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Comptes rendus

Ciaran Arthur, “Charms”, Liturgies and Secret Rites in Early Medieval England

Julien Véronèse
p. 77-79
Référence(s) :

Ciaran Arthur, “Charms”, Liturgies and Secret Rites in Early Medieval England, Woodbridge, Boydell Press (Anglo-Saxon Studies, 32), 2018.

Texte intégral

1Les charmes (carmen, voire incantatio en latin), qui sont de courts textes-recettes fonctionnant le plus souvent ex opere operato grâce au pouvoir de la parole ou du chant, ont depuis longtemps attiré l’attention des médiévistes, en particulier pour ce qui concerne le domaine anglo-saxon, documenté par un nombre notable de manuscrits aux xe-xiie s. De Felix Grendon en 1909 à Godfrid Storms en 1948, l’essentiel du corpus est bien connu et édité, et il a suscité d’importants travaux, tels ceux de George Grattan et Charles Singer (Anglo-Saxon Magic and Medicine, Londres/New York, Oxford University Press, 1952). Pour autant, comme le montre Ciaran Arthur, la collecte des charmes et leur édition séparée a fait quelque peu perdre de vue le contexte dans lequel ils ont été copiés, conservés et sans doute utilisés, ce qui a nourri l’idée bien ancrée depuis le xixe s. au moins, que cette littérature était avant tout le reliquat de pratiques païennes en partie acculturées la christianisation venue. Sans qu’il faille exclure totalement la part des apports anciens, C. Arthur montre, dans la lignée entre autres de Karen Jolly, qu’il convient d’avoir une vision moins univoque – en partie fondée sur les interdits répétés de l’Église médiévale autour de la notion de « superstition » –, et que le galdor (l’équivalent de carmen en vieil anglais) appartient de plain-pied à la culture liturgique de l’Angleterre des xe-xie s. (avant la conquête normande). La séparation entre « magie » et « liturgie » apparaît ainsi singulièrement affaiblie, ce que l’on peut constater du reste pour d’autres paroles performatives au Moyen Âge, telle par exemple celle d’exorcisme ou de conjuration des démons aux xive et xve s. L’interprétation de C. Arthur est certes assez radicale, mais, au vu des exemples choisis, elle emporte globalement l’adhésion. Parmi une bibliographie très complète, passée en revue en introduction, on s’étonnera toutefois que les travaux remarquables d’Anne Berthoin-Mathieu (Prescriptions magiques anglaises du xe au xiie s. Étude structurale, Paris, Association des médiévistes anglicistes de l’Enseignement supérieur, 1996, 2 vol.) n’aient pas été mobilisés alors même qu’ils font office, par leur perspective et par leur ampleur, de précurseurs en étudiant de manière extrêmement fine et systématique les différentes formes et parties de cette parole efficace, et notamment les marqueurs culturels de l’appartenance chrétienne.

2Une première partie, constituée de deux chapitres, a pour objet de contextualiser la notion de galdor (pl. galdru) dans l’Angleterre pré-normande et d’en montrer la variété des usages. Le chap. 1 (« Kill or Cure: Anglo-Saxon Understandings of Galdor ») établit que le lexique et ses dérivés ont une pluralité de sens qui renvoient globalement à un univers que l’on peut qualifier de magique, avec toute l’ambivalence que cela implique en termes d’effets attendus, de la mort ou de l’envoûtement à la guérison. Du reste, les circonstances principales dans lesquelles galdor apparaît est celles des condamnations ecclésiastiques, dans un contexte de réforme ecclésiastique, preuve que la performance vocale à laquelle il renvoyait suscitait la crainte des autorités, ou que celles-ci en faisaient la marque d’une croyance ou d’une pratique ritualisée illégitime, voire concurrente, de fait diabolisée. Dans ces conditions, le terme ne définit toutefois pas une catégorie générique bien déterminée, et il figure toujours parmi d’autres pratiques d’influence condamnables, sans que l’on puisse en connaître la teneur précise (p. 62). Dès lors, la traduction systématique de galdor par « charme » est beaucoup trop réductrice. Par ailleurs, comme le souligne C. Arthur, il y a un certain nombre d’occurrences où galdor renvoie à une forme de connaissance et de sagesse chrétienne fondée en Dieu (p. 24), parfois proche de la prophétie, voire à une parole liturgique performative liée le cas échéant au mystère eucharistique. C’est le cas par exemple dans le livre d’Exeter (ms. Exeter, Cathedral Library, 3501), ou dans le livre de Verceil (ms. Vercelli, Bibl. Capitolare, CXVII), tous deux copiés dans la seconde moitié du xe s. (p. 26-44). La plasticité et l’équivocité du terme sont donc manifestes et il ne saurait renvoyer exclusivement à un contexte marqué par le paganisme ou l’hétérodoxie (p. 62). De fait, le chap. 2 (« By the Power Vested in Me: Galdor in Authorised Rituals ») étudie un petit corpus de 12 rituels où le galdor, récité ou écrit, renvoie à une performance de type liturgique à l’évidence licite (à finalité essentiellement curative), dont rendent compte des manuscrits copiés dans des monastères associés à la réforme bénédictine (p. 65). Ces rituels de guérison empruntent massivement aux formes liturgiques classiques, mais ils usent également volontiers d’une écriture secrète ou cryptée qui renvoie du reste à un imaginaire linguistique partagé parmi l’élite ecclésiastique du temps, comme l’a. le souligne plus loin. Parmi eux, on peut citer à titre d’exemple ceux conservés dans le ms. Londres, BL, Royal 12 D. XVII, de la seconde moitié du xe s. Y figure par exemple un rituel contre la fièvre (p. 70-72) qui s’ouvre par l’invocation des quatre évangélistes, se poursuit par la récitation de formules latines inspirées des psaumes et use de formules dénuées de signification évidente du fait de l’usage mêlé de caractères latins, grecs et de runes ; ou encore un rituel contre le poison, qui fait usage du signe de croix et de l’Évangile de Jean (p. 73), dont les premiers versets, on peut le signaler en passant, ont une fonction exorcistique bien attestée par ailleurs, notamment dans les rituels d’exorcisme de dépossession. À l’évidence ces rituels ne pouvaient être mis en œuvre que par des prêtres qui savaient comment les lire (voire les décrypter) et les mettre en œuvre (p. 78). Est-on dès lors encore dans la magie et dans l’hétérodoxie ?

