Visibilité et présence de l’image dans l’espace ecclésial : Byzance et Moyen Âge occidental, Anne-Orange Poilpré et Sulamith Brodbeck (dir.), Michel Stavrou (collab.)
Visibilité et présence de l’image dans l’espace ecclésial : Byzance et Moyen Âge occidental, Anne-Orange Poilpré et Sulamith Brodbeck (dir.), Michel Stavrou (collab.), Paris, Éditions de la Sorbonne (Byzantina Sorbonensia, 30), 2019.
Texte intégral
1À la fin du xxe s., un volume, fruit d’un colloque et intitulé Les images dans les sociétés médiévales : pour une histoire comparée, visait à proposer, grâce au comparatisme, une histoire des images, mais aussi une réflexion sur le statut, le rôle et la fonction des images dans l’aire occidentale et orientale du christianisme médiéval (Les images dans les sociétés médiévales : pour une histoire comparée, actes du colloque international organisé par l’Institut historique belge de Rome, en collaboration avec l’École française de Rome et l’Université libre de Bruxelles [Rome, Academia Belgica, 19-20 juin 1998], Jean-Marie Sansterre et Jean-Claude Schmitt [dir.], Bruxelles/Rome, Institut historique belge de Rome [Bulletin de l’Institut historique belge de Rome, 69], 1999). L’ambition de cet ouvrage était alors d’observer les images produites dans des sociétés chrétiennes, des foyers culturels différents afin de mettre en lumière les ressemblances autant que les différences (Jean-Claude Schmitt, « Introduction », dans Les images dans les sociétés médiévales… [op. cit. supra], p. 10). L’objet de ce volume collectif était de renouveler la perception des images dans les sociétés chrétiennes du Moyen Âge. Comme le rappelait Brigitte d’Hainaut-Zveny dans la recension qu’elle consacra à ce livre, le risque assumé par les auteurs était de ne pas pouvoir « garantir la nature polysémique intrinsèque de tout ce qui est, dans un système de comparaison qui ne peut nécessairement prendre en compte qu’un certain nombre de paramètres constitutifs de chaque objet. Difficulté de jongler avec les natures diverses en continuelles interactions dialectiques de l’image sans en dissoudre aucune » (Brigitte D’Hainaut-Zveny, « Les images dans les sociétés médiévales : à propos d’un livre récent », Revue belge de philologie et d’histoire, 78, 2000, p. 517-534, DOI : 10.3406/rbph.2000.4458, ici p. 518). Vingt ans après, les dix-sept contributions réunies par Anne-Orange Poilpré et Sulamith Brodebeck, avec la collaboration de Michel Stavrou, offrent également des regards croisés sur la fonction des images et les pratiques cultuelles, dévotionnelles dans l’espace ecclésial à Byzance et dans l’Occident chrétien. Deux notions – la visibilité et la présence – servent de fil conducteur à ce volume, fruit d’une journée d’étude et d’un cycle de conférences liés au projet Imago-Eikon, Regards croisés sur l’image chrétienne médiévale entre Orient et Occident (Labex Resmed, laboratoire Hicsa-Université Paris 1 et INHA). En s’intéressant davantage aux artefacts qu’à l’histoire des images, en limitant le sujet au « lieu d’images », selon la formule de Jérôme Baschet, à la lumière de deux concepts, les éditrices de ce volume ont d’une certaine manière contourné les difficultés auxquelles avaient pu être confrontés ceux du collectif de 1999.
