Navigation – Plan du site

AccueilNuméros220Dissimulation et sensualité sur u...

Dissimulation et sensualité sur une pyxide d’Al-Andalus

Dissimulation and Sensuality on a Pyxis in Al-Andalus
Doron Bauer
Traduction de Jean-Charles Khalifa
p. 405-416

Résumés

Le présent article est consacré à un poème inscrit sur une pyxide andalousienne du xe s. (aujourd’hui conservée à l’Hispanic Society of America). Comportant des descriptions et des métaphores du registre de la sensorialité, il met en œuvre un langage qui ressortit à l’univers de la qasida – une forme classique de poésie lyrique arabe. Si les descriptions et métaphores sensuelles semblent se référer à la pyxide elle-même, une étude plus approfondie révèle des références subtilement dissimulées à une femme aimée. Bien plus, les particularités du portrait sensuel de l’aimée associées au décor végétal luxuriant de la pyxide évoquent à la fois les jardins terrestres et le Paradis.

Haut de page

Texte intégral

Le spectacle que j’offre est celui des plus belles, le ferme sein d’une délicate demoiselle La Beauté m’a dotée de fiers atours, de joyaux tout déployés Je suis réceptacle pour musc, camphre et ambre gris.

Introduction

  • 1 Ernst Kühnel, Die islamischen Elfenbeinskulpturen, VIII.-XIII. Jahrhundert, Berlin, Deutscher Verla (...)

1Au musée new-yorkais de l’Hispanic Society of America, on trouve une pyxide d’ivoire [fig. 1 a-b] appartenant à une famille bien répertoriée d’objets en ivoire, essentiellement des coffrets et des pyxides, tous gravés en Al-Andalus aux xe et xie siècles. Sa hauteur est d’environ 16,5 cm et son diamètre à la base d’environ 10 cm. Tout autour du bord du couvercle court une inscription en arabe, en écriture Kufi, contenant le court poème cité en ouverture, dont voici le texte arabe1 :

نهد خود لم يكسر

منظري احسن منظر

حلة تزها بجوهر

خلع الحسن علي

ولكمفور وعنبر

فانا ظرف المسك

2Contrairement à d’autres ivoires produits en Al-Andalus, cette pyxide n’est pas datée. Il est cependant possible de lui donner une date approximative par comparaison formelle. Le coffret de Fitero [fig. 2], ainsi nommé en référence à la ville éponyme de Navarre où il est aujourd’hui conservé au monastère Santa Maria la Real, présente de très fortes ressemblances stylistiques avec la pyxide, par exemple les fleurs à quatre pétales à la base, la façon dont la tige se dédouble au-dessus de ces fleurs et le style de l’écriture Kufi. Le « coffret de Fitero » porte lui aussi une inscription que nous traduisons ci-dessous :

  • 2 E. Kühnel, Die islamischen Elfenbeinskulpturen (op. cit. n. 1), no 23.

Au nom de Dieu. Dieu bénisse et accorde bonheur, prospérité, joie et grâce à la bien-aimée Walada [peut-être Subh]. De ce qui a été fabriqué à Madinat al-Zahra en l’an 355 [966 ap. J.-C.]. Œuvre de Khalaf2.

3La signature d’un artisan nommé Khalaf est également gravée sur la pyxide de New York. Ces traits formels communs et l’identité du nom du fabricant semblent bien indiquer des contextes comparables pour les deux objets. On peut donc conclure que la pyxide date probablement à peu près de la même époque – autour de 966 – et que sa provenance est aussi Madinat al-Zahra.

Fig. 1a. — Pyxide, vue de face, The Hispanic Society of America. (Cliché The Hispanic Society of America, New York.)

Fig. 1a. — Pyxide, vue de face, The Hispanic Society of America. (Cliché The Hispanic Society of America, New York.)

Fig. 1b. — Pyxide, vue de dos, The Hispanic Society of America. (Cliché The Hispanic Society of America, New York.)

Fig. 1b. — Pyxide, vue de dos, The Hispanic Society of America. (Cliché The Hispanic Society of America, New York.)

Fig. 2. — Coffret de Fitero, monastère Santa Maria la Real. (Cliché Album/Art Resource, New York.)

Fig. 2. — Coffret de Fitero, monastère Santa Maria la Real. (Cliché Album/Art Resource, New York.)

Fig. 3. — Pyxide d’al-Mughira, musée du Louvre. (Cliché Réunion des musées nationaux/Art Resource, New York.)

