques littéraires, politiques ou simplement archivistiques (la séparation de ces dimensions étant relativement anachronique eu égard aux modes de pensée médiévaux), qu’elle soit l’œuvre d’un ou d’une série de rédacteurs, de l’auteur premier des lettres ou de ses successeurs. C’est ce qui a été fait ces dernières décennies, pour différentes périodes, avec un certain succès, même si la masse des travaux à achever ou à entreprendre est encore bien supérieure, notamment pour le bas Moyen Âge, à celle des études déjà accomplies5. Quelles que soient les lacunes de la recherche, aucun historien sérieux n’aborde en tout cas désormais un ensemble de lettres du Moyen Âge précoce, central ou tardif sans se poser la question de leur logique de regroupement et de transmission. Si l’analyse rhétorique, linguistique ou stylistique laisse encore souvent à désirer (principalement parce que l’historien, il faut bien le reconnaître, devrait ici ajouter les compétences du linguiste, du philologue et du littéraire à sa propre méthode d’investigation, un effort qu’il n’est pas toujours aisé de faire), la prise en compte des procédés de « mise en collection » et de « transmission » est un fait acquis.

La lettre, entre approche positiviste et nouvelle histoire textuelle

4C’est dans une certaine mesure cet avancement de la recherche qui suggère d’aborder une thématique qui n’était pas vraiment concevable il y a un demi-siècle. Le nouvel arrière-plan méthodologique et heuristique à peine évoqué, en rendant l’historien mieux conscient de la nécessité d’étudier la « lettre en contexte », de la production au retraitement sous toutes ses formes, permet en effet d’étudier en retour, dans une logique différente des premières analyses positivistes, les mécanismes d’insertion des lettres dans d’autres ensembles textuels médiévaux que les recueils épistolaires, en explorant la question en pleine connaissance des incidences que ce transfert textuel est susceptible de comporter. Avant d’envisager ce que son insertion « hors contexte épistolaire » fait à la lettre, il importe toutefois de préciser un point méthodologique qui touche à la définition même de sa méthode par l’historien. Renouvellement ne veut pas dire annulation des acquis de la recherche traditionnelle. Il s’agit ici de combiner deux grands types d’interrogations. Nous pouvons en effet bénéficier des acquis de l’ensemble de nos devanciers, car ce n’est pas seulement l’apport des révolutions encore relativement récentes de l’« histoire textuelle » qui contribue à la possibilité d’analyser en profondeur ce que la « décontextualisation », hors d’une logique de conservation strictement épistolaire (en archives, en collections) de l’objet-lettre, et sa re-contextualisation dans un ensemble textuel différent (chronique, vita hagiographique, registrum…) fait à la lettre, et comment celle-ci interagit avec son nouvel environnement textuel. En amont, puis en parallèle du linguistic turn, deux siècles de recherche positive sur les problèmes d’authenticité du matériel épistolaire inséré « hors contexte épistolaire » ont également apporté une contribution notable à la finesse de ces analyses, au gré de l’étude des différents dossiers concernés, et il est impossible de négliger cet aspect de la question, au prétexte qu’il serait épistémologiquement dépassé. Il s’agit bien plutôt ici de combiner approches traditionnelles et novatrices pour établir un nouveau régime de recherche.

  • 6 On pense notamment au colloque déjà cité Medieval Letters Between Fiction and Document (op. cit. n. (...)
  • 7 Sur cette collection épistolaire étonnante de la seconde moitié du viie siècle, pour laquelle on hé (...)
  • 8 La collection dite de Richard de Pofi (Riccardo da Pofi), élaborée à la fin des années soixante du (...)
  • 9 Cf. notamment la nouvelle édition Maestro Guido, Trattati e raccolte epistolari, E. Bartoli (éd.), (...)

5Les aspects de la recherche récente qui tendent à souligner l’existence d’un no man’s land historiographique entre lettres authentiques et lettres fictives, ou à relativiser la question de l’authenticité du matériel épistolaire, sont en effet certes susceptibles de faire progresser la recherche sur la formalisation épistolaire dans la société médiévale et sur son rôle de matrice culturelle6. Ces nouvelles approches n’ont toutefois de légitimité, d’un point de vue historique, que si elles ne se traduisent pas par un emballement herméneutique qui nierait toute validité au processus de contrôle du statut originel de la source (degré d’altération de la lettre par rapport à un original perdu ou retrouvé, probabilité d’une création a posteriori d’un document à fins de légitimation en contradiction avec la revendication d’auctoritas donnée par son encadrement textuel…) pratiqué depuis les débuts de la discipline, selon des critères philologiques et diplomatiques. Il est certain qu’il existe une zone grise de la lettre médiévale « modélisée », réinventée ou simplement falsifiée, de la lettre en décalage par rapport à l’affichage de son autorité, de la lettre que l’on peut suspecter à bon droit n’avoir jamais été envoyée. L’étendue de cette zone grise est toutefois difficilement mesurable. Elle se trouve en redéfinition constante, car la recherche positive ne pourra jamais statuer définitivement sur le statut premier d’un certain nombre de textes, faute de conservation de la plupart des strates documentaires supposées conserver leurs originaux. Une chose est sûre, toutefois : elle couvre l’ensemble du Moyen Âge. Dans le vaste univers des collections épistolaires, le statut de la correspondance entre les évêques mérovingiens Froderbertus et Importunus7 – exercice littéraire écrit par un tiers ou reflet d’une correspondance réelle ? – est à sa manière tout aussi problématique que celui de la plus diffusée des collections de lettres papales du xiiisiècle (collection dite de Richard de Pofi, dont les lettres reflètent peut-être plus l’idéal de la lettre papale vu par un rhéteur que les pratiques réelles de la papauté8), ou celui des textes « modélisés » contenus dans les traités théorico-pratiques d’ars dictaminis italienne du milieu du xiie siècle9. Et comme nous le verrons au fil des pages, les interrogations se multiplient dans le cas des lettres insérées dans un texte génériquement éloigné de leur lieu de création. Or, et la plupart des articles réunis dans ce dossier le prouvent, on ne comprend pas grand-chose à la logique d’insertion des lettres dans un environnement non-épistolaire si on n’applique pas à la fois les nouveaux outils de la recherche textuelle, permettant de relativiser les jugements définitifs sur le caractère « faux » ou « authentique » de la lettre, et les grilles d’interrogation de la recherche positive concernant le degré de probabilité d’une invention ou d’une modification du matériel épistolaire par les compilateurs-rédacteurs qui ont procédé au montage du texte. En histoire épistolaire, au moins vue par les historiens, les inflexions heuristiques fondamentales n’empêchent donc pas la cumulativité : en soulignant à quel point les procédés d’altération, de création et de remaniement des lettres par les médiévaux doivent être compris, de manière empathique, en fonction de logiques religieuses, politiques, mémorielles et esthétiques plus que d’un critère d’honnêteté souvent encore sensible dans l’appréciation traditionnelle de la valeur d’une chronique ou d’une vita, ces inflexions contribuent essentiellement à redonner son ampleur à un objet d’études qui a longtemps souffert du discrédit attaché par l’éducation classique aux formes d’expression médiévale. La prise en compte de la complexité de ces jeux textuels ne doit toutefois pas se limiter à un émerveillement de commande, même si l’admiration littéraire n’est pas interdite à l’historien des textes. Il s’agit plutôt ici de mettre au jour des stratégies d’écriture dont les buts politiques, religieux, sont parfois édifiants, jamais innocents. La mise « en contexte » non-épistolaire de la lettre apparaît dans cette mesure comme un outil important dans une stratégie des rédacteurs des textes concernés, une stratégie qui vise dans bien des cas au contrôle mémoriel des épisodes narrés par ces textes. Et pour étudier ces opérations, il importe d’abord de comprendre à quoi ressemble le champ d’opération envisagé.