2L’introduction a été pensée à la fois comme un bilan historiographique et un argumentaire programmatique. Elle décline, en effet, les différents termes du titre de l’ouvrage : « espace ecclésial », « visibilité » et « présence de l’image ». L’exposition, la faible exposition, voire la non-exposition de l’image, fixe ou en mouvement lors de rituels, définit ici entièrement la notion de présence. Autrement dit, l’emplacement de l’image, la structuration par l’image de l’espace ecclésial, l’image comme marqueur sont au cœur de la réflexion. Bien qu’il s’agisse d’un choix, on pourrait toutefois regretter l’absence de développements historiographiques sur ces deux concepts, notamment celui de présence, qui opèrent un retour dans notre discipline (Keith Moxey, « Les études visuelles et le tournant iconique », Intermédialités, 11, 2008, p. 149-168, en ligne, URL : https://id.erudit.org/iderudit/037542ar [consulté le 18/01/22]). La notion de présence, inspirée par la phénoménologie, a été développée, entre autres, par Hans Belting qui, par ce biais, interroge la visibilité de l’image, conditionnée par un medium donné : l’image se matérialise dans un premier temps, puis se fixe dans un medium donné avant de migrer sur un autre support. Sont alors tour à tour considérées les notions de perception, d’imagination et de conscience de l’image. Depuis le tournant iconique des années 1990, les œuvres visuelles sont également envisagées à travers l’expérience (la performance liturgique par exemple). Les effets produits par les images, la manière dont elles attirent le regard ou les réactions qu’elles suscitent relèvent des propriétés physiques de l’image, autrement dit de la manière dont l’image agit. Ainsi ces dix dernières années, le retour de la notion de présence ou de manifestation dans la représentation a conduit non seulement à une réflexion sur la re-présentation, la manière de rendre présent ou de « présentifier » mais aussi sur l’expérience sensorielle (l’affect, l’émotionnel). Il semble que sur ces points-là, la frontière entre monde byzantin et monde occidental est poreuse ; poreuse avec des différences notables (ex. la liturgie du christianisme oriental est une expérience intériorisée, sans cesse réactualisée par la célébration tandis qu’en Occident, l’expérience de la liturgie est plus proche de celle de l’Antiquité tardive et relève de la sensorialité pleine et entière selon la formule synthétique de Ionna Rapti).
3Dans une première section « L’image dans l’espace sacré : une question et ses enjeux », deux articles, l’un de Jean-Pierre Caillet et l’autre de Jean-Michel Spieser, livrent un utile bilan historiographique et/ou des réflexions nées de recherches récentes sur le décor des églises. La question de la perception et de la sensibilité partagée au sein d’un même groupe social mais variable d’un individu à l’autre du groupe y est par exemple posée. Bien que le mot ornement ne soit pas employé par les auteurs, le décor est un ornement au sens médiéval du terme, qui définit l’essence du lieu de l’acte liturgique.
4La deuxième partie de l’ouvrage intitulée « Textes, rites et performance : de l’image pratiquée à l’image lumineuse » met en lumière, à travers trois articles, la manière dont la liturgie qu’elle soit en mouvement (processionnelle, stationnaire) ou dans l’église permet la manifestation d’images à partir de l’expérience partagée des fidèles. Ainsi Georgia Franck s’intéresse aux chants des psaumes lors des processions de pèlerins dans la Jérusalem tardo-antique (« Picturing Psalms : Pilgrim’s Processions in Late Antique Jerusalem ») ou Susan Boyton aux célébrations liturgiques chorégraphiées, les processions, dans l’espace clunisien (« Cluniac Spaces of Performance »). L’espace de la performance liturgique étroitement articulé aux différents lieux du complexe monastique permettait d’affirmer l’identité de la communauté monastique par rapport à la société dans laquelle elle s’inscrivait. Sur ce point, l’analyse aurait pu être enrichie grâce à la notion de circuitus englobant les processions, les déplacements, les parcours mentaux. Ces circuitus qui reposent sur la logique des figurae participent de la construction d’un espace communautaire hiérarchisé et polarisé (voir Michel Lauwers, « Circuitus et figura : exégèse, images et structuration des complexes monastiques dans l’Occident médiéval [ixe-xiie siècle] », dans Monastères et espace social : genèse et transformation d’un système de lieux dans l’Occident médiéval, Id. [dir.], Turnhout, Brepols [Collection d’études médiévales de Nice, 15], p. 43-110, 2014). Sharon E.J. Gersel (« Images in Churches in Late Byzantium: Reflections and Directions ») et Nicolas Reveyron (« Dessin, couleurs et lumière dans l’église médiévale : la performativité de l’image lumineuse ») invitent à penser à la mise en scène du sacré pour appréhender l’espace de l’église et son décor que ce soit au cours du rituel liturgique, notamment de la performance chantée ou par le biais de la dramaturgie de la lumière.
