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Nécrologies

Jacques Stiennon (1920-2012)

Philippe George
p. 333-335

Texte intégral

1Ancien collaborateur de notre revue, Jacques Stiennon s’est éteint discrètement, le 5 mai dernier, à la suite de graves ennuis de santé. Professeur émérite de l’université de Liège, il était un peu devenu la mémoire du département des sciences historiques : il connaissait, pour les avoir eus comme élèves, tous les enseignants en fonction, et s’intéressait aux recherches des plus jeunes diplômés. Jusqu’en 2006, on le croisait en rue au centre-ville, se dirigeant, d’un pas de sénateur, vers son petit bureau de la bibliothèque, près de la salle des Manuscrits, bureau qu’il avait baptisé « Cellule de chartreux », placée sous le patronage de sainte Wiborade, patronne des bibliothécaires, comme il aimait à le rappeler avec le sourire : cellule souvent animée des ébats d’un poisson rouge en bocal (il était né un premier avril et cela se savait !).

  • 1 Jacques Stiennon, Étude sur le chartrier et le domaine de l’abbaye de Saint-Jacques de Liège (1015- (...)
  • 2 Id., L’écriture diplomatique dans le diocèse de Liège du xie au milieu du xiiie siècle. Reflet d’un (...)
  • 3 Id., Paléographie du Moyen Âge, Paris, A. Colin, 1973.
  • 4 Id., L’écriture, Turnhout, Brepols, 1995 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 72).

2Est-ce son prénom qui lui avait donné l’idée de se lancer à l’assaut de l’histoire de la puissante abbaye bénédictine liégeoise homonyme, dont il étudia le domaine pour son mémoire de licence en histoire, première marche sur l’escalier de sa carrière, suivi par sa thèse qui développait le sujet1, et enfin par l’agrégation de l’Enseignement supérieur – chose rare à l’époque en Belgique – qui l’amena à la paléographie2. De 1957 à 1985, il fut le titulaire du cours de paléographie à Liège, et publia un manuel, de réputation internationale, de nombreuses fois réédité3, et, à la suite, un fascicule de la Typologie des sources du Moyen Âge occidental sur L’écriture4. Il créa le premier cours de codicologie à l’ULg en 1972.

  • 5 Id. et Rita Lejeune, La légende de Roland dans l’art du Moyen Âge, Bruxelles, Arcada, 1966 ; Eid., (...)
  • 6 La Wallonie. Le Pays et les hommes, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1977-1981.
  • 7 Suzanne Collon-Gevaert, Jean Lejeune et Jacques Stiennon, Art roman dans la vallée de la Meuse aux (...)

3J. Stiennon était un chercheur interdisciplinaire avant la lettre. Historien médiéviste de formation, bibliothécaire, ses compétences multiples lui valurent d’être nommé professeur à l’université de Liège dans les sections d’histoire et d’histoire de l’art et d’archéologie. Ami fidèle de Rita Lejeune, il avait été conduit par elle à la littérature médiévale. Avec elle, il publia, en 1966, deux forts volumes sur La légende de Roland dans l’art du Moyen Âge (traduits), et, au passage, dans notre revue, « Le denier de Charlemagne au nom de Roland »5. Avec elle, il ne se cantonna pas qu’au Moyen Âge, dirigeant, de 1977 à 1981, une encyclopédie des terres wallonnes, sous le titre de La Wallonie. Le Pays et les hommes6. Avec Suzanne Collon-Gevaert et Jean Lejeune, il étudia l’art mosan7. Cheville ouvrière de la brillante exposition internationale Rhin-Meuse du côté belge (1972), il inaugura un cours d’histoire de l’art mosan à l’université de Liège et aussi à l’Institut supérieur d’histoire de l’art et d’archéologie de Bruxelles. Enfin, il jeta également les bases de l’archéologie industrielle à Liège.

  • 8 Histoire de Liège, éd. J. Stiennon, Toulouse, Privat, 1991.

