Uta Kleine. — Gesta, Fama, Scripta. Rheinische Mirakel des Hochmittelalters zwischen Geschichtsdeutung, Erzählung und sozialer Praxis
Uta Kleine, Gesta, Fama, Scripta. Rheinische Mirakel des Hochmittelalters zwischen Geschichtsdeutung, Erzählung und sozialer Praxi. Stuttgart, Steiner, 2007, xvi-481 pp.,2 ill., 2 tabl., 3 plans, 6 cartes (Beiträge zur Hagiographie, 7).
Texte intégral
1Depuis 2000, sous la conduite de D. R. Bauer, K. Herbers, V. Honemann et H. Röckelein, la collection des « contributions à l’étude de l’hagiographie » s’enrichit patiemment et s’affirme comme la collection de référence pour la compréhension en termes historiques des textes hagiographiques. Les publications se partagent entre entreprises collectives thématiques (sur le miracle, l’espace sacré et la liturgie, sainteté et sacralité) et thèses universitaires, sans nuire à la profonde unité de la collection, résumée toute entière dans le titre-manifeste de la première parution, « L’hagiographie dans son contexte. Une analyse historique est-elle possible ? Comment la mener ? » (Hagiographie im Kontext. Wirkungsweisen und Möglishkeit historischer Auswertung, dir. D. Bauer et K. Herbers, 2000).
2Un autre facteur de cohérence cependant, plus discret, réunit les neuf ouvrages déjà parus : les AA. s’attachent à montrer qu’il faut prendre en compte l’espace où l’hagiographie est écrite, moins cette fois comme contexte explicatif que comme résultat de l’hagiographie elle-même. Chaque Vita, chaque Translatio – c’est la conviction apparente des directeur – contribue à définir l’identité d’un lieu, la structure d’une région, d’une façon si efficace qu’elles peuvent participer à l’établissement d’un pouvoir politique (voir Patriotische Heilige, 2007). Les monographies portent donc régulièrement sur des espaces restreints, le sud de la France (A. Krüger, Südfranzösische Lokalheilige zwischen Kirche, Dynastie und Stadt, 2002), le nord de la province ecclésiastique de Reims (Ch. Mériaux, Gallia irradiata, 2006), certains monastères francs (Ch. Zwanzig, 2010).
3Une si longue introduction sur l’esprit de cette collection n’est pas inutile pour comprendre la portée du travail d’U. Kleine, dont on pourrait gloser le titre comme suit : « Les faits et gestes des saints, leur impact sur la société et leur transmission orale, leurs mises par écrit plurielles. Le miracle dans la région du Rhin au haut Moyen Âge : combiner l’interprétation historique, narrative et sociale des événements et des textes ». S’y retrouve le désir d’étudier des textes hagiographiques dans un espace très précis, en l’occurrence Cologne et ses abords immédiats, l’abbaye de Brauweiler et celle de Vilich, composés entre le xie et la première moitié du xiiie s. Surtout, l’A. s’interroge sur les évolutions que connaît cette société rhénane entre le moment où elle est témoin de l’action miraculeuse d’un saint (gesta), le moment où elle s’en souvient et en parle (fama) et le moment où une petite élite choisit de les mettre par écrit (scripta). C’est la question historique par excellence, l’étude précise du passage de l’événement à la mémoire, puis de la mémoire au récit historique qu’elle envisage.
4Six textes ou ensembles de textes sont étudiés successivement, les Miracles de saint Héribert archevêque de Cologne († 1021), écrits par Lampert de Deutz avant 1050, la Vie de sainte Adelheid/Adalheidis († av. 1021), première abbesse de Vilich et abbesse choisie pour Sainte-Marie du Capitole par l’archevêque Héribert, composée par Berta de Vilich (v. 1020-1057), la Vie de saint Anno, archevêque de Cologne († 1075) écrite à sa mort dans sa fondation monastique du Michaelsberg (Siegburg), le récit de fondation de l’abbaye de Brauweiler (Fundatio monasterii Brunwilarensis et miracula s. Nicolai Brunwilarensis) composé vers 1077-1085, les Libelli miraculorum qui conservent, toujours à Saint-Michel de Siegburg, le souvenir des miracles d’Anno de Cologne entre 1183 et 1187, enfin les Miracles de saint Engelbert, archevêque de Cologne assassiné en 1225, tels que les a notés Césaire de Heisterbach avant sa mort vers 1250 dans ses Huit Livres de miracles.