La lettre en contexte « non-épistolaire » : typologies génériques et stratégies d’insertion

  • 10 Celui de Marie-Céline Isaïa, CCM 242, à paraître.
  • 11 Cf. l’article de Pierre Courroux, CCM 242, à paraître.
  • 12 Cf. l’article de Kevin Schmidt, CCM 242, à paraître.
  • 13 Cf. infra p. 17-36, l’article d’Edward Roberts.
  • 14 Cf. infra p. XXX-XXX, l’article d’Amélie De Las Heras.
  • 15 Cf. infra p. 37-56, l’article de Pierluigi Licciardello.
  • 16 Cf. infra p. 57-XXX, l’article de Maïté Billoré.
  • 17 Ibid.
  • 18 Cf. M.-C. Isaïa (art. cit. n. 10).
  • 19 Cf. l’article d’A. Arizaleta, CCM 242, à paraître.

6Le contexte de la lettre tel qu’il se présente à travers les différents articles du dossier est éminemment varié. Il pose en lui-même la question des limites de l’objet-lettre et de son contexte d’insertion. Au-delà d’une différence chronologique sensible entre deux articles qui traitent de la période 850-950 et six articles qui se concentrent essentiellement sur le xiie siècle et le début du xiiie siècle (un seul article tentant la synthèse pour les ixe-xiie siècles10), différence qui pose le problème de l’inflation documentaire et – dans une certaine mesure – des mutations à l’œuvre dans la pratique de l’écrit à partir de la seconde moitié du xie siècle, les études qui suivent dans ces pages se divisent grossièrement entre deux types de sources. D’un côté, on envisage la question de l’insertion des lettres dans des histoires, histoires elles-mêmes de statuts assez variés (histoires en langue vernaculaire, en l’occurrence le français, des xiie-xiiie siècles)11 ; Gesta à dimension locale des abbés de Saint-Trond12, ou des plus puissants évêques de Reims13, Chronica embrassant l’Angleterre de Roger de Howden14 ; Historia compostellana15. D’un autre côté, c’est l’hagiographie qui est privilégiée, de la prestigieuse Vita Gregorii de Jean Diacre au ixe siècle16 aux différentes réécritures des Vies d’Édouard le Confesseur17, en passant par des Vies de saint Benoît d’Aniane, d’Agrice, de saint Anselme de Lucques ou de saint Boniface, pour ne citer que quelques-unes de celles évoquées dans la synthèse de Marie-Céline Isaïa18. L’insertion d’un échange lettré entre Diego de García et son puissant patron, Rodrigo Jiménez de Rada, en guise de préface au traité Planeta écrit par le premier au début du xiiie siècle semble correspondre à un cas de figure différent, celui de la lettre (ou de l’échange épistolaire) dédicatoire introduisant une œuvre qui ne reviendra plus sur la forme épistolaire19.

  • 20 Cf. M.-C. Isaïa (art. cit. n. 10).

7Les deux cas de figure principaux, histoire et Vita, se présentent comme deux variations autour d’un thème classique : la convocation de lettres concernant le personnage dans une narration historique, même si M.-C. Isaïa insiste justement sur la différence statutaire entre le genre hagiographique, dont la logique, si elle s’enracine dans une histoire, a des objectifs intemporels de réitération dans le temps d’une sainteté qui sort du plan historique, et le genre de la chronique historique qui, s’il se déroule en fonction d’une pensée chrétienne susceptible de faire des personnages autant de types réitératifs eux aussi lisibles à partir d’un plan divin, obéit néanmoins à des lois différentes20.