4J. Stiennon était passionné par la vie de la cité liégeoise, sans doute entraîné par J. Lejeune, historien et échevin de l’urbanisme, malgré leurs divergences. Plus tard, il n’hésita pas à prendre la défense du chantier de fouilles au cœur de la ville, la place Saint-Lambert, lieu de l’assassinat du saint évêque et siège de l’ancienne cathédrale, à l’origine de la fortune historique de Liège. C’est bien là son principal trait de caractère : J. Stiennon était liégeois dans l’âme, avec les grands et les petits côtés de notre caractère « principautaire ». En 1991, il publia une Histoire de Liège8, et que dire des nombreux catalogues d’expositions locales auxquelles il participa : celle sur Wibald de Stavelot, en 1982, fut sans doute l’une des plus exaltantes pour un médiéviste de sa qualité, puisque revenaient à Stavelot pendant le temps d’une exposition les trésors dispersés du monastère ardennais. Il ne faut pas non plus oublier combien il s’est enthousiasmé pour la découverte exceptionnelle, en 1977, du sarcophage de Chrodoara à Amay-sur-Meuse.

  • 9 Clio et son regard. Mélanges d’histoire, d’histoire de l’art et d’archéologie offerts à Jacques Sti (...)

5S’il était venu relativement tard à l’enseignement universitaire, en fonction des circonstances, et à l’histoire de l’art alors qu’il était historien de formation, il représentait la symbiose idéale des différentes disciplines, convaincu qu’une seule ne peut primer sur l’autre, et que chacune apporte son expérience. Pas de clivage scientifique chez lui : il était aussi bien à l’aise aux archives que dans les musées, dans les écritures anciennes que dans les toiles de maîtres, dans les imprimés que dans les gravures. Les nombreuses présidences qu’il exerça au cours de sa vie attestent de sa grande compétence et de sa disponibilité. Les Mélanges qui lui furent offerts en 1982, à l’occasion de ses 25 ans d’enseignement à l’université de Liège, rassemblent ainsi des contributions de savants européens qui lui rendirent hommage9.

  • 10 J. Stiennon, « Cluny et Saint-Trond au xiie siècle », dans Anciens pays et assemblées d’États, t. V (...)

6L’histoire monastique le passionna par tous ses aspects. Au hasard, dans la multitude des contributions, on citera : « Cluny et Saint-Trond au xiie siècle », « Hézélon de Liège, architecte de Cluny III » ; « Quelques réflexions sur les moines et la création artistique dans l’occident du Haut Moyen Âge (viiie-xie siècle) » ; « À la table de Thierry Ier, abbé de Saint-Hubert (1055-1086) »10 et sa participation active en 1968 au millénaire de l’autre abbaye bénédictine liégeoise Saint-Laurent.

7Saint-Jacques de Liège, par ses fondations en Pologne, l’avait mis en contact avec ce pays, alors à l’Est, avec les difficultés de contact à surmonter à l’époque pour organiser conférences ou colloques11. Saint-Jacques l’interpella aussi dans ses contacts, avec ce bel article sur « Le voyage des Liégeois à Saint-Jacques de Compostelle en 1056 »12, premier pèlerinage compostellien connu au Nord des Alpes (réimprimé en 1999, comme plusieurs articles mentionnés ci-dessous). Outre les Bénédictins, les Chartreux tiennent une place privilégiée dans sa bibliographie avec les nombreux articles qu’il consacrés à la chartreuse de Liège, dont il rédigea la notice, fort complète, dans le Monasticon Belge (1955, p. 489-526). Quant à la Rochefort 10°, qu’il aimait beaucoup, était-ce un souvenir de recherches sur les Cisterciens ? ! Et que dire des Croisiers, des Templiers, ou des Prémontrés avec la bible de Floreffe ?

  • 13 J. Stiennon, « Histoire et archéologie. Du Conflent au pays mosan en 1050, de Liège à Saint-Michel (...)

