Dominique Barthélemy, La Bataille de Bouvines. Histoire et légendes
Dominique Barthélemy, La Bataille de Bouvines. Histoire et légendes, Paris, Perrin, 2018.
Texte intégral
1Bouvines après Georges Duby ? Peu cité en introduction, mais objet d’un chapitre final aux allures de recension, le Dimanche de Bouvines de G. Duby façonne la Bataille de Bouvines de Dominique Barthélemy : comprendre la fabrique d’une bataille, en compilant les traces qu’elle a laissées sur huit cents ans d’histoire européenne. Le titre marque l’inflexion : il ne s’agit plus de faire l’histoire non-événementielle d’une journée, dont le déroulement liturgique et rituel devient une fenêtre ouverte sur la société du xiiie s., mais de comprendre l’origine, le déroulement et les transformations mémorielles d’un affrontement armé. Par son érudition éclatante, par la chaleureuse familiarité de son écriture, et par la mise en œuvre d’une méthodologie exemplaire, la somme de l’a. s’impose comme un nouvel objet historique de référence.
2Ce Bouvines se déroule sur plus de 500 p., organisées en trois axes : le fait « Bouvines dans la guerre et l’interaction féodale », la fabrique du récit « Mémoires et inventions médiévales » et la postérité de la légende « Bouvines dans l’histoire de France ». On reconnaît là un tripartisme désormais cher aux études médiévales, qui, pour se ressaisir du grand événement et du grand homme, ont appris à les propager à travers l’espace, le temps et les textes. C’est le plan organisateur de la monographie de Martin Alvira Cabrer sur Las Navas de Tolosa, l’aînée ibérique de Bouvines dans la famille des batailles du xiiie s., et bien sûr, du Saint Louis de Jacques Le Goff, le grand architecte de la nouvelle histoire médiévale.
3Saluons, d’abord, l’érudition déployée par l’a. Les prémices de la journée du 27 juillet 1214 sont exposées avec un luxe de détails qui nuit en rien à la clarté du propos. Réseaux flamands, champs de vision – et de bataille – capétiens dédoublés de l’Aquitaine à la Flandre en passant par la Normandie : le monde de Philippe Auguste surgit, complexe, dense, tissé d’interactions guerrières et culturelles. Heureusement manié, le concept d’interaction féodale élève la présentation des acteurs et des lieux du dimanche de Bouvines au-delà de l’exercice obligé du décor planté et du catalogue de personnages. Il prolonge la journée en extrayant Bouvines du récit à succès du pouvoir capétien, en lui redonnant les couleurs croisées de l’amitié, de la fidélité et de la vassalité. Il n’en fallait pas moins pour faire s’unir contre le Capétien un seigneur francilien comte de Boulogne, un jeune comte de Poitiers devenu empereur d’Allemagne, un comte de Flandre qu’on est allé chercher au Portugal et dont le beau-père a régné sur la lointaine Constantinople. Même souci d’exhaustivité dans le traitement des sources de la bataille : les grands observateurs de cette société du spectacle et de la guerre que furent Guillaume le Breton, le Ménestrel de Reims ou encore Philippe Mousket y côtoient des anonymes – de Béthune, de Clairmarais – des obituaires de l’Amiénois ou encore des chroniques italiennes. L’a. est le premier à exploiter un précieux fragment de Saint-Quentin, une production littéraire issue du milieu des chevaliers artésiens qui éclaire d’un jour nouveau l’action des Brabançons. Le choix assumé de conserver comme témoin principal Guillaume Le Breton donne à l’ensemble une cohérence narrative qui n’efface pas les limites et les manques des Gesta ou de La Philippide. Au-delà du champ de bataille, on appréciera des développements thématiques dans lesquels étudiants et passionnés puiseront avec bonheur, sur la chevalerie évidemment, qui fait l’objet d’une excellente définition au chap. 7, et sur les formes de la guerre médiévale, dans laquelle l’a. retrouve le monde des palabres de G. Duby où « les chevaliers adverses limitent leurs confrontations, font pression sur des tiers et