Navigation – Plan du site

AccueilNuméros257Comptes rendusFabrice Mouthon, Le sourire de Pr...

Comptes rendus

Fabrice Mouthon, Le sourire de Prométhée : l’homme et la nature au Moyen Âge

Charles Viaut
p. 94-95
Référence(s) :

Fabrice Mouthon, Le sourire de Prométhée : l’homme et la nature au Moyen Âge, Paris, La Découverte, 2017.

Texte intégral

1À l’heure où les désordres climatiques et l’érosion de la biodiversité passent au premier plan des inquiétudes contemporaines, les historiens n’échappent pas plus que les autres aux interrogations sur l’histoire de ce déséquilibre dans le temps long. Fabrice Mouthon, spécialiste de l’agriculture médiévale et de l’histoire des communautés rurales, propose sur le sujet du rapport des hommes à la nature tout au long du millénaire médiéval une vaste synthèse qui assume dès le départ l’inspiration contemporaine du sujet choisi, c’est-à-dire le « divorce entre l’homme et la nature […] souvent présenté comme un phénomène récent » (p. 5). L’ampleur chronologique de l’ouvrage, pourtant relativement court, s’appuie sur les apports de différentes sciences historiques, notamment l’archéologie médiévale et les sciences paléoenvironnementales, pour une tentative d’histoire environnementale du Moyen Âge occidental au croisement entre sociétés et phénomènes naturels.

2L’ouvrage est divisé en trois grandes parties ; la première s’intéresse à « la place de l’homme dans la nature », la formule étant examinée sous ses différentes acceptions. La périodisation des grandes phases historiques de représentation de la nature, des mythes préchrétiens aux malheurs de la fin du Moyen Âge en passant par les saints civilisateurs des temps barbares, est abordée avant que l’auteur ne s’intéresse successivement aux représentations populaires de la nature, aux « génies du terroir » (p. 38, pour reprendre l’expression de Claude Lecouteux) et à la Nature, allégorie littéraire de la fin du Moyen Âge, puis aux représentations savantes du monde bouleversées à partir du xiiie s. par la redécouverte d’Aristote. Ces chapitres où il est plutôt question des représentations médiévales du monde et de la naissance de la Nature comme concept sont quelque peu abruptement suivis par deux chapitres consacrés aux fragilités des sociétés anciennes observées non plus selon leurs propres représentations, mais au filtre des catégories contemporaines. Un chapitre s’intéresse spécifiquement aux sociétés médiévales et à leurs limites malthusiennes, notamment les « crises de la fin du Moyen Âge », nuancées en raison des causes climatiques récemment mises en évidence sans être totalement rejetées par l’auteur (p. 66). Les maladies infectieuses et leur rôle dans les inflexions démographiques de la période sont examinés dans ce chapitre, avant que l’auteur ne se penche sur les aléas du climat et leur impact pour l’économie des sociétés médiévales, dont les capacités de résilience (concept en vogue s’il en est), notamment grâce aux travaux d’aménagement et à la proto-ingénierie, sont mises en valeur et éloignent quelque peu l’idée de médiévaux vulnérables et soumis aux caprices du climat. On se demandera seulement, dans cette première partie d’un grand intérêt, si les chapitres consacrés aux représentations médiévales n’auraient pas gagné à être mieux séparés de ceux s’intéressant aux théories contemporaines, car l’organisation adoptée a matière à perdre quelque peu le lecteur.

3Le second mouvement aborde les moyens employés par les sociétés pour utiliser, mettre en valeur et s’approprier collectivement les ressources naturelles. Le chapitre consacré à l’agriculture et à l’élevage médiéval, première spécialité de l’auteur, s’ouvre sur une présentation de l’approche énergétique des sociétés anciennes, à une époque où les énergies dites aujourd’hui « renouvelables » composent l’intégralité du mix énergétique, à savoir la force musculaire, l’eau et le soleil, nécessaires à la « civilisation du blé » (p. 109) que fut l’Occident médiéval. Les chapitres suivants se penchent successivement sur le jardinage, l’agroforesterie et l’élevage, puis les activités extractrices et artisanales dans un deuxième chapitre court mais fort dense. C’est probablement le dernier chapitre de cette partie, consacré à la « fabrique des droits sur la nature » (p. 160) qui a le plus bénéficié des recherches personnelles de l’auteur ; au-delà de la synthèse sur les régimes de propriété et d’usages des ressources du saltus, nourries par de nombreux exemples concrets de conflits d’usages entre abbayes et communautés rurales des Alpes, la passionnante question de la naissance des communs et de leur gestion à l’époque médiévale reprend les termes de la controverse initiée par Garrett Hardin dans son célèbre article, « The Tragedy of the Commons » (Science, 162-3859, 1968, p. 1243-1248, en ligne, URL : https://0-www-jstor-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/​stable/​1724745 [consulté le 18/11/21]), et plus tard réfutée par Elinor Ostrom (Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Laurent Baechler [éd.], Bruxelles, De Boeck [Planète en jeu], 2010). Dans la perspective adoptée par l’auteur, plutôt qu’un pillage égoïste des ressources mises en commun, les communautés rurales médiévales ont semble-t-il développé des mécanismes de gestion collective équilibrant pratiques agricoles, pastoralisme et régénération des ressources. Des conflits d’usages opposent cependant les communautés aux seigneurs laïcs et surtout aux communautés monastiques, dont la conception de propriété pleine et entière heurte celle des paysans, attachés aux droits d’usages ; de même, des processus d’appropriation des ressources par certains paysans, telles les maisons « casalères » des Pyrénées, ont bel et bien existé. De très nombreux exemples, des padouens des landes de Gascogne aux Alpes du Sud, sont convoqués. Enfin, le dernier chapitre évoque la question de la chasse et de l’appropriation croissante des massifs forestiers et du droit de chasse par les seigneurs laïcs au bas Moyen Âge.