5La troisième section est consacrée aux « Objets mobiles et rites dans et autour de l’espace ecclésial ». En s’appuyant sur le dossier peu étudié des croix d’autel (croix fixe posée sur la table eucharistique ou à proximité), Alain Rauwel montre qu’il n’y a pas de correspondances systématiques entre la théologie et le visuel (« La croix d’autel : image sainte ou objet de culte ? »). Si la croix d’autel a pour fonction théologique de signifier la présence du Christ sur la Croix au moment du canon de la messe, elle n’apparaît qu’à la fin du xiie s., bien après l’affirmation de la présence réelle lors de la transformation des espèces. La théologie est aussi au centre de l’article d’Olivier Delouis qui analyse les écrits de Théodore Stoudite sur l’image, sur son rapport à l’image et sur les usages qu’il en fait. Autrement dit, l’auteur observe l’interaction entre le discours et la représentation (« Expérience de l’icône et preuve par l’image chez Théodore Stoudite »). Les deux autres contributions de ce chapitre ont pour objet « le voir et le croire », celle de Maria Parani à travers les miracles récurrents de dévoilement des icônes de la Vierge, le vendredi soir, après le coucher du soleil, à l’issue d’une cérémonie. Véritable théophanie évoquant la descente du Saint-Esprit autant que le voile déchiré du Temple au moment de l’incarnation, ce miracle habituel affirmait aussi la présence permanente de la Vierge. Dans la seconde, Stefania Gerevini s’intéresse aux ressorts du sacré (visibilité, invisibilité, exposition, faible exposition et non-exposition) et à la médiation du divin par l’Église au sein de la cité siennoise (« The Byzantine Relics of Santa Maria della Scala in Siena »).
6La quatrième partie regroupe cinq articles sous le titre « Images monumentales, jeux d’échelle et dynamiques spatiales du lieu de culte ». Dans leurs articles respectifs, Didier Méhu et Isabelle Marchesin réfléchissent à l’église et ses ornements comme figure de l’Église ; une figure qui connaît des variations entre la période de Paulin de Nole et celle de Bernward d’Hildesheim. Dans les deux cas, il est question de projection, de la porte à l’autel pour le premier (« La porte et l’autel : les figures des lieux liminaires de l’église paléochrétienne »), et pour la seconde, d’une église idéale pensée par un évêque bâtisseur perceptible à travers les artefacts qu’il avait fait réaliser (« La mise en réseau des hommes et des artefacts dans l’église de Saint-Michel d’Hildesheim »). Les images sont des marqueurs qui concourent à faire de l’édifice sacré un parcours salvateur, du seuil réel et seuil symbolique au lieu le plus sacré où s’opère la jonction entre ciel et terre. C’est également l’objet de l’article de Maréva U, qui est consacré aux images dans les lieux de transition (« Images et passages dans l’espace ecclésial à l’époque médiobyzantine »). Annemarie Weyl Carr revient sur la notion de paradis et d’enfer d’attente proposée par Marcello Angheben (Marcello Angheben, « Les jugements derniers byzantins des xie-xiie siècles et l’iconographie du jugement immédiat », Cahiers archéologiques, 50, 2004, p. 105-134). Selon elle, cette interprétation ne possède pas d’arrière-plan exégétique solide (« Paths of Perception in the Last Judgments of Byzantine and Lusignan Cyprus »). L’hypothèse qu’elle présente se fonde sur un corpus de huit édifices où sont peintes différentes séquences du Jugement dernier. Répartie dans l’espace de l’édifice, chaque image a été choisie et placée en tenant compte des lieux de passage, de transition et de leur visibilité à partir de points de vue particuliers. Pensées en fonction de l’espace sacré qu’elles ornent, ces séquences ne présentent pas les incohérences spatiales et chronologiques observées dans les enluminures, les panneaux peints et les compositions en registre qui ont conduit aux notions de paradis et d’enfer d’attente. Ces distorsions dans la temporalité seraient donc le fruit de la transposition d’un décor articulé à un espace à la surface réduite du panneau, de la page d’un manuscrit ou d’un pan de mur. Dans le dernier article de ce chapitre, Véronique Deur-Petiteau analyse la mise en scène de la figure royale dans les espaces d’accueil (« Images, spatialité et cérémoniel dans le narthex des églises en Serbie médiévale »). Grâce à trois études de cas, elle observe la définition en images de la royauté : du roi au rôle de guide et à la fonction messianique à l’inscription du royaume dans l’histoire du salut.