3Ces cas passés en revue, une deuxième partie constituée de deux chapitres s’attache à approfondir les rapports entre le galdor et la liturgie chrétienne, notamment le chap. 3 (« Ita missa est: The Liturgical Nature of “Charms” »), qui reprend les sources précitées et d’autres de manière transversale. Non seulement les « charmes » peuvent user abondamment de la liturgie, mais ils peuvent également être conservés dans des codices de nature principalement liturgique, ce qui montre qu’ils étaient à l’évidence considérés comme des pièces appartenant à la même catégorie, sans distinction véritable (p. 101-102 et 132). L’a. insiste à ce sujet : « I argue that some, if not all, of the rituals that have been traditionnally categorised as “charms” are better considered as liturgical texts that are part of this ecclesiastical culture of diversity, innovation, and experimentation » (p. 103) ; « indeed, there is no evidence to suggest that Anglo-Saxon scribes distinguished between what we traditionnally call “liturgy” and “charms” » (p. 132). Les « charmes » pour guérir évoqués au chap. 2 sont par exemple à rapprocher des ordines pour visiter les malades ou les mourants et ils étaient sans doute en partie conservés pour servir dans les infirmeries monastiques. D’autres, environ une dizaine, entretiennent des liens avec la tradition de l’exorcisme (des choses ou des possédés), dont on retrouve certaines formules pour expulser le démon ou le mal (p. 112-113 ; on peut à ce titre renvoyer à l’ouvrage de Peter Dendle, Demon Possession in Anglo-Saxon England, Kalamazoo, Western Michigan University, 2014). On peut noter que la mention des différentes parties du corps « de capite ad calcem » dans un charme médical (p. 104-105) se retrouve dans la tradition continentale du Pontifical romano-germanique, qui recueille les formulaires d’exorcisme des sacramentaires carolingiens. Quant aux charmes contre la stérilité, ils mettent par exemple en avant des modèles comme la Vierge ou sainte Élisabeth. Le cas du « charme » particulièrement intéressant pour gagner la faveur d’un grand ou du roi, cité dans le ms. Londres, BL, Cotton Caligula A. XV, dans lequel les parties latines font référence aux psaumes (p. 120-128). Tous ces rituels sont « saturés de liturgie » (p. 133). Le chap. 4 (« Crops and Robbers: A Case Study in the Vitellius Psalter ») étudie le cas d’un manuscrit dans lequel « lesdits charmes » sont conservés dans une collection liturgique, à savoir le ms. Londres, BL, Cotton Vitellius E. XVIII, de la seconde moitié du xie s. Ce manuscrit endommagé lors d’un incendie contient, pour l’essentiel, un psautier latin glosé en vieil anglais, mais aussi, entre autres, un calendrier et des tables de comput (pour la Pâque) et un exercice de cryptographie. Les rituels, très courts, sont copiés sur deux feuillets par le scribe (fol. 15v-16r), entre la partie calendaire et le psautier. Ils consistent, pour l’essentiel, à protéger les ruches et les abeilles des voleurs, symboles de la communauté monastique dont on connaît la nécessité pour la production du miel et de la cire, à identifier celui qui a volé, et à protéger ou guérir le bétail. La part de la liturgie chrétienne et notamment des psaumes y est très forte (voir par exemple p. 150-151), de même que le goût pour les écritures secrètes ou cryptées, faisant écho à l’exercice de cryptographie du fol. 16v. Les mots ou les formules inintelligibles, qui mêlent parfois alphabets latins, grecs et runes, mots latins, irlandais ou anglais, ne sont donc pas seulement le fruit d’un long processus de dégradation lié au travail de copie d’un matériau qui aurait été d’emblée en partie démotivé sur le plan linguistique, voire le fruit d’une imagination aussi irrationnelle que fertile propre à la culture magique, mais ils relèvent sans doute, du moins en partie, d’une stratégie volontaire d’occultation d’un savoir réservé à une élite d’initiés formés dans les écoles monastiques ou cathédrales. Ce goût pour les écritures secrètes, dont témoigne le modèle de cryptographie du fol. 16v, est en effet à replacer dans un contexte plus large, ce à quoi s’attache le chap. 5 (« In the Beginning Was the Letter: The Cosmological Power of “Gibberish” »), qui constitue à lui seul la troisième et dernière partie de l’ouvrage. Il montre que si les « charmes » sont un terrain d’expression tout trouvé pour cet art de la dissimulation, ils n’en ont pour autant pas l’exclusivité. L’apparent non-sens linguistique n’est donc pas en tant que tel un signe distinctif absolu de la littérature des charmes et par là même de la magie, comme on le suppose trop rapidement parfois, même si la présence d’onomata barbara est un invariant en contexte magique depuis l’Antiquité. Comme pour la liturgie, ces pratiques d’écriture renvoient à un univers commun – celui d’une création et d’une révélation cryptées par son auteur – qui fait sens au sein de l’élite cléricale anglaise du temps. Le langage, de la phrase à la lettre, n’est jamais neutre et sa puissance manifeste doit être encadrée, voire en partie cachée, surtout lorsqu’elle mobilise les arcanes divins et la liturgie de l’Église. À l’obscurité du Verbe divin, sur laquelle s’échinent les exégètes, renverrait ainsi cette obscurité des galdra et des formules qui les constituent, dans une volonté d’imitation (p. 191), voire de reconstruction d’un langage primordial plus efficace pour communiquer avec la sphère céleste (p. 207). L’usage de caractères hébreux, grecs et latins est fondé sur la dignité particulière attribuée traditionnellement aux langues sapientielles, sans que l’usage du vernaculaire, dans un contexte de réforme et d’approfondissement de la christianisation, ne soit disqualifié, au contraire (p. 213), comme le montrent par exemple le De arte grammatica Anglice et les homélies du contemporain Ælfric (p. 202-203). Si ces questions touchant à la philosophie du langage et à l’imaginaire linguistique, qui relativisent ici le caractère exotique voire païen traditionnellement associé aux « mots magiques » en les inscrivant dans la culture savante chrétienne de saint Jérôme à Byrhtferth de Ramsey, l’un des disciples d’Abbon de Fleury, sont particulièrement intéressantes, on aurait pu souhaiter que certains travaux d’Irène Rosier-Catach et de Benoît Grévin, très en pointe sur ces questions, soient utilement mobilisés.