échangent des dégâts collatéraux dont pâtit le reste de la population » (p. 63). Mais Bouvines n’a pas été qu’une guerre de chevaliers ou de communes, et les contingents soissonnais venus au secours de l’aile droite française densifient encore le monde des hommes d’armes médiévaux. Quand le champ de bataille recule encore, c’est Bouvines après Bouvines que l’a. raconte, promenant son lecteur d’Angleterre en Italie, de la Flandre du xve s. à la cour de Charles VII, ne dédaignant pas non plus les salons de la Restauration. Les miniatures des grandes chroniques de la fin du Moyen Âge apportent un contre-point royaliste et sanglant en images qui laisse songeur – la dramatisation de la bataille dans l’imaginaire national ne datant pas de l’école républicaine. Le volume des connaissances et l’ampleur de l’historiographie maîtrisés forcent l’admiration : des Lumières à la Commune, de la Restauration à l’Union sacrée de 1914-1918, Bouvines devient une loupe posée sur toute l’histoire de France. Si l’École des Annales a inventé l’événement-observatoire pour sauver la grande journée ou le grand homme en en faisant le point de réfraction d’une histoire globale, l’a. élargit l’horizon à l’échelle de l’histoire d’un pays. Depuis les coteaux de Bouvines, on plonge sur huit cent ans d’histoire de France et la vue est impressionnante.
4Pour autant on ne lit pas ici une encyclopédie. Analogie, formules saisissantes, métaphores : l’écriture est vivante, et si facilité il y a, elle est d’abord mnémotechnique et il n’y a pas lieu de s’en lamenter. G. Duby, déjà, donnait le ton de la complice familiarité de l’historien avec son sujet, en campant Guillaume le Breton en « parvenu de la culture ». Dans ce nouveau Bouvines on retient les « picadors plébéiens » (encore ces contingents soissonnais) et des routiers, « spécialistes non nobles de la guerre » aux marges de l’« internationale chevaleresque ». On se laisse surprendre par un « roi dépressif », des « chevaliers snobs », ou bien des Flamands tout droit sortis de la Relation de Marchiennes qui « ont la haine contre les Français » et qui teintent la mémoire flamande de la défaite contre Philippe Auguste de reflets surnaturels. On s’amuse enfin avec ces « deux illustres pris qui croyaient prendre », Renaud de Dammartin et Ferrand de Flandre, dont la capture donne lieu à une explosion de calembours sur Ferrand ferré. L’histoire est récit et lecture, et l’a. sait captiver dans les quatre chapitres centraux qui racontent la journée de Bouvines. Il y a d’abord l’arrière-garde française prise de court par l’attaque des coalisés alors qu’elle franchissait la rivière. La bataille s’engage donc à l’improviste – en cela, pourrait-on dire, elle n’est pas bataille au sens médiéval du terme, c’est-à-dire affrontement rituel arrangé et souvent décommandé. Tout au plus peut-on y distinguer deux zones : une aile droite, où tournoient les chevaliers, et un centre-gauche dominé par l’affrontement entre le roi et l’empereur, et où les combats se font plus sporadiques. Tandis que frère Guérin, le grand « clerc cavalier » de Philippe Auguste, prend les commandes, les combats de chevaliers s’engagent sur l’aile droite. Le premier engagement est soissonnais : les contingents picards – encore eux ! – dégarnissent les rangs flamands, permettant à Gaucher de Saint-Pol d’y réaliser sa grande percée. Un bref arrêt sur le verbe prosternere utilisé par Guillaume le Breton suggère que l’action du comte de Saint-Pol fit plus chuter des corps que sauter des têtes, et qu’elle fut surtout dévastatrice pour les chevaux flamands. Après trois heures incertaines, pendant lesquelles l’a. nous promène entre les coups pour reconnaître les combattants et les solidarités lignagères, l’avantage français commence à se dessiner. La prise de Ferrand l’accélère : à droite au moins, c’est la déconfiture des forces de la chevalerie flamande. À gauche, l’image est moins nette, en dépit du face-à-face