7Le dernier chapitre de l’ouvrage sur le thème, « Visibilité et lisibilité du dialogue entre images et inscription dans l’espace cultuel », est composé de trois articles. Vincent Debiais offre une très utile synthèse de ses réflexions sur le concept de mixtion : dans l’œuvre visuelle, les signes iconiques et alphabétiques s’entrecroisent formellement, « fusionnent dans leur substance et s’incrémentent dans leur signification » (Vincent Debiais, La croisée des signes : l’écriture et les images médiévales [800-1200], Paris, Éditions du Cerf [Cerfs Patrimoines], 2017, p. 254). L’auteur plaide pour une compréhension des modalités, des raisons et des effets de la conjonction de l’écrit et de l’image en dissociant la visibilité de la lisibilité. Catherine Jolivet-Lévy revient sur ce dernier point en soulignant que l’inscription est une composante essentielle du décor dont la présence concourt à la sacralisation de l’espace sacré (« Inscriptions et images dans les églises byzantines de Cappadoce : visibilité/lisibilité, interactions et fonctions »). Les différentes fonctions de l’écrit dans l’image sont déclinées : efficacité de l’écrit, moyen d’accès au divin, tremplin pour la contemplation de l’invisible… L’article de Madeline H. Caviness consacré aux inscriptions sur les vitraux et les cloches conclut l’ouvrage (« Illegible Inscriptions as Solar or Mechanical Prayer Wheels »). L’auteur propose quatre interprétations pour comprendre la raison de ces inscriptions qui ont toutes une fonction performative. Le travail réalisé pour fabriquer ces artefacts est une manifestation de la piété de l’artisan-créateur. Les inscriptions peu, voire pas, visibles sur le verre se révèlent lorsque la lumière les traverse et en sonnant, les cloches activent les prières ou les avertissements des formules qu’elles portent. Quelle que soit leur visibilité, les inscriptions ont une fonction apotropaïque. Enfin, l’image de la parole, de la performance orale, figurée par la convention du rouleau contenant des inscriptions, redouble l’acte liturgique réalisé dans l’église.
8Outre l’apport singulier des contributions qui composent le livre dirigé par A.-O. Poilpré et S. Brodebeck, cet opus est un bon observatoire des recherches récentes sur les images dans l’espace sacré et la manière dont les rituels liturgiques font naître des images.
Pour citer cet article
Référence papier
Cécile Voyer, « Visibilité et présence de l’image dans l’espace ecclésial : Byzance et Moyen Âge occidental, Anne-Orange Poilpré et Sulamith Brodbeck (dir.), Michel Stavrou (collab.) », Cahiers de civilisation médiévale, 257 | 2022, 108-111.
Référence électronique
Cécile Voyer, « Visibilité et présence de l’image dans l’espace ecclésial : Byzance et Moyen Âge occidental, Anne-Orange Poilpré et Sulamith Brodbeck (dir.), Michel Stavrou (collab.) », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 257 | 2022, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/17150 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11vm4
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