4C. Arthur appelle donc à un changement de perspective de l’historiographie sur ce qu’il appelle les so-called charms, un terme dont l’emploi est devenu quasi impropre au sein des exemples mobilisés (d’où les guillemets dans le titre). Si la perspective est stimulante et d’un intérêt manifeste, il n’est toutefois pas certain qu’elle soit généralisable, tant certains charmes ou brevets, il est vrai assez rares, sont avares de toute référence religieuse et relève davantage de l’exercice poétique. Par ailleurs, évacuer l’idée qu’il ait pu y avoir en partie une forme d’acculturation de savoirs plus anciens par une forme de pénétration de la liturgie chrétienne pose malgré tout question, notamment lorsque l’on se réfère, à titre de comparaison, à la réception des traditions magiques orientales en Occident à partir du xiie s., où l’on voit, par différents exemples, à quel point les processus de réécriture et d’adaptation à la norme chrétienne sont profonds. Le livre de C. Arthur pousse en tout cas à la réflexion, et ce n’est pas le moindre de ses mérites.

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Pour citer cet article

Référence papier

Julien Véronèse, « Ciaran Arthur, “Charms”, Liturgies and Secret Rites in Early Medieval England »Cahiers de civilisation médiévale, 245 | 2019, 77-79.

Référence électronique

Julien Véronèse, « Ciaran Arthur, “Charms”, Liturgies and Secret Rites in Early Medieval England »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 245 | 2019, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/1615 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.1615

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Auteur

Julien Véronèse

EA 4710 – PolenUniversité d'Orléans

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