5À défaut d’une unité de genre, c’est bien l’unité sociale que permet l’homogénéité géographique qui intéresse U. Kleine : les saints concernés appartiennent tous à la plus haute aristocratie d’Empire, comme c’est le cas des deux fondateurs de Brauweiler, le comte palatin Ezzo et son épouse Mathilde, princesse ottonienne, ou de son abbé Wolfhelm – on n’hésite pas ici à inclure le grand saint Nicolas dont le culte parvient dans le diocèse de Cologne sous l’influence directe de l’impératrice Théophanô – ; c’est un culte impérial avant d’être un culte populaire. Les auteurs de leurs gesta sont tous des bénédictins du diocèse de Cologne, qui écrivent depuis des abbayes de fondation aristocratique, comme Vilich, fondation du comte Mégingoz et de sa femme Gerberge où Berta, auteur de la vie de l’abbesse Adelheid, est aussi la sœur du saint abbé de Brauweiler Wolfhelm… Les bénéficiaires des miracles eux-mêmes viennent de la région la plus proche (voir par ex. les lieux d’origine des miraculés de saint Heribert en annexe p. 426), trait qui s’atténue cependant avec l’œuvre de Césaire et le xiiie s. (voir la carte 8.2 p. 438 sur l’origine des personnes citées par les miracles de saint Engelbert).
6Le choix des sources est donc justifié car cohérent avec le but poursuivi, l’écriture d’une histoire sociale du miracle. Il reste que la présentation des mêmes sources n’est pas très commode à suivre faute d’avoir indiqué le numéro correspondant dans la Bibliotheca hagiographica latina ; cela peut paraître un détail, mais à propos d’Héribert par ex., il n’est pas indifférent de savoir si l’A. commente la Vita BHL 3827 ou 3828, les Miracles BHL 3829 ou la synthèse des deux, BHL 3830 ; de même, U. Kleine traite « la » Vita d’Anno, mais la BHL en connaît au moins trois, BHL 507, 508 et 509, pour s’en tenir aux textes en prose ; etc. De fait, l’A. est peu sensible aux problèmes de la tradition manuscrite et part des éditions disponibles.
7Pour chacun de ces dossiers, U. Kleine propose une synthèse à jour sur le contexte de composition, en conservant le sens de la nuance et de la prudence ; elle invite par ex. à rechercher, plutôt que la canonique causa scribendi, « un faisceau de causes », « ein Ursachenbündel » (p. 81) ou de multiples causae (p. 129).
8Dans le cas de l’œuvre de Lampert de Deutz par ex., pour laquelle elle tire le meilleur profit de l’édition récente de B. Vogel (2001, MGH in usum scholarum, 73), elle met en garde contre une vision utilitariste du texte hagiographique : la Vie d’Héribert est peut-être bien utile pour démontrer la supériorité de Cologne sur Mayence, elle ne peut pas pour autant de façon mécanique être l’argument rédigé ad hoc à l’occasion de la visite du pape Léon IX dans la métropole rhénane pour obtenir la confirmation des privilèges colonais en 1052 (contra S. Coué, voir ici surtout p. 79-80).
9De la Vie d’Adelheid, on a déjà dit qu’elle était le « mémoire de fin d’étude » de Berta au moment où elle acheva sa formation à Vilich (ici p. 147-148) : c’est bien peu une œuvre de commande et plutôt le témoignage plein d’affection de Berta pour l’abbesse qui l’a accueillie et formée. Mais c’est aussi un moyen de garder la mémoire de la famille à l’origine de ce Familienkloster au moment où l’on ne sait pas très bien situer Mathilde, troisième abbesse, dans la généalogie des fondateurs, et une façon de réclamer à l’archevêque Anno, dédicataire de l’œuvre, son patronage en vue d’une canonisation, et le résultat d’une stratégie toute personnelle de Berta pour faire valoir sa maîtrise du latin auprès de l’archevêque, etc.
10Pour les autres textes en fait, U. Kleine se range à des conclusions plus univoques : la Vie d’Anno est un plaidoyer en faveur de la réforme monastique dans le cadre des débuts de la réforme grégorienne ; le récit de fondation de Brauweiler s’en inspire ; Césaire compose une compilation hagiographique conforme aux exigences nouvelles des cisterciens. Le plus réussi dans ces présentations est l’attention minutieuse au temps long du développement du culte : certes, il y a un moment où vient le temps de l’écriture ; mais ce temps est préparé par un long déploiement inventif de gestes, de paroles, d’attitudes cultuelles, que le texte final ne pourra pas épuiser.
11Je ne sais pas si j’aurais pour ma part osé mêler comme le fait U. Kleine l’étude de recueils de miracles proprement dits (Miracula) et des miracles que contiennent des textes plus narratifs (Vitae), tant il est manifeste que ces deux catégories sont éloignées en termes de publics, de méthodes d’écriture, d’usages. L’A. cependant a prévenu la critique avec beaucoup de clarté : le choix des miracles et pas des Miracula comme supports de l’étude est justifié dans deux longs chapitres introductifs qui traduisent une maîtrise de la bibliographie et des problématiques récentes (p. 1-68).
