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Comptes rendus

Sarah Stroumsa, Andalus and Sefarad: On Philosophy and Its History in Islamic Spain

Adeline Rucquoi
p. 101-104
Référence(s) :

Sarah Stroumsa, Andalus and Sefarad: On Philosophy and Its History in Islamic Spain, Princeton, Princeton University Press (Jews, Christians and Muslims from the Ancient to the Modern World), 2019.

Texte intégral

1Nombreux sont les ouvrages qui traitent de la philosophie médiévale dans la péninsule Ibérique et plus spécialement en al-Andalus, qu’il s’agisse de philosophes musulmans ou de philosophes juifs. Connaissant parfaitement les deux domaines, Sarah Stroumsa, professeur émérite d’études d’arabe à l’université hébraïque de Jérusalem, s’est donné pour but d’étudier, non pas les uns ou les autres, mais les philosophes juifs et musulmans ensemble, afin de dégager les spécificités de l’histoire de la philosophie ibérique par rapport à l’Orient comme au Maghreb.

2Le contexte est important dans cet ouvrage et, en introduction, l’auteur explique brièvement ce qu’est al-Andalus, puis exalte la koinē linguistique et philosophique du monde arabo-musulman, les contacts intellectuels entre les membres des trois religions, la « communauté » des philosophes dont le savoir aborde aussi bien la médecine que l’astronomie, le droit ou la théologie, et plaide pour une histoire intellectuelle d’al-Andalus qui soit « intégrative ».

3C’est au x s., à la fin de l’émirat puis sous le califat de Cordoue, lorsque les bibliothèques d’al-Andalus s’enrichissent d’ouvrages importés d’Orient, de  Byzance ou traduits, et malgré des censures qui se traduisent parfois par la destruction de livres précis ou de bibliothèques entières, que commence l’histoire de la philosophie d’al-Andalus. Muhammad ibn ‘Abd Allah ibn Najih ibn Masarra (883-931) y est ici présenté comme un personnage clé, dont la recherche de l’unité divine au moyen de la connaissance influencera d’une façon ou d’une autre la pensée philosophique postérieure jusqu’à la fin du xiie s. La  pensée mystique néoplatonicienne d’Ibn Masarra doit sans doute beaucoup à ses contacts en Égypte avec des philosophes et médecins musulmans et juifs, en particulier avec Isaac Israeli (832-932). Discret, Ibn Masarra ne fut pas importuné, mais après sa mort ses disciples, les masarris, furent persécutés à Cordoue et leurs ouvrages publiquement brûlés en 961.

4Avec les masarris, d’autres tenants d’« écoles » considérées hétérodoxes en al-Andalus, le mu’tazilisme et le zahirisme, furent également persécutés. S. Stroumsa replace les difficultés que connurent alors les philosophes musulmans d’al-Andalus dans le contexte de la rivalité entre le califat omeyyade et les califes fatimides du Caire, chiites et adeptes de l’ismaïlisme. L’accusation de mu’tazilites fut ainsi appliquée à tous ceux dont l’attitude était considérée hétérodoxe, parce que rationaliste, et fut combattue en particulier par les ash’arites. Dans son Catégories des nations, Said al-Andalusi (1029-1070) indiqua les noms de certains de ces savants qui durent fuir l’Espagne dans la seconde moitié du xe s. Dans le domaine plus nettement juridique, le zahirisme, courant exégétique, littéraliste, qui ne reconnaît comme sources que le Coran et la sunna, eurent pour principal et presque seul défenseur Ibn Hazm de Cordoue (994-1064).

5Si la philosophie déclina entre les musulmans dès la seconde moitié du xe s., le flambeau fut repris par les juifs, et S. Stroumsa relève toutes les relations, personnelles et intellectuelles, qui fondaient cette communauté philosophique. Minorité dont la pensée importait peu aux musulmans, les juifs purent développer une philosophie influencée par le mu’tazilisme et par le karaïsme qui pénétra en Espagne dès le xie s.