  • 21 Cf. A. De Las Heras (art. cit. n. 14).
  • 22 Cf. à présent Albéric du Mont-Cassin, Breviarium de dictamine, F. Bognini (éd.), Florence, Sismel ( (...)
  • 23 Cf. A. De Las Heras (art. cit. n. 14), M. Billoré (art. cit. n. 16) et K. Schmidt (art. cit. n. 12)

8Au-delà de ces deux massifs, toutefois, l’analyse de détail montre que le problème des transitions génériques se pose dès que le spectre des cas de figure étudiés est analysé de manière détaillée. Amélie De Las Heras souligne ainsi que l’Historia Compostellana se trouve, en fait, à la frontière entre le registrum (terme par lequel elle a souvent été définie) et l’histoire : en plus de celle, très importante, des lettres, la proportion d’actes dans le texte est telle que l’on se trouve ici à la frontière de la problématique des registres (et des cartulaires les plus littérarisés21). Si l’Historia ne comportait pas d’autres types de textes encore, et d’autres stratégies de littérarisation que la simple succession de lettres et d’actes, la tentation serait grande, pour une compilation créée pour la partie ici étudiée dans le premier quart du xiie siècle, de parler d’un problème différent, celui posé par la dialectique entre les deux genres tantôt relativement distants, tantôt contigus, voire confondus, que forment la lettre et l’acte. Une grande partie des articles du dossier envisage en effet à la fois un temps d’écriture relativement récent à l’échelle du Moyen Âge central (l’après 1050), et un temps de maturation – d’abord en Italie, puis, peu à peu, dans toute la chrétienté – d’une pensée théorique de la lettre, l’ars dictaminis. Or cette pensée fait, à commencer par les premières théorisations inventées par Albéric du Mont-Cassin à la fin du xie siècle22, la part belle à une identification de la lettre et de l’acte qui trouve par certains aspects son apogée au xiiie siècle, au moins dans l’esprit des maîtres de rhétorique épistolaire que sont les dictatores. Si A. De Las Heras a raison de souligner que la pensée du dictamen n’atteint que progressivement un certain nombre de zones du continent avant 1200, date à laquelle elle se répand désormais rapidement dans l’ensemble de la chrétienté, il n’en reste pas moins que le problème de l’assimilation de la lettre à l’acte – abordé dans plusieurs contributions23 – reste crucial pour nos analyses de l’utilisation des deux genres en contexte d’écriture hagiographique ou historiographique : suivre l’optique maximaliste d’un dictamen englobant la plus grande part des formes diplomatiques dans la production épistolaire, ou séparer rigoureusement les deux genres, aboutit à tirer des conclusions opposées quant aux modalités d’utilisation des lettres par les rédacteurs, en minorant ou majorant la différence entre des documents à valeur juridique faible ou nulle (mais une lettre papale peut-elle être privée de valeur juridique au xiie siècle ?) ou des documents à « forte valeur juridique ajoutée ». Le problème ne se pose certainement pas, ici, tout à fait dans les mêmes termes pour un haut Moyen Âge avancé (époque carolingienne et transition ottonienne) et pour la fin du Moyen Âge central. On reviendra plus loin sur ce que les articles suggèrent concernant la maturation, au xie-xiie siècle, d’une culture de l’écrit – enracinée dans des usages plus anciens – commune à l’ensemble de l’Europe.

  • 24 Cf. infra, pour la Vita Gregorii l’article de P. Licciardello, et pour les Gesta abbatum Trudonensi (...)

9L’analyse par Pierluigi Licciardello et par Kevin Schmidt des modes de construction respectifs de la Vita Gregorii de Jean Diacre et de la partie des Gesta abbatum Trudonensium concernant l’abbatiat de Raoul de Saint-Trond introduit à deux cas de figure de frontières entre culture épistolaire et insertion dans des ensembles textuels variés24. Les Gesta offrent un exemple à la fois simple et spectaculaire : ils ne contiennent qu’une seule lettre, mais d’envergure, puisqu’il s’agit d’un chapitre entier du livre, formant un compte rendu par l’abbé de sa gestion à l’évêque de Metz. Au-delà de la question des modalités et des raisons de cette insertion, on peut se demander dans ce cas à quelle distance un tel procédé place ce passage de la chronique d’œuvres contemporaines qui n’ont rien, ou peu, à voir avec l’épistolaire. Au fond, il s’agit du même principe de justification qui gouverne les Gesta Sugerii abbatis (et le terme partagé de gesta suggère la communauté typologique entre les deux œuvres). Et l’on peut se demander quel serait le poids de l’épistolarité dans le neuvième chapitre des Gesta abbatum, s’il avait été dépouillé de sa fragile enveloppe externe de littera par une modification superficielle. Il n’y a pourtant aucune artificialité dans cette épistolarisation d’une narration : il se trouve que le texte préexistait probablement sous la forme effective d’une lettre, et que le rédacteur a choisi d’en maintenir la forme de composition initiale. À l’inverse, Suger, qui évoque les raisons pour lesquelles le chapitre de Saint-Denis l’a prié d’entreprendre la narration de son administration, aurait aussi bien pu l’écrire sous forme de lettre. Il aurait sans doute suffi pour cela qu’il fût absent pour longtemps de Saint-Denis à ce moment-là – sermo absentium. L’épistolarisation se réduit en définitive ici à un accident qui provoque l’encastrement du texte dans un dispositif narratif particulier.

  • 25 Cf. P. Licciardello (art. cit. n. 15).
  • 26 Cf. M.-C. Isaïa (art. cit. n. 10).

10La Vita Gregorii pose, elle, la question quasiment inverse du degré de saturation par la forme épistolaire auquel peut arriver un texte hagiographique tout en maintenant ses caractéristiques génériques25. Ce degré est apparemment haut, puisque l’analyse montre qu’elle contient 50 % de matériel pris directement aux collections de lettres de Grégoire le Grand. Le phénomène pose différents problèmes : redéfinition des stratégies d’hagiographisation, qui vont pour un temps, au Moyen Âge central, favoriser des procédés analogues (mais rarement avec la même intensité), après une période initiale du genre moins portée à ce genre d’hybridation, et avant la mise en place de logiques encore différentes – celles de la légende dorée – au xiiie siècle, mais aussi problème de syntonisation entre une collection épistolaire prestigieuse et personnalisée, et sa réécriture in chiave agiografica. L’importance – canonique, mais aussi stylistique – à travers les âges de la collection de Grégoire le Grand, ensemble avec d’autres écrits, a sans doute joué un rôle ici, au-delà de la logique archivistique et autoritative, pour suggérer son utilisation intensive dans la Vita, qui fonctionne ainsi comme une véritable hagiographisation d’une collection épistolaire (bel exemple à l’appui des thèses sur la proximité des deux genres défendues par M.-C. Isaïa26). Pourtant, la Vita « tient » : elle n’est pas devenue malgré ces injections massives une ‘alter-collection’, grâce à un certain nombre de stratégies d’écriture qui encadrent la lettre et la canalisent dans le dispositif hagiographique. Elle n’est donc pas comparable à la lecture autobiographique ou biographique d’une collection de lettres, fût-elle aménagée, qu’on a pu faire à différentes époques du Moyen Âge : la barrière entre insertion dans un dispositif non épistolaire et réaménagement mémoriel d’une collection de lettres semble bien subsister.