12U. Kleine rappelle ce que le miracle représente pour les hommes du Moyen Âge, qui ne sont ni plus crédules ni plus naïfs que nos contemporains. Même en le limitant aux guérisons exceptionnelles, qui ne le résument pas, il révèle peut-être des attitudes existentielles personnelles – fatalisme, résignation, peurs, espoirs – que les médiévistes du premier xxe s. ont relevées avec une certaine condescendance. Mais le miracle est avant tout au Moyen Âge un indice de convictions collectives et philosophiques : qu’est-ce qu’un groupe, urbain notamment, va tenir pour un miracle ? Ce n’est en définitive ni la rareté de l’événement, ni son absence de causes matérielles, qui définit le miracle, mais sa capacité à être un signe, un révélateur. Le miracle en effet, qui provoque à la fois étonnement et stupeur, admiration et crainte, est le premier lieu d’un nécessaire discernement théologique pour déterminer ce qui dans le monde dépend de l’action directe de Dieu ou des lois de la nature, puis pour exprimer ce que le fait visible signifie spirituellement. Le miracle est donc d’emblée un problème d’exégèse et l’écriture des Miracula le transcrit immédiatement, qui utilise d’une façon qui paraît spontanée les catégories exégétiques comme structures : il y a un événement, qu’il faut consigner selon son sens historique, puis son interprétation allégorique – toujours intertextuelle puisqu’il s’agit surtout de montrer que le miracle a un précédent biblique – tropologique ou morale, et anagogique ou eschatologique.
13Jouer sur la différence entre fama et scripta se révèle alors particulièrement opérant, puisqu’il y a une différence sensible entre ce qu’une collectivité retient avec émotion et ce qu’un homme consigne avec recul. U. Kleine dénonce ici avec une vraie subtilité l’illusion qui consisterait à penser que l’écriture des miracles poursuit un but publicitaire : les auteurs ne cherchent pas à attirer de nouveaux pèlerins – c’est plutôt le rôle de la fama – mais à commémorer l’action de Dieu, présente et passée, comme dans la liturgie. Elle conserve néanmoins le terme de « propagande » (comme ici p. 263-265 à propos du culte d’Anno dans le contexte de sa canonisation en 1183).
14Les Miracles sont donc le lieu privilégié d’une étude de la logique qui conduit une société à l’écriture, et les miracles ici sont pris comme des « faits sociaux » comme l’A. le redit en conclusion (p. 421) plus que religieux. L’expression indique avec quelles précautions U. Kleine aborde le problème, c’est-à-dire sans négliger que les miracles sont aussi des mises en scène où une société règle les places relatives du clergé et des laïcs, des humbles et des puissants, en opérant, après le discernement théologique, un tri qui relève davantage de la politique.
15Enfin, l’A. sait bien que le filtre placé entre la mémoire collective (fama) et la mise par écrit (scripta) n’est pas le seul biais apporté à la transmission des miracles : la réputation elle-même est le résultat d’une opération de sélection entre les souvenirs autorisés et les souvenirs tus, qui traduit la maîtrise que la société rhénane avait des normes de sainteté véhiculées par l’écrit. Il n’existe pas de mémoire brute ou de souvenirs naïfs, plus objectifs que les gesta écrits. Parce que la réputation est collectée dans le cadre d’enquêtes, préludes à des procès de canonisation, elle est déjà orientée. Les miraculés qui demandent à telle communauté bénédictine de mettre par écrit ce qu’ils ont ressenti dans leur chair à proximité des reliques de tel ou tel saint savent déjà exprimer leurs émotions avec les mots qui conviennent à la situation.
16La publication de la thèse d’U. Kleine met à notre disposition une synthèse éclairante, moins sur les techniques d’écriture de l’hagiographie colonaise en définitive, que sur ce problème historique décisif de la transformation de l’expérience en témoignage, du témoignage en mémoire collective, de la mémoire en texte.
Pour citer cet article
Référence papier
Marie-Céline Isaïa, « Uta Kleine. — Gesta, Fama, Scripta. Rheinische Mirakel des Hochmittelalters zwischen Geschichtsdeutung, Erzählung und sozialer Praxis », Cahiers de civilisation médiévale, 218 | 2012, 193-195.
Référence électronique
Marie-Céline Isaïa, « Uta Kleine. — Gesta, Fama, Scripta. Rheinische Mirakel des Hochmittelalters zwischen Geschichtsdeutung, Erzählung und sozialer Praxis », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 218 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/12435 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.12435
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