des maisnies impériales et royales. La faute, sans doute, à ces piétons en nombre mais sans nom, qui séparent les deux protagonistes. À peine repère-t-on quelques désistements, comme celui du duc de Louvain, qui comprend qu’il a plus à perdre d’une victoire de Philippe Auguste que d’une défaite impériale. Le vrai coup de théâtre de ce côté-ci, c’est l’entrée en scène si attendue des communes. Discutée dans la remarquable troisième partie consacrée à la formation du « légendier » de Bouvines, leur implication sur le champ de bataille paraît ici fugitive. Hormis la belle oriflamme de Saint-Denis qui les précède mais qu’elles ne portent pas, ces communes se contentent d’élever autour du roi un mur pas si infranchissable que cela puisque des piétons teutons atteignent Philippe Auguste. C’est le xixe s., préoccupé de la réconciliation d’un roi et de son peuple, qui célébrera l’action des milices communales à Bouvines, en redécouvrant le Catalogue des captifs (dans J. Baldwin, avec le concours de Françoise Gasparri, Michel Noirtier, Elisabeth Lalou (éd.), Les registres de Philippe Auguste, t. 1, Paris, Imprimerie nationale, 1992, p. 561-566). Comme le souligne l’a., il ne s’agit pas pour autant aujourd’hui de frapper d’interdit cette légende au motif que l’on a changé de paradigme historique : si lesdites communes n’inspirent à Guillaume le Breton que quelques lignes, c’est peut-être aussi bien un effet de l’occultation des combattants non chevaleresques propre à ce type de récits. Le dramatique désarçonnement de Philippe Auguste renvoie les communes dans l’ombre et relance le récit de bataille. Alors que le roi se relève plus ou moins seul, selon qu’on lise les Gesta ou La Philippide, c’est Otton IV qui est frappé par des chevaliers de la maisnie royale française, et acculé à la fuite. La victoire capétienne se rapproche. On doit encore attendre la prise du traître Renaud de Dammartin, que l’a. signale comme l’un des récits de capture les plus détaillés de la période, et surtout, le « baroud d’honneur » des Brabançons, dans lesquels l’a. invite à voir des « bons sergents à pied », plutôt qu’une bande de mercenaires hors la loi chrétienne. Ceux par qui, chez G. Duby, la guerre de Philippe Auguste entrait dans le sacré perdent leur couleur diabolique. Leur abandon du terrain, en revanche, signe bien la fin de la bataille de Bouvines : moins ample qu’on ne l’a dit, confuse dans son déroulement, mais décisive dans la construction de la mémoire royale et nationale. Car Bouvines a une suite et le récit laisse place à une magistrale enquête historiographique sur la postérité de la bataille. De la glorification du roi de France et de sa chevalerie, aux impertinentes réécritures du xve s., via un instructif détour Outre-Manche où l’on parle beaucoup d’argent et d’infraction du dimanche, le kaléidoscope des mémoires médiévales tourne vite. Il laisse l’image d’une heureuse symbiose entre un roi de France et ses barons et se mêle peu, au final, de distinguer entre les différentes classes de combattants. Il éclaire aussi au passage les grands morceaux narratifs qui guident le troisième bloc de ce Bouvines, consacré à la postérité de la bataille jusqu’aux commémorations du 27 juillet 2014. La scène de la couronne en particulier offre à l’a. un beau fil rouge : la feinte abdication de Philippe Auguste, ôtant sa couronne devant ses barons pour être rechoisi par eux, apparaît d’abord dans les chroniques du Ménestrel de Reims et de Richer de Senones. On la traque de l’autre côté des Alpes ; on la voit, sans trop de surprise, disparaître au temps du Roi-Soleil, puis resurgir quelque 200 p. plus loin dans sa version italienne au xixe s. Brassant un corpus iconographique inédit de cartons et de croquis, l’a. montre comment ladite scène reflète les derniers feux de la monarchie restaurée, prenant tour à tour les couleurs consensuelles de l’orléanisme ou celles, anachroniques, de l’absolutisme de Charles X.