8Le Sud l’a bien sûr attiré. Il fut boursier de l’Institut historique belge de Rome dès 1949. Sans exhaustivité, on mentionnera : « Histoire et archéologie. Du Conflent au pays mosan en 1050[…] », « Moines et chanoines du pays mosan et du Conflent au xisiècle. Contribution à l’étude des mentalités médiévales » ; « Une description peu connue de l’Aquitaine par Hériger de Lobbes († 1007) », « Routes et courants de culture. Le rouleau mortuaire de Guifred, comte de Cerdagne, moine de Saint-Martin du Canigou († 1049) » ; « Studio critico sopra un’iscrizione dell’Abbazia di Santa Scolastica a Subiaco » ; « Examen paléographique des inscriptions de l’archivolte arthurienne de Modène », et, pour notre revue, avec Rita Lejeune, « La légende arthurienne dans la sculpture de la cathédrale de Modène »13.

  • 14 J. Stiennon, « Quelques aspects du bestiaire mosan au Moyen Âge, dans la littérature, l’histoire et (...)

9Membre de l’Académie royale de Belgique (classe des lettres), il aimait sortir des sentiers battus. C’est aussi là un autre trait de son caractère : la variété des sujets et des thématiques traitées. Même s’il traça de profonds sillons en histoire médiévale, en paléographie, en histoire monastique, en histoire de l’art mosan, à côté il avait des divertissements avec des sujets comme « Quelques aspects du bestiaire mosan au Moyen Âge, dans la littérature, l’histoire et la miniature » ; « Les autoportraits de Jean de Stavelot, moine de Saint-Laurent de Liège », ou plus lestes, sujets qu’il affectionnait aussi, « Bethsabée au bain » ou « À propos de La chaste Suzanne de Lorenzo Lotto »14. Pareilles pirouettes nécessitent l’assimilation d’une bibliographie adéquate et toujours beaucoup de culture et de curiosité.

  • 15 J. Stiennon, Un Moyen Âge pluriel [recueil d’articles], Liège, Séminaire d’histoire du Moyen Âge, 1 (...)

10L’originalité de la recherche et l’« imagination scientifique » le distinguaient de beaucoup, trop souvent enfermés dans leur tour d’ivoire, et c’est justement ces chemins de traverse qui lui apportaient quelque fois des informations qu’il recoupait, venant d’autres disciplines ou venant de dossiers si différents que l’on n’aurait jamais cru pouvoir y faire une découverte. Le volume de réimpression de certains de ses articles, que nous lui avons offert en 199915, était construit sur trois axes principaux, que nous avions choisis avec lui : des arts et des techniques, des femmes, des clercs et des moines.

  • 16 Voir en ligne son œuvre sur le site de l’association des écrivains belges de langue grecque [consul (...)

11Voilà un bref coup d’œil, nous voudrions plutôt écrire, un clin d’œil à J. Stiennon : une carrière bien remplie, un homme avide de savoir et d’apprendre, des articles dans d’excellentes revues, une plume facile dans le meilleur sens du terme, un humour et… l’autodérision caractéristique du médiéviste, une courtoisie que l’on qualifierait aujourd’hui de « Vieille France », le tout avec le sourire. Mais, il était aussi poète : les nombreux recueils de poésies qu’il édita jusqu’à la fin de sa vie, en témoignent16 : ils le libéraient sans doute du monde trop cruel qu’il avait connu.

12J. Stiennon était un savant et un érudit qui aura marqué plusieurs générations de scientifiques. Ses recherches, alimentées par un esprit curieux et imaginatif, ont fait progresser la science historique. Il laissera une trace dans l’historiographie : n’est-ce pas le but ultime de tout historien ?

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Notes

1 Jacques Stiennon, Étude sur le chartrier et le domaine de l’abbaye de Saint-Jacques de Liège (1015-1209), Paris/Liège, Belles Lettres, 1951.

2 Id., L’écriture diplomatique dans le diocèse de Liège du xie au milieu du xiiie siècle. Reflet d’une civilisation, Paris, Belles Lettres, 1960.

3 Id., Paléographie du Moyen Âge, Paris, A. Colin, 1973.

4 Id., L’écriture, Turnhout, Brepols, 1995 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 72).

5 Id. et Rita Lejeune, La légende de Roland dans l’art du Moyen Âge, Bruxelles, Arcada, 1966 ; Eid., « Le denier de Charlemagne au nom de Roland », Cahiers de civilisation médiévale [désormais CCM], 3/1, 1960, p. 87-95.