6Les philosophes constituaient une élite intellectuelle qui occupait souvent de hautes fonctions dans les cours et le gouvernement des califes et des sultans. Juifs, musulmans et chrétiens pouvaient vivre à la cour, s’y adonner à la poésie, en arabe ou en hébreu, tel Ibn Gabirol (1020-1058), et, en tant que philosophes, considéraient nécessaire de s’impliquer en politique. S. Stroumsa met en valeur à la fois l’apprentissage de cette élite, dont les membres étudiaient successivement la logique, l’astronomie, la physique et la philosophie naturelle jusqu’à parvenir à la métaphysique, les réseaux qui se créaient, les filiations de maître à élèves, l’enseignement donné, les débats, mais surtout le sentiment de grande solitude de ces intellectuels qui se sentaient étrangers dans leur société. L’impression d’être des humains au milieu d’animaux sauvages, que l’on trouve aussi bien chez le musulman Ibn Bajja (1080-1139) que chez le juif Maïmonide (1138-1204).

7Les idées néoplatoniciennes, caractéristiques de la culture fatimide et ismaélite, auxquelles se rattachait Ibn Masarra et qui figurent dans deux oeuvres du xe s. rédigées en al-Andalus, se diffusèrent surtout dans la péninsule tout au long du xie s. En sont des exemples le mathématicien, philosophe et médecin al-Kirmani (970-1066) qui servit le sultan de Saragosse et influença entre autres Bajja, Ibn al-Sid al-Batalyawsi – « de Badajoz » – (1052-1127) et son Livre des Cercles, ou encore les philosophes juifs Bahya Ibn Paquda (1040-1110) qui unit dans ses œuvres philosophie et mysticisme, Ibn Gabirol, Isaac Ibn Ghiyyat (1038-1089), et plus tard Moïse ibn Ezra (1055-1138), Judah Halevi (1075-1141) ou Yosef ibn Saddiq (1075-1149).

8La philosophie néoplatonicienne domina donc la pensée en al-Andalus jusqu’au milieu du xiie s., tout en incluant des variantes mystiques inspirées par le soufisme, occultistes, ascétiques, ou systémiques. Soumise aux aléas politiques dans le cas des musulmans, elle fut continuellement pratiquée dans les milieux juifs depuis Isaac Israeli. S. Stroumsa analyse ensuite la théorie d’une « école du pseudo-Empédocle » parmi les juifs d’Espagne, théorie née au xiiie s. et largement reprise aux xixe et xxe s. à partir de textes divers, et montre qu’à la suite des travaux de Daniel De Smet sur Empedocles arabus cette « école » ne peut en fait être séparée du néoplatonisme arabe, même si ce dernier a probablement acquis des traits particuliers en al-Andalus où les livres d’Empédocle étaient connus.

9Tout en reconnaissant avoir utilisé les termes « néoplatonicien » et « aristotélicien » pour définir des courants de pensée dont les sources, les textes et les doctrines diffèrent, S. Stroumsa spécifie que les « frontières » entre ces écoles restent floues. L’Organon d’Aristote et l’Isagoge de Porphyre firent partie de la formation des philosophes tout autant que l’étude de Plotin et Proclus, donnant lieu à des « philosophes hybrides ». Les juifs, en particulier, qui ne suivaient pas l’apprentissage scolastique imposé aux musulmans, recouraient volontiers aux diverses écoles philosophiques et leurs œuvres en témoignent. Dans La foi sublime, Abraham ibn Daud, bien qu’aristotélicien, révèle sa connaissance d’Ibn al-Sid al-Batalyawsi.