4La troisième partie s’intéresse à un thème trop souvent limité aux époques les plus contemporaines, c’est-à-dire les effets de l’action humaine sur l’environnement européen au long du Moyen Âge. Le concept d’anthropisation, couramment employé en archéologie, est l’affaire du premier chapitre ; l’auteur évoque la période d’importante croissance économique entre le xe et le début du xive s., les « trois cents glorieuses », qui voient se constituer les paysages et les terroirs ruraux sous l’action humaine, et notamment celle des masses rurales, ainsi que les territoires gagnés sur la mer des Pays-Bas au marais desséché du Poitou. L’apport de l’archéologie rurale, et notamment des études paléo-environnementales portant aussi bien sur l’étude des pollens que sur la composition des haies vives, est largement explicité dans son apport essentiel à la compréhension de ces phénomènes d’aménagement sur le temps long. Le recul des forêts, la raréfaction de certaines espèces et la modification des milieux corrélés aux crises de la fin du Moyen Âge ont pu laisser penser à l’existence d’une crise écologique à cette époque, ce qui expliquerait en partie les difficultés du monde rural, et à laquelle la Grande Peste aurait mis un terme en éliminant une partie de la population. Si le rôle du climat est actuellement remis en valeur dans l’explication des difficultés de cette période, l’auteur, tout en nuançant les thèses précédentes, n’exclut pas certains déséquilibres écologiques comme facteurs explicatifs d’une « crise anthropoclimatique » (p. 226). Face aux thèses déterministes malthusiennes, les innovations techniques développées par les sociétés médiévales dans le champ de l’agriculture (intensification de la production grâce à l’utilisation des légumineuses, irrigation), de la pêche (exploitation quasi industrielle du hareng de la mer du Nord) et des activités de transformation (utilisation accrue du moulin) font l’objet de l’avant-dernier chapitre. Enfin, la question des forçages et des pollutions médiévales, sujets peu étudiés, ainsi que des réponses des pouvoirs médiévaux aux défis de préservation des ressources concluent efficacement l’ouvrage.

5En moins de 300 pages, Le sourire de Prométhée constitue une synthèse d’ampleur, à l’érudition impressionnante tant est grande la densité de références et d’exemples variés convoqués à l’appui de la démonstration, issus aussi bien de l’étude des textes, notamment une chronique alsacienne du xiiie s. faisant figure de fil rouge au développement, que des acquis de l’archéologie de l’environnement. L’ouvrage constitue un apport important au concept d’anthropocène, dont le potentiel heuristique indéniable se voit souvent tronqué par l’évacuation trop rapide du temps long des périodes anciennes, préindustrielles, comme l’illustrent encore des publications récentes d’histoire environnementale concentrées sur les deux derniers siècles (Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène : la Terre, l’histoire et nous, Paris, Éditions Points [Points, Histoire, 517], 2016). L’ouvrage de F. Mouthon rappelle s’il en était encore besoin l’impact environnemental des sociétés médiévales sur l’environnement, jusqu’à influencer les phénomènes d’érosion (p. 230). Sur la forme, l’appareil critique, qui se limite à quelques notes de bas de page et renvoie à l’imposante bibliographie finale, oublie quelques références évoquées par l’auteur au fil du texte, et l’on reste parfois sur sa faim en voulant les consulter. Il ne s’agit que d’une critique de détail, tant l’ouvrage de F. Mouthon fait figure de nouvelle synthèse de référence sur le Moyen Âge pour les humanités environnementales.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Charles Viaut, « Fabrice Mouthon, Le sourire de Prométhée : l’homme et la nature au Moyen Âge »Cahiers de civilisation médiévale, 257 | 2022, 94-95.

Référence électronique

Charles Viaut, « Fabrice Mouthon, Le sourire de Prométhée : l’homme et la nature au Moyen Âge »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 257 | 2022, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/17125 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11vm2

Haut de page

Auteur

Charles Viaut

UMR 7302 – CESCM/Université de Poitiers

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search