6 La Wallonie. Le Pays et les hommes, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1977-1981.

7 Suzanne Collon-Gevaert, Jean Lejeune et Jacques Stiennon, Art roman dans la vallée de la Meuse aux xie et xiie siècles, éd. Bruxelles, Arcade, 1962. L’ouvrage a en outre connu plusieurs traductions.

8 Histoire de Liège, éd. J. Stiennon, Toulouse, Privat, 1991.

9 Clio et son regard. Mélanges d’histoire, d’histoire de l’art et d’archéologie offerts à Jacques Stiennon..., éd. R. Lejeune et J. Deckers, Liège, Mardaga, 1982.

10 J. Stiennon, « Cluny et Saint-Trond au xiie siècle », dans Anciens pays et assemblées d’États, t. VIII, Louvain, Nauwelarts, 1955, p. 55-88 ; Id., « Hézélon de Liège, architecte de Cluny III », dans Mélanges René Crozet, Poitiers, CESCM, 1966, p. 345-358 ; Id., « Quelques réflexions sur les moines et la création artistique dans l’occident du Haut Moyen Âge (viiie-xisiècle) », Revue bénédictine, 103, 1993, p. 153-168 ; Id., « À la table de Thierry Ier, abbé de Saint-Hubert (1055-1086) », Saint-Hubert d’Ardenne. Cahiers d’histoire, 8, 1991, p. 275-284.

11 J. Stiennon, « La Pologne et le pays mosan au Moyen Âge », CCM, 4/4, 1961, p. 457-473.

12 J. Stiennon, « Le voyage des Liégeois à Saint-Jacques de Compostelle en 1056 », dans Mélanges Félix Rousseau. Études sur l’histoire du pays mosan au Moyen Âge, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1958.

13 J. Stiennon, « Histoire et archéologie. Du Conflent au pays mosan en 1050, de Liège à Saint-Michel de Cuxa en 1970. Une tradition séculaire de relations intellectuelles », Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 2, 1971, p. 67-75 ; Id., « Moines et chanoines du pays mosan et du Conflent au xie siècle. Contribution à l’étude des mentalités médiévales » Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 3, 1972, p. 131-146 ; Id., « Routes et courants de culture. Le rouleau mortuaire de Guifred, comte de Cerdagne, moine de Saint-Martin du Canigou († 1049) », Annales du midi, 72, 1960, p. 273-286 ; 76, 1964, p. 305-314 ; Id., « Studio critico sopra un’iscrizione dell’Abbazia di Santa Scolastica a Subiaco », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 65, 1953, p. 93-102 ; Id., « Examen paléographique des inscriptions de l’archivolte arthurienne de Modène », Bibliographical Bulletin of the International Arthurian Society, 15, 1963, p. 134-135 ; Id. et R. Lejeune, « La légende arthurienne dans la sculpture de la cathédrale de Modène », 6/3, 1963, p. 281-296.

14 J. Stiennon, « Quelques aspects du bestiaire mosan au Moyen Âge, dans la littérature, l’histoire et la miniature », Bulletin de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques (Belgique), ve s., 75, 1989, p. 255-278 ; id., « Les autoportraits de Jean de Stavelot, moine de Saint-Laurent de Liège », Revue bénédictine, 94, 1984, p. 401-409 ; Id., « Bethsabée au bain », Peinture vivante, 6, 1968 ; Id., « À propos de La chaste Suzanne de Lorenzo Lotto », Art&Fact, 15, 1996.

15 J. Stiennon, Un Moyen Âge pluriel [recueil d’articles], Liège, Séminaire d’histoire du Moyen Âge, 1999.

16 Voir en ligne son œuvre sur le site de l’association des écrivains belges de langue grecque [consulté le 11 juillet 2012. Lien mis à jour le 1er juillet 2013, mais le site ne contient plus les textes mentionnés].

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe George, « Jacques Stiennon (1920-2012) »Cahiers de civilisation médiévale, 219 | 2012, 333-335.

Référence électronique

Philippe George, « Jacques Stiennon (1920-2012) »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 219 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/12044 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.12044

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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