10Au xie s. déjà, et en particulier à la cour du sultan de la taifa de Saragosse, Aristote était considéré comme le « sceau » des philosophes de Grèce et les œuvres d’al-Farabi et d’Avicenne étaient connues en al-Andalus. Cependant, l’arrivée des Almoravides en 1086, puis celle des Almohades en 1147, donnèrent à la philosophie d’al-Andalus une dynamique nouvelle et une floraison exceptionnelle. Le Sévillan Malik ibn Wuhayb (1061-1130), l’un des premiers véritables aristotéliciens, occupait de hautes charges à la cour des Amoravides, mais il dut abandonner son enseignement et ses débats après avoir reçu des menaces de mort; il mourut d’ailleurs à Marrakech. Ibn Bajja de Saragosse se fit de nombreux ennemis et son Régime du solitaire influença Ibn Tufayl (1105-1185) et son roman allégorique Hayy ibn Yaqdhan – « Vivant fils du conscient » ou « Le philosophe autodidacte » –.

11S. Stoumsa consacre à juste titre de longs paragraphes à l’éducation chez les Almohades – al-muwaḥḥidun « ceux qui proclament l’unité de Dieu » –. La théologie y était primordiale, renforcée par un système juridique propre qui refusait les écoles traditionnelles, ne reconnaissant comme sources que le Coran et les hadiths, et s’attachant aux principes et non à la jurisprudence. Afin de former une élite administrative très hiérarchisée – les talaba –, les Almohades suivirent les enseignements de leur fondateur, Ibn Tumart qui avait formulé un credo en deux versions, l’une pour les talaba et l’autre, simplifiée, pour la foule, que tous devaient apprendre et réciter. La formation débutait avec l’étude de la religion et pouvait embrasser la médecine, la logique, l’astronomie et l’astrologie, le tout sous la supervision d’un maître afin que les étapes fussent franchies progressivement. La philosophie ne faisait pas partie du cursus et S. Stroumsa montre que l’image de califes protecteurs du savoir et des philosophes fit partie de la propagande et de l’exaltation des Almohades, comme en témoigne l’Histoire de l’Espagne et des Almohades d’Abd al-Wahid Al-Marrakushi écrite vers 1234. Ibn Rushd de Cordoue – Averroès – (1126-1198) fut sans doute recruté par le calife Abu Ya’qub Yusûf en raison de ses talents et de ses écrits, mais son successeur, Abu Yusûf, l’exila à Lucena et fit confisquer et brûler ses livres ; Averroès mourut à Marrakech.

12L’intérêt que les Almohades portaient à la théologie, à l’astrologie et aux sciences en général laissa aux philosophes de l’espace, même si cela pouvait changer en fonction des aléas politiques et militaires. Et si Averroès fut un des hauts administrateurs du califat, il n’en critiqua pas moins le régime almohade. Ce dernier néanmoins n’influença pas seulement les philosophes musulmans, mais également les juifs, et S. Stroumsa montre la profondeur de cette formation intellectuelle chez Moshe ben Maimon – Maïmonide – (1138-1204) alors même que le médecin et philosophe de Cordoue dut quitter al-Andalus avant ses trente ans. La condescendance envers les non-initiés, ou la non-représentation de Dieu attestent cette influence bien que, pour lui, l’état suprême de l’homme ne puisse être atteint que par la philosophie et non par la théologie.

13Les Almohades ont donc recruté des philosophes, mais la pensée de ceux-ci n’a rien à voir avec leurs doctrines et leur théologie. C’est la « méthode » almohade qui, pour S. Stroumsa, fut fondamentale, c’est-à-dire la présentation concise des principes de base et non les grandes discussions de cas. C’est aussi l’identification de la connaissance avec la foi, car sans connaissance pas de foi. Cet intérêt pour les principes permit à Maïmonide d’élaborer une œuvre totalement nouvelle, la Mishné Torah, sans recourir à la tradition et aux auteurs antérieurs. De même Averroès, en médecine, étudia les principes et ne s’attacha pas aux cas. Cela mène l’auteur à parler de la « révolte andalouse », expression qu’elle emprunte à Abdelhamid Sabra, qui s’exprime dans la critique de la Physique d’Aristote et de l’astronomie de Ptolémée, que l’on trouve chez Ibn al-Zarqalluh, Ibn al-Aflah ou al-Bitruji, ou encore dans le rejet d’Avicenne et de son Canon et même d’al-Kindi. Pour leur part, Averroès, Maïmonide, et Abraham ibn Daud dans l’Espagne chrétienne défendaient Aristote, et Ibn Daud acceptait Avicenne tout en critiquant le néo-platonisme d’Ibn Gabirol et de Judah Halévi.