Fig. 3. — Pyxide d’al-Mughira, musée du Louvre. (Cliché Réunion des musées nationaux/Art Resource, New York.)
  • 3 Francisco Prado-Vilar, « Circular Visions of Fertility and Punishment : Caliphal Ivory Caskets from (...)
  • 4 Sophie Makariou, « Quelques réflexions sur les objets au nom de ‘Abd al-Malik ibn al-Mansur », Arch (...)

4Les objets d’ivoire d’Al-Andalus comportant des décors figuratifs ont fait l’objet de nombreuses études universitaires. Francisco Prado-Vilar a proposé une hypothèse audacieuse : les figures humaines représentées sur la pyxide d’al-Mughira [fig. 3] constituent en réalité un message politique subtilement codé pour mettre en garde al-Mughira, frère du calife régnant al-Hakam II, contre les dangers de se mêler des luttes de succession3. Sophie Makariou, de son côté, interprète les changements d’attributs physiques des représentations figuratives des œuvres d’art produites à l’époque des Amirides, tel le coffret de Pampelune, comme faisant partie d’un plan bien orchestré pour usurper le pouvoir des califes Omeyyades4.

5Néanmoins, la plupart de ces ivoires ne comportent aucune représentation humaine. On doit à Renata Holod la seule hypothèse sérieuse posant l’existence de deux types distincts d’éléments décoratifs, qu’ils soient figuratifs ou non, parmi les ivoires venant d’Al-Andalus. Selon elle, le décor figuratif était privilégié lorsque le destinataire de l’objet était un homme. C’est ainsi que la pyxide d’al-Mughira, celle de Ziyad ibn Aflah et le coffret de Pampelune ont été fabriqués respectivement pour al-Mughira (fils du calife Abd al-Rahman III), le préfet de police Ziyad ibn Aflah et Abd Al-Malik (fils d’Al-Mansur). Tous ces personnages occupant de très hautes fonctions politiques, il était logique que les décors de leurs ivoires soient figuratifs afin de faire passer certains messages politiques. En revanche, pour tous les ivoires au décor non-figuratif sur lesquels apparaît le nom du destinataire, ce dernier est toujours une destinatrice.

  • 5 E. Kühnel, Die islamischen Elfenbeinskulpturen (op. cit. n. 1), n24 a défendu que « Walada », men (...)
  • 6 Renata Holod, « Game Box of the Daughter of Abd al-Rahman III », dans Al-Andalus : The Art of Islam (...)

6« Toujours », en l’occurrence, signifie précisément « deux fois », puisqu’on ne trouve de références qu’à deux femmes, même si elles sont citées à de multiples reprises, sur ces ivoires. La première est la fille du calife Abd al-Rahman III, et la seconde est Subh, l’épouse favorite du calife al-Hakam II5. R. Holod fait l’hypothèse dans la suite de son étude que, les femmes en Al-Andalus étant tenues éloignées des sphères publiques et politiques, il était inutile d’orner leurs ivoires de représentations figuratives communicant des messages politiques. C’étaient alors des décors végétaux qui étaient choisis pour ces objets destinés aux femmes, peut-être en allusion à leur fertilité et à leur rôle dans la naissance et l’éducation des enfants6.

  • 7 The Art of Medieval Spain, A.D. 500-1200, New York, Metropolitan Museum of Art, 1993, n9, p. 208- (...)

7Pour séduisante que soit l’hypothèse, elle soulève deux sérieux problèmes. Tout d’abord, si nous ne nous limitons pas aux objets en ivoire, il existe des œuvres d’art, produites à la même époque et destinées à des hommes, dont le décor est pourtant végétal et non figuratif. Un exemple caractéristique illustrant ce cas de figure est le coffret métallique fabriqué en 976 pour le calife Hisham II et aujourd’hui conservé à Gérone7. Par conséquent, il semble impossible d’associer le décor végétal uniquement au féminin. Second problème, cette idée selon laquelle les femmes étaient tenues à l’écart des sphères publique et politique est peut-être fondée sur des postulats anachroniques, voire orientalistes, à propos des rôles masculins/ féminins dans l’Espagne islamique. Une étude attentive des vestiges archéologiques d’Al-Andalus révèle que des femmes, certes en petit nombre, ont bien joué un rôle actif dans la vie publique et politique à l’époque califale. Une dalle de marbre, aujourd’hui scellée dans un mur de l’église Santa Cruz de Ecija près de Séville, commémore la construction d’une fontaine à l’initiative de Subh, l’épouse favorite du calife al-Hakam II :

  • 8 Évariste Levi-Provençal, Inscriptions arabes d’Espagne, Leyde, Brill, 1931, p. 37 ; Juan A. Souto, (...)