Le poids du contexte sur la lettre : anamorphoses et reformatations

  • 27 Cf. A. Arizaleta (art. cit. n. 19).
  • 28 Pour des exemples de certamen épistolaire utilisant un langage précieux codifié au xiiie siècle, cf (...)
  • 29 Cf. P. Courroux (art. cit. n. 11).
  • 30 Ibid.
  • 31 Cf. M. Billoré (art. cit. n. 16).
  • 32 Ibid.
  • 33 Sur les summae dictaminis, on consultera encore avec profit Martin Camargo, Ars dictaminis ars dict (...)

11Au-delà de frontières génériques très larges (hagiographie, historiographie), la différence entre ces stratégies d’insertion se reflète dans la déformation subie par le matériel épistolaire, à travers sa plus ou moins grande re-modélisation. Tous les cas de figure sont en fait envisageables, en fonction de plusieurs facteurs, même si dans le cas des lettres non inventées mais insérées, la perte des originaux avérés ou supposés empêche parfois de juger de l’ampleur du phénomène. Dans le cas des échanges annexes au Planeta, la forme même de dialogue épistolaire, parfaitement conservé, implique une probable conservation en l’état du matériel qui, plutôt qu’inséré, est satellisé – une différence typologiquement importante – dans l’orbite du texte principal27. Les jeux lettrés complexes et raffinés, typiques d’une culture du certamen épistolaire28 (Diego est chancelier de Castille, Rodrigo, peu en reste pour les prétentions stylistiques et les ambitions « littéraires », grand chancelier du royaume), font partie du mécanisme de surenchère typique de lettrés qui parlent entre eux, et peuvent privilégier la virtuosité rhétorique au détriment de la nécessité de clarté (laquelle redeviendrait, on peut l’imaginer, plus prégnante en contexte de production hagiographique). Dans un cas de figure extrêmement éloigné, et qui peut servir de révélateur, l’insertion de lettres dans les versions françaises d’histoires ou de chroniques écrites au xiie et au début du xiiie siècle produit un effet de reconfiguration, de « reformatage », maximal sur le texte épistolaire29. Les lettres arrivent dans les versions françaises déformées : par le poids de la versification, bien sûr, mais aussi par un certain nombre d’allègements provoqués par le changement de support linguistique et de culture textuelle qui l’accompagne. Les marques d’épistolarité (salutatio, marqueurs divers) sont réduites au minimum ou ôtées, et la lettre se reconfigure comme une sorte de discours ou de sermo, dont seul la teneur est conservée, mais qui semble presque réorienté vers l’oral (une dimension d’oralité possédée, comme le fait remarquer justement Pierre Courroux, par la lettre en général pendant la plus grande partie du Moyen Âge30). De telles transpositions se rencontrent également, mutatis mutandis, dans certaines versions des Vitae sancti Edwardi31. Elles portent à leur degré maximal un ensemble de procédés d’altération susceptible de se rencontrer avec différentes variantes dans d’autres contextes.Il faut d’ailleurs noter à ce sujet que la reconfiguration de la lettre hors contexte initial de rédaction pour l’envoi, par simplification des protocoles, salutations, disparition des marqueurs externes bien sûr (encore qu’ils puissent réapparaître dans la miniature qui accompagne le texte, comme c’est le cas, encore, pour certaines versions des Vitae sancti Edwardi32), n’est pas caractéristique de la seule culture de la lettre « hors sol ». Dans les grandes collections de lettres des xii-xive siècles également, la modélisation passe bien souvent par la disparition de ces éléments (la salutatio est par exemple optionnelle), même si les logiques de modélisation d’une lettre destinée à faire partie d’une summa dictaminis ne sont pas les mêmes que celles d’une lettre destinée à prendre place dans une Vita ou dans une chronique. Il y aurait là matière à comparaison, particulièrement dans la mesure où une différence sensible entre les deux procédés concerne un aspect fondamental pour la memoria. Une lettre de summa dictaminis enlève ou réduit bien souvent à l’initiale le nom, la volonté de conservation et la stratégie de littérarisation passant ici par la focalisation sur le style et la forme. Une lettre de chronique ou de Vita garde la mémoire des noms propres (ou la réinvente) : elle narre des actions, la dimension mémoriale et tropologique passant ici au premier plan33.

La « lettre en contexte », miroir grossissant ? L’empreinte des réseaux et la reconstruction mémorielle

  • 34 Cf. E. Roberts (art. cit. n. 13).
  • 35 Cf. M. Billoré (art. cit. n. 16).

12C’est que l’enjeu premier de l’insertion des lettres dans les Vitae, comme dans les chroniques, semble bien une volonté de pérennisation et surtout d’interprétation mémorielle d’un certain nombre de données en discussion dans le texte encadrant (et on peut encore une fois se demander quelle est la frontière entre la narration hagiographique et la narration historique, particulièrement quand l’hagiographie est celle d’un roi, ou la chronique celle du gouvernement d’un abbé, dans une optique potentielle de sanctification…). Une grande partie des articles du dossier y insistent : les rédacteurs de ces textes ont sélectionné leurs textes – ou les ont inventés, comme dans le cas des fausses bulles papales créées à toutes fins utiles pour sa Vita d’Édouard Ier le Confesseur par Osbert de Clare – dans des stratégies narratives qui visent à étayer une position personnelle et institutionnelle dans une situation politique de compétition (entre clercs et laïcs, mais surtout, dans ce monde de l’autorité lettrée, entre clercs et entre sièges épiscopaux). De ce point de vue, le mécanisme d’analyse des modalités de sélection (ou d’invention) puis d’injection des lettres dans le tissu narratif s’avère d’autant plus complexe qu’il faut bien souvent, comme le montre Edward Robert dans le cas de l’Historia Remensis ecclesiae, travailler dans une optique de double reconstitution34. Le travail mémoriel opéré par Flodoard de Reims pour raconter les péripéties politiques du siège de Reims au ixe siècle s’appuie en effet sur le maniement d’un certain nombre de pièces de cette époque, mais elles sont triées et « remontées » dans les Gesta pour étayer une vision géostratégique et ecclésiologique de la primatie rémoise qui ne s’explique et ne se justifie que par le contexte du début du xe siècle. De manière analogue, la réélaboration de la Vita d’Édouard le Confesseur concerne peut-être moins les différents rédacteurs anglais du xiisiècle en fonction d’une optique historique désincarnée, que de la possibilité d’étayer par la rétroprojection d’un certain rapport idéal entre la papauté et la monarchie un modèle « moderne » de cohabitation entre hiérarchie ecclésiastique et pouvoir royal, et c’est ce travail qui justifie la création des faux35. Même dans une chronique réputée longtemps impersonnelle comme celle de Roger de Howden, toujours dans l’Angleterre du xiie siècle, la sélection attentive d’un important matériel en apparence d’origine très variée participe de la réélaboration d’un discours sur la royauté anglaise, dépendant des liens de l’auteur avec la cour.

  • 36 Cf. A. De Las Heras (art. cit. n. 14), A. Arizaleta (art. cit. n. 19) et E. Roberts (art. cit. n. 1 (...)

13Il y a là bien sûr une part d’évidence. Ces rédacteurs s’inscrivent dans leur temps, et ils écrivent dans une stratégie d’exaltation, d’exemplarisation, qu’elle soit apologétique, hagiographique, qu’elle concerne la défense et illustration des ambitions et des droits d’un siège épiscopal ou abbatial, ou du bon fonctionnement des relations du pouvoir royal avec la hiérarchie ecclésiastique. Du point de vue épistolaire, le plus intéressant dans ce mécanisme de « sélection pour illustration » réside toutefois peut-être dans le fait que ce processus agit en partie comme une sorte de révélateur ou d’amplificateur de potentialités épistolaires, qui n’apparaissent pas nécessairement de la même manière dans le matériel reposant dans les collections de lettres. Plusieurs articles y insistent, de manière chaque fois différente : le processus même de sélection fait apparaître des réseaux (réseaux de familiae entourant le saint, réseaux de correspondances montrant les alliances d’un pouvoir ecclésiastique à une époque donnée…36) que l’on veut mettre en avant en fonction de logiques mémorielles. La structure de ces réseaux donne une idée des mécanismes de stratification, de décantation, opérés parfois par l’auteur des lettres de son vivant ou par ses collaborateurs proches, parfois à son insu, plusieurs générations après sa disparition. Dans une certaine mesure, ces sélections, avec leur part d’arbitraire liée à la conservation du matériel, ou à des choix dont nous ne connaîtrons jamais la raison exacte (l’argument a silentio revient parfois dans nos articles, montrant la frustration du chercheur devant des absences inexplicables en l’état), conduisent à mettre en relief ces réseaux, qu’ils aient réellement existé, ou qu’ils aient été soigneusement inventés lors d’une reconstruction mémorielle. On pourrait donc dire que la mise des lettres en contexte « non-épistolaire » fait apparaître plus nettement certaines potentialités qui risqueraient de rester dissimulées – par d’autres jeux d’emboîtement – à travers leur maintien dans des séries ou collections.

Le modèle papal et la culture épistolaire « hors collection »

  • 37 Cf. sur ce point : A. De Las Heras (art. cit. n. 14) et K. Schmidt (art. cit. n. 12).
  • 38 Cf. sur ce point Albéric du Mont-Cassin (op. cit. n. 22), ainsi que les mises au point d’Anne-Marie (...)
  • 39 Cf. sur ce point Ana Maria Gómez-Bravo, « El latín de la clerecía: Edición y estudio del ars dictan (...)

14Il est toutefois un élément qui parcourt la plupart des pièces de notre dossier et qui dépasse cet ensemble de réseaux, parce qu’il forme lui-même un réseau des réseaux, englobant l’ensemble de la chrétienté. Cet élément, c’est la présence des lettres papales. Tautologique dans la Vita Gregorii, qui nourrit sa substance de la plus prestigieuse des collections épistolaires pontificales, éclatante dans la Vita Edwardi d’Osbern, qui invente les bulles nécessaires, elle parcourt massivement l’Historia Remensis ecclesiae, la Chronique de Roger de Howden, se fait plus discrète tout en restant présente dans l’Historia compostellana, arrivant par réfraction (et par effraction, puisqu’il s’agit de la transposition d’un faux37) dans le vernaculaire du Roman du Mont-Saint-Michel. Si la lettre papale est si souvent présente, et si souvent falsifiée, c’est bien sûr d’abord parce que, même à une époque de faiblesse relative du pouvoir papal et d’absence d’une construction théocratique, la papauté reste le degré hiérarchique ultime vers lequel se tournent les instances ecclésiastiques pour arbitrer leurs multiples conflits (et là encore l’insertion de lettres « hors contexte épistolaire » fait peut-être apparaître avec plus de force une évidence qui n’en a pas toujours été une dans l’historiographie du Moyen Âge central). Mais c’est aussi, d’une certaine manière, peut-être parce que le modèle de lettre par excellence, et le seul dont la tradition survit de manière cohérente de l’Antiquité tardive jusqu’au xiie siècle, à travers la permanence d’une chancellerie digne de ce nom, et un ensemble de recettes stylistiques remarquable, est celui de la papauté. La lettre papale, modèle de correspondance ecclésiastique, mais aussi de toute correspondance haute, irrigue la modélisation épistolaire (et de ce point de vue, la différence acte/lettre doit être relativisée, car son impact transcende cette frontière diplomatique), et si l’insertion de bulles dans des chroniques ou des Vitae écrites entre le ixet le début du xiisiècle dépend évidemment avant tout de facteurs politico-institutionnels, le poids toujours écrasant de la correspondance papale, réelle ou fictive, dans les Vitae et chroniques du xiie siècle est peut-être en train de changer partiellement de nature, acquérant une valeur stylistico-formulaire toujours plus affirmée, en plus de sa valeur mémorielle. C’est que la redéfinition des techniques épistolaires en cours depuis Albéric du Mont-Cassin, l’inventeur du dictamen, au service de la papauté38, s’opère, en dépit du poids des modèles communaux du nord de l’Italie, par référence constante aux choix pratiques des techniciens pontificaux : le triomphe de l’ars dictaminis uniformisée du xiiie siècle sera d’ailleurs d’abord celui des modes papales. Et l’on peut ainsi se demander, au-delà de la réception directe de ces lettres pontificales, si, à l’extrême fin de notre Moyen Âge central, les raffinements stylistiques des échanges entre Diego García et Rodrigo Jiménez ne dépendent pas, tout compte fait, également, du poids de plus en plus prégnant des modèles d’écriture épistolaire papale sur les habitudes d’écriture des clercs, à l’heure où la première ars dictandi ibérique conservée est créée à Palencia39.

Une enquête à élargir

  • 40 Pour deux traités représentatifs du xie-xiie siècles, cf. supra, n. 22, et pour un répertoire génér (...)
  • 41 La Vita de sainte Brigitte de Suède écrite par le chancelier Birger à la fin du xive siècle contien (...)

15L’inclusion de lettres papales ou pseudo-papales dans les Vitae ou les Histoires fut sans doute l’une des voies de diffusion à travers l’Europe d’une forme institutionnelle – elle-même sujette à variation, en dépit de la fixité de l’institution – dont le pouvoir d’attraction et de modélisation fut démultiplié, au-delà de la mise en registre et de la circulation des lettres elles-mêmes, par ces réfractions dans des textes multiples qui faisaient éclater la parole des pontifes de chroniques en Vitae. Sans doute le sens de ces inclusions de documents authentiques ou forgés en imitant l’authentique fut-il différent avant et après 1070-1080, de part et d’autre de la réforme grégorienne, encore que les témoignages réunis dans le présent dossier conduisent à ne pas sous-estimer le poids du modèle épistolaire pontifical à haute époque. Il ne s’agit toutefois là que de l’un des nombreux aspects de cette culture des « lettres hors contexte épistolaire », ou « en contexte non-épistolaire », une culture dont l’étude mériterait d’être systématisée. Si le dossier réuni dans ces pages n’apporte pas de réponse à toutes les questions posées – il y faudrait une enquête colossale et systématique envisageant l’ensemble des témoins concernés, ce que les avancées techniques mettront peut-être à notre portée un jour – il permet tout au moins de confirmer un certain nombre d’intuitions. Peut-être la voie la plus prometteuse pour continuer cette enquête tout en la décentrant serait-elle d’envisager l’étude comparée de certains mécanismes de diffusion, de conservation, de copie et d’invention des lettres de part et d’autre de la barrière générique séparant recueils épistolaires et textes non-épistolaires, si tant est que ces deux domaines soient séparés par une « barrière ». Au sein même des cultures épistolographiques médiévales, des rapprochements peuvent en effet être effectués avec les stratégies d’insertion discutées dans ces pages. Les traités théoriques d’ars dictandi ne contiennent-ils pas nombre de lettres, tout en les englobant dans une présentation qui n’est pas, à proprement parler, épistolaire40 ? La présence de fragments de lettres dissimulés, utilisés comme motifs textuels dans des chroniques ou des Vitae du xiiiou du xive siècle pose également la question de l’évolution possible des cultures d’emprunt et d’adaptation de ces matériaux textuels dont les modalités ont pu changer entre les Moyen Âge central et tardif. Nous avons préalablement encore beaucoup à faire pour cataloguer les différentes techniques de réutilisation de lettres ou motifs tirés de lettres en contexte non-épistolaire au haut Moyen Âge et au Moyen Âge central41. Une chose reste sûre toutefois : pour donner à cette enquête son intérêt scientifique, il faudra continuer à opérer un mouvement dialectique, fécond, car porteur d’interrogations, sur la lettre dans ses deux contextes de transmission : celui, quantitativement mineur, mais si fécond, qui la reconfigure dans un environnement génériquement différent, comme celui qui la sérialise à travers sa répétition dans les recueils épistolaires.

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Notes

1 Ce qui a sans doute été la plus spectaculaire trouvaille de lettres inédites politiques médiévales ces dernières années a été relativement peu médiatisée en France : il s’agit d’un ensemble de plus de cent lettres de l’empereur Frédéric II et de son fils Conrad IV, retrouvé dans un manuscrit d’Innsbruck en 2005 : cf. Joseph Riedmann, « Unbekannte Schreiben Kaiser Friedrichs II. und Konrad IV. In einer Handschrift der Universitätsbibliothek Innsbruck. Forschungsbericht und vorläufige Analyse », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 62-1, 2006, p. 135-200. Dans ce cas, les données factuelles nouvelles sont d’autant plus importantes que la majorité des lettres concernent le très court règne sicilien de Conrad IV (1253-1254), mal connu.

2 Giles Constable, Letters and letter-collections, Turnhout, Brepols (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 17), 1976.

3 Parmi les collectifs les plus récents, on mentionnera notamment : La corrispondenza epistolare in Italia, 2: Forme, stili e funzioni della scrittura epistolare nelle cancellerie italiane (secoli v-xv)/Les correspondances en Italie, 2 : Formes, styles et fonctions de l’écriture épistolaire dans les chancelleries italiennes (ve-xve siècle), convegno di studio, Roma, 20-21 giugno 2011, P. Cammarosano et S. Gioanni (éd.), Trieste, Cerm (Atti, 6), 2013, particulièrement riche pour le haut Moyen Âge ; Medieval Letters: between Fiction and Document, E. Bartoli et C. Høgel (dir.), Turnhout, Brepols (Utrecht Studies in Medieval Literacy, 33), 2015 ; Le dictamen dans tous ses états. Perspectives de recherche sur la théorie et la pratique de l’ars dictaminis (xie-xve siècles), actes de colloque (Paris, 5-6 juillet 2012), B. Grévin et A.-M. Turcan-Verkerk (éd.), Turnhout, Brepols (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 16), 2015, avec une bibliographie et un répertoire des traités théoriques (pour la période concernée par ce dossier, à partir de 1080). Une nouvelle synthèse structurée en forme de manuel sur l’ars dictaminis est en cours de finalisation par une équipe dirigée par Florian Hartmann dans le cadre d’un projet de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (parution du volume prévue en 2019). Ce travail comprendra un essai initial d’Anne-Marie Turcan-Verkerk, qui offrira une modélisation des liens entre les formes de pratique et d’enseignement épistolaire antérieures à la naissance de l’ars et l’après 1080, sous le titre « Vorgeschichte der Ars dictaminis  ». Sur l’inflation récente de la production bibliographique concernant l’épistolaire tardo-antique et médiéval, cf. la bibliographie annuelle donnée dans la revue Épistolaire, section médiévale coordonnée par Luciana Furbetta, Benoît Grévin et Clémence Revest depuis le n° 40 (2014). Quelque 400 parutions ont été enregistrées concernant la période 300-1500 pour les seules années 2014, 2015 et 2016.

4 Cf. dans le prochain numéro des Cahiers de civilisation médiévale, 242 [désormais CCM 242], la contribution d’Amaia Arizaleta.

5 La masse des collections de lettres inédites croît exponentiellement à partir du second tiers du xiiie siècle, mais certaines collections prestigieuses antérieures ne bénéficient pas encore d’une édition scientifique, comme les Lettres de Pierre de Blois. Ce problème est en grande partie dû à l’importance de leur tradition manuscrite. Sur ces dernières et les questions éditoriales qu’elles posent, cf. Edoardo D’Angelo, « Le sillogi epistolari tra ‘autori’ e ‘compilatori’, il caso di Pietro di Blois », dans Dall’ ‘ars dictaminis’ al preumanesimo ? Per un profilo letterario del secolo xiii, F. Delle Donne et F. Santi (éd.), Florence, Sismel, 2013, (MediEVI, 2), p. 25-42. Pour l’Antiquité tardive ou le très haut Moyen Âge, on mentionnera l’entreprise désormais achevée de réédition-traduction commentée des Variae de Cassiodore sous la direction d’Andrea Giardina.

6 On pense notamment au colloque déjà cité Medieval Letters Between Fiction and Document (op. cit. n. 3), dont diverses contributions insistent sur la nécessité de dépasser une approche dichotomique entre « authenticité » et « fictionnalité » d’une lettre en tenant compte à la fois de l’impossibilité de trancher dans de nombreux cas, et du caractère cyclique de la modélisation épistolaire médiévale (des lettres réellement expédiées deviennent des modèles, des modèles fictifs créés à fins d’enseignement peuvent inspirer des lettres réellement expédiées). Pour une discussion sur le problème des friches documentaires constituées par les lettres de statut et d’attribution incertains, et négligées à la fois par la recherche littéraire pour leur caractère trop « diplomatique » et par la recherche historique qui ne sait que faire de ces textes non attribuables à un contexte précis, voire purement didactiques, je me permets de renvoyer à Benoît Grévin, « Un chaînon manquant dans l’histoire du dictamen : à propos de l’édition par Fulvio Delle Donne des Epistolae de Nicola da Rocca et des dictamina du ms. Paris BnF 8567 », Archivum Latinitatis Medii Aevi, 67, 2009, p. 135-174 ainsi qu’à Id., « La collection campanienne (Paris, BnF lat. 11867). Réflexions sur la méthodologie d’édition des proses rythmées de la fin du Moyen Âge », Archivum Latinitatis Medii Aevi, 69, 2011, p. 231-256.

7 Sur cette collection épistolaire étonnante de la seconde moitié du viie siècle, pour laquelle on hésite toujours entre une polémique réelle entre deux évêques et un échange fictionnel, cf. Gerard J. J. Walstra (éd.), Les cinq épîtres rimées dans l’appendice des formules de Sens. Codex Parisinus Latinus 4627, fol. 27v-29r, Leiden, Brill, 1962. Elle présente l’autre particularité d’être écrite dans une scripta latine tardive extrêmement évolutive.

8 La collection dite de Richard de Pofi (Riccardo da Pofi), élaborée à la fin des années soixante du xiiie siècle et bien diffusée dans les décennies suivantes (plus de quarante témoins), comprend nombre de lettres papales semblant dater des règnes d’Alexandre IV, Urbain IV et Clément IV. Son éditeur pour les Monumenta Germaniae Historica, Peter Herde (travail en cours), a démontré que nombre de ces lettres étaient soit très retravaillées, soit directement inventées par Richard. Cf. à ce sujet et pour un bilan sur les collections de lettres papales du xiiisiècle : Matthias Thumser, « Les grandes collections de lettres de la Curie pontificale au xiiie siècle. Naissance, structure, édition », dans Le dictamen… (op. cit. n. 3), p. 209-256 (pour Richard de Pofi et son statut textuel, p. 220-224). Le paradoxe veut donc que le recueil de lettres en partie « pseudo-papales » ait été plus populaire et imité que des recueils analogues, mais contenant des documents non retouchés ou inventés, comme la collection de Bérard de Naples.

9 Cf. notamment la nouvelle édition Maestro Guido, Trattati e raccolte epistolari, E. Bartoli (éd.), Florence, Sismel, 2014 (Edizione Nazionale dei testi Mediolatini, 34). Il ne faut pas confondre cet important auteur du xiie siècle avec Guido Faba, actif au xiiie siècle. Sur cette nouvelle culture épistolaire, fleurissant au xiie siècle dans le monde communal, on consultera à présent les travaux stimulants de Florian Hartmann, qui réfléchit en particulier au rôle de modélisateur en retour des liens sociaux joué par les nouvelles théories épistolaires et les lettres-modèles ou modélisées qui les accompagnent dans le monde italien communal à partir du xiie siècle. Cf. notamment Florian Hartmann, “Ars dictaminis”. Briefsteller und verbale Kommunikation in den italienischen Stadtkommunen des 11. Bis 13. Jahrhunderts, Stuttgart, Jan Thorbecke (Mittelalter-Forschungen, 44), 2013.

10 Celui de Marie-Céline Isaïa, CCM 242, à paraître.

11 Cf. l’article de Pierre Courroux, CCM 242, à paraître.

12 Cf. l’article de Kevin Schmidt, CCM 242, à paraître.

13 Cf. infra p. 17-36, l’article d’Edward Roberts.

14 Cf. infra p. XXX-XXX, l’article d’Amélie De Las Heras.

15 Cf. infra p. 37-56, l’article de Pierluigi Licciardello.

16 Cf. infra p. 57-XXX, l’article de Maïté Billoré.

17 Ibid.

18 Cf. M.-C. Isaïa (art. cit. n. 10).

19 Cf. l’article d’A. Arizaleta, CCM 242, à paraître.

20 Cf. M.-C. Isaïa (art. cit. n. 10).

21 Cf. A. De Las Heras (art. cit. n. 14).

22 Cf. à présent Albéric du Mont-Cassin, Breviarium de dictamine, F. Bognini (éd.), Florence, Sismel (Edizione Nazionale dei testi mediolatini, 21), 2008, ainsi que pour l’évolution théorique et pratique de l’ars dictaminis au xiie siècle, Maestro Guido (op. cit. n. 9).

23 Cf. A. De Las Heras (art. cit. n. 14), M. Billoré (art. cit. n. 16) et K. Schmidt (art. cit. n. 12).

24 Cf. infra, pour la Vita Gregorii l’article de P. Licciardello, et pour les Gesta abbatum Trudonensium celui de K. Schmidt.

25 Cf. P. Licciardello (art. cit. n. 15).

26 Cf. M.-C. Isaïa (art. cit. n. 10).

27 Cf. A. Arizaleta (art. cit. n. 19).

28 Pour des exemples de certamen épistolaire utilisant un langage précieux codifié au xiiie siècle, cf. Nicola da Rocca, Epistolae, F. Delle Donne (éd.), Florence, Sismel (edizione nazionale dei testi mediolatini, 9), 2003 et Id., Una silloge epistolare della seconda metà del tredicesimo secolo. I « dictamina » provenienti dall’Italia meridionale del ms. Paris, Bibl. Nat. Lat. 8567, Florence, Sismel (edizione nazionale dei testi mediolatini, 19), 2007.

29 Cf. P. Courroux (art. cit. n. 11).

30 Ibid.

31 Cf. M. Billoré (art. cit. n. 16).

32 Ibid.

33 Sur les summae dictaminis, on consultera encore avec profit Martin Camargo, Ars dictaminis ars dictandi, Turnhout, Brepols (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 60), 1991, et pour les grandes summae du xiiie siècle, M. Thumser, (op. cit. n. 8).

34 Cf. E. Roberts (art. cit. n. 13).

35 Cf. M. Billoré (art. cit. n. 16).

36 Cf. A. De Las Heras (art. cit. n. 14), A. Arizaleta (art. cit. n. 19) et E. Roberts (art. cit. n. 13).

37 Cf. sur ce point : A. De Las Heras (art. cit. n. 14) et K. Schmidt (art. cit. n. 12).

38 Cf. sur ce point Albéric du Mont-Cassin (op. cit. n. 22), ainsi que les mises au point d’Anne-Marie Turcan-Verkerk, « Langue et littérature latines du Moyen Âge », Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 141, 2008-2009, p. 134-147.

39 Cf. sur ce point Ana Maria Gómez-Bravo, « El latín de la clerecía: Edición y estudio del ars dictandi palentina », Euphrosyne, 18, 1990, p. 99-144. Sur l’arrivée et le développement de l’ars dictaminis théorique dans la péninsule ibérique, cf. à présent Benoît Grévin, « Théorie et pratique du dictamen dans la péninsule ibérique (xiiie-xve s.) », dans Le dictamen… (op. cit. n. 3), p. 309-346. Son développement relativement tardif n’empêche pas que la pratique épistolaire ibérique ait pu subir l’influence de modèles italiens ou français dépendants de l’ars dès le xiie siècle.

40 Pour deux traités représentatifs du xie-xiie siècles, cf. supra, n. 22, et pour un répertoire général, Claudio Felisi et Anne-Marie Turcan-Verkerk, « Les artes dictandi latines de la fin du xie à la fin du xive siècle : un état des sources », dans Le dictamen… (op. cit. n. 3), p. 417-542.

41 La Vita de sainte Brigitte de Suède écrite par le chancelier Birger à la fin du xive siècle contient ainsi une citation cachée d’une encyclique antipapale de Frédéric II, cf. Birgerus Gregorii, Legenda Sancte Birgitte, I. Collijn (éd.), Uppsala, 1946, p. 16 : Attendens quod sicut cera impressionem recipit ex sigilllo, ita hiuus vite mortalitas ab exemplo (cf. pour la source Edoardo d’Angelo, L’epistolario di Pier della Vigna, Soveria Mannelli, Rubettino, 2014, lettre I, 2, p. 88 : Et ut impressionem cera recipit ex sigillo, sic humanae vitae formatur mortalitas ab exemplo). Il s’agit ici d’un mécanisme d’imprégnation de Birger et de nombreux autres lettrés du xive siècle par les grandes collections de lettres réunies au xiiie et diffusées dans toute l’Europe, selon des modalités différentes des exemples étudiés dans notre dossier, et dépendant de la formation au bas Moyen Âge d’arts d’écrire semi-standardisés. Sur un mécanisme analogue dans les chroniques, cf. les traces de réutilisation de lettres de Frédéric II, dissimulées dans le texte, dans la Chronique de Saba Malaspina, W. Koller et A. Nitschke (éd.), Die Chronik des Saba Malaspina, Hanovre, Hahnsche Buchhandlung, 1999 (MGH Scriptores, 35).

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Pour citer cet article

Référence papier

Benoît Grévin, « Introduction »Cahiers de civilisation médiévale, 241 | 2018, 1-10.

Référence électronique

Benoît Grévin, « Introduction »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 241 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/1795 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.1795

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Benoît Grévin

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