14En conclusion, S. Stroumsa reconnaît que la philosophie disparaît d’al-Andalus après le xiie s. et que les musulmans d’Espagne ne semblent plus s’y être adonnés. Cependant, elle souligne que les juifs, exilés dans l’Europe chrétienne, maintiendront jusqu’à la Renaissance la philosophie arabe, et participeront au grand mouvement de traductions vers le latin qui commence au xiie s. à Tolède. Comme ses sources bibliographiques, elle insiste sur la transmission vers le nord des Pyrénées, omettant un philosophe comme domnus Gundisalvus, l’archidiacre de Tolède, probablement parce qu’il est encore confondu avec le traducteur Dominicus Gundisalvi (« Gundissalinus » n’est pas une forme grammaticale espagnole).

15Andalus and Sefarad est un ouvrage dense, d’une lecture rendue parfois ardue par la quantité d’informations qu’il offre, qui s’adresse à ceux qui s’intéressent à la philosophie médiévale et à l’effervescence intellectuelle dont l’Espagne fut le théâtre entre le xe et le xiiie s. Il met en valeur la nécessité de voir cette effervescence comme le fruit d’une communauté de philosophes, qui étaient en même temps versés en médecine, mathématiques, astronomie, alchimie, droit et théologie, communauté d’idées et de personnes au-delà de la religion pratiquée. Il souligne l’appartenance des philosophes d’al-Andalus à un ensemble beaucoup plus vaste, le monde arabo-musulman – islamicate l’appelle l’auteur – doté d’une langue dont, bien avant S. Stroumsa, Ibn Hazm de Cordoue et Ibn Sida de Murcie avaient fait l’éloge, la considérant langue de Dieu. Mais il met en évidence les particularités de l’Espagne où n’auraient pas co-existé trois cultures, mais seulement deux, musulmane et chrétienne. Muslim est le mot sans cesse utilisé, qui identifie à la religion islamique tous les éléments de la culture « arabe » ou orientale abordés dans cet ouvrage. Pierre le Vénérable le pensait aussi lorsqu’il regrettait, en 1142, dans une lettre à Bernard de Clairvaux que les savants qu’il avait rencontrés en Espagne et qui maîtrisaient l’arabe s’intéressent aux mathématiques et à l’astronomie, donc aux sciences, au lieu d’utiliser ce savoir pour lutter contre la religion islamique. En Espagne, à l’époque, les chrétiens étaient des Rūms pour les musulmans, et ces derniers n’étaient qualifiés que de Sarraceni, Agareni ou Moabiti. Cette étude approfondie de la « communauté » des philosophes juifs et musulmans autour des grands courants philosophiques néoplatoniciens et aristotéliciens pourrait être élargie aux philosophes chrétiens qui reçurent cet héritage, directement ou par l’intermédiaire des traductions, et poursuivirent la tradition d’étude et de commentaires sur les textes, s’intégrant ainsi à la « communauté des philosophes ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Adeline Rucquoi, « Sarah Stroumsa, Andalus and Sefarad: On Philosophy and Its History in Islamic Spain »Cahiers de civilisation médiévale, 257 | 2022, 101-104.

Référence électronique

Adeline Rucquoi, « Sarah Stroumsa, Andalus and Sefarad: On Philosophy and Its History in Islamic Spain »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 257 | 2022, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/17177 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11vm6

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