… A ordonné la construction de cette fontaine, la dame [Subh] – qu’Allah l’illustre ! – la « validé », la mère de l’émir des croyants al-Mu’aiyad bi ’illah Hisam, fils d’al-Hakam – qu’Allah prolonge sa durée ! – dans l’espoir d’une belle récompense d’Allah et d’une magnifique rétribution. Et [cette fontaine] fut terminée avec l’aide d’Allah et son assistance, sous la direction de son protégé, le préfet de police et le kadi de la population du district d’Ecija, Carmona et dépendances, Ahmad, fils de ‘Abd Allah, fils de Musa, et cela au mois de ‘rabi II de l’année 367 (16 novembre-14 décembre 977)8.

  • 9 Voir par exemple F. Prado-Vilar, « Circular Visions… » (art. cit. n. 3), p. 30.

8De plus, des sources textuelles accordent à Subh un rôle important dans les intrigues politiques si caractéristiques de la cour, notamment après la mort de al-Hakam II9. Dans ces conditions, et si nous gardons à l’esprit que plusieurs objets en ivoire, tous dépourvus de figures humaines, ont été fabriquées pour Subh, l’argument selon lequel les ornements végétaux n’apparaissent que dans des contextes d’où le politique est absent paraît devoir être sérieusement remis en cause.

9Mon ambition dans le présent article est de dépasser les dichotomies homme/femme, figuratif/végétal, politique/domestique qui ont sous-tendu jusqu’ici les interprétations savantes des ivoires de l’Espagne islamique, et de tenter une nouvelle lecture de la pyxide de New York, sur la base d’une étude approfondie de son décor et de ses inscriptions. Je commencerai, pour ce faire, par une exploration de la poétique même du texte gravé, et de toute la gamme des associations pouvant naître de ses métaphores.

Ligne 1

10Le poème commence par poser la primauté du visuel dans la perception même de l’objet : « Le spectacle que j’offre ». C’est là une invitation au regard, à l’observation, à la vision. Très vite cependant, une métaphore intervient, qui va détourner le lecteur du visuel : « le ferme sein d’une délicate demoiselle ». Et de fait, si nous regardons attentivement le couvercle de la pyxide, nous constatons que l’analogie entre cette dernière et une ferme poitrine est avant tout visuelle ou formelle, la partie supérieure de la pyxide évoquant effectivement la forme d’un sein. Ce type de métaphore, cependant, est également courant dans le canon poétique arabe ancien, où il était clair qu’il renvoyait également à des impressions sensuelles autres que visuelles.

11Les vers suivants sont extraits de l’un des poèmes arabes les plus connus de la période pré-islamique, la qasida de ‘Amr ibn Kulthum († 584) :

  • 10 Trad. inspirée de celle de Pierre Larcher, Les Mu’allaqât : les sept poèmes préislamiques, Paris, F (...)

Elle te laisse voir, quand tu la surprends, seule
Et qu’elle est à l’abri des yeux des gens haineux,
Les deux bras d’une blanche chamelonne au long col
À la robe racée, qui n’a jamais porté,
Un sein comme un coffret, taillé dans l’ivoire, tendre
Chastement protégé des doigts audacieux,
Les deux versants d’un dos, doux, svelte et allongé,
À la croupe charnue, et parties contiguës10.

12Cette analogie entre le sein de la bien-aimée et un coffre d’ivoire est fondée sur la similarité entre la couleur et la texture de l’ivoire et celles de la peau humaine, et plus encore sur le fait que les deux sont objets de convoitise et par conséquent à protéger de « doigts audacieux ».

13On doit au savant et érudit Ibn al-Kattani (951-1029) une anthologie de comparaisons à partir d’un corpus de toute la poésie composée en Al-Andalus. Le fait qu’il travaillait à Cordoue à peu près à la même époque que celle de la fabrication de notre pyxide fait de lui une source de choix pour la compréhension de la poétique de l’inscription. Son livre est divisé en chapitres, chacun explorant les métaphores relatives à un thème particulier. Dans celui intitulé « seins », al-Kattani cite les extraits suivants :

  • 11 Al-Kattani, Kitab al-tashbihat min ash’ar ahl al-Andalus, éd. Iḥsan Abbas, Beyrouth, Dar al-Shuruq (...)

Nous courions, timides gazelles, de deux espèces, beautés aux yeux sombres et clairs.
Aux seins resplendissants, raffinés comme des coffrets d’ivoire, et aux hanches étroites.
(Gazelles) à la démarche chaloupée, sur laquelle les fines branches se penchent sous les lunes11.

14Une fois encore, le poète compare les seins à des boîtes d’ivoire, la seule différence étant que, en l’occurrence, la métaphore porte sur les traits partagés de raffinement et de délicatesse