5Mais il ne s’agit pas de passer l’ensemble du légendier de Bouvines à la « moulinette d’une déconstruction implacable ». Le paradigme moderne imposant la déconstruction de l’événement par la mise à nu des filtres textuels et culturels qui en ont orienté la transmission ne laisse pas le lecteur dans une inconfortable impasse historico-textuelle. D’abord parce que lesdits filtres peuvent renseigner sur des réalités médiévales qui gravitent autour de la bataille, dès lors que l’on passe toutes les narrations de Bouvines au même peigne fin. Ainsi, la mise en garde contre la tentation d’ordonner la bataille de manière trop géométrique ne cible-t-elle pas uniquement les réécritures nourries d’une pensée stratégique d’État-major. Elle est un des pièges des textes des chroniqueurs médiévaux qui, férus de modèles antiques, ont pu mettre au carré des armées médiévales bien plus brouillonnes dans la réalité. Ensuite, et surtout, parce que la grande force de ce Bouvines est de refuser le piège de l’indétermination. Une fois passé en revue l’ensemble des conditionnements sociaux, culturels, idéologiques, à l’œuvre dans la réécriture des grandes scènes de Bouvines, l’a. tranche. Il est donc douteux qu’il y ait eu un plan de régicide concerté contre Philippe Auguste : une analyse risques-bénéfices à la médiévale laisse transparaître ce que ledit plan avait de surréaliste. Mais il est certain que les rangs capétiens étaient plus homogènes que ceux de la coalition, et que Philippe Auguste, lui, est bien tombé de cheval, même si l’on n’est pas très sûr de la main qui l’a relevé. La reconstitution de Bouvines reste organisée par la volonté de « savoir comment les choses se sont passées », et c’est pourquoi on ne se demande pas, comme J. Le Goff doutant de l’existence de son Saint Louis, si Bouvines a vraiment eu lieu. En réalité, et l’on terminera par là, l’a. construit une méthodologie exemplaire d’étude de bataille, dont on souhaite qu’elle fasse des émules. Elle comporte, à notre sens, deux volets : la reprise des questions directrices de l’historiographie de la guerre, et la contextualisation minutieuse de chacun des protagonistes, textes et autres référents historiques. Le premier inscrit au cœur de l’étude de la bataille la question du caractère décisif de Bouvines, de la possibilité d’une lecture tactique de la journée, ou encore des effectifs, avec des variations – par exemple, il ne s’agit pas seulement de compter des groupes d’hommes d’armes, mais encore de savoir qui est vraiment engagé, et donc qui on compte vraiment. Quant au second volet, il illustre l’importance d’une connaissance fine du milieu social, politique et culturel dans lesquels évoluaient les hommes du passé pour comprendre leurs faits et gestes malgré le filtre des textes et du temps. Il est la démonstration qu’une érudition, qu’on qualifie trop souvent de « positiviste », a encore de beaux jours devant elle, et qu’on peut déconstruire affabulations médiévales et légendier moderne sans pour autant déchirer le tissu des sociétés du passé.
Pour citer cet article
Référence papier
Amicie Pélissié du Rausas, « Dominique Barthélemy, La Bataille de Bouvines. Histoire et légendes », Cahiers de civilisation médiévale, 245 | 2019, 79-82.
Référence électronique
Amicie Pélissié du Rausas, « Dominique Barthélemy, La Bataille de Bouvines. Histoire et légendes », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 245 | 2019, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/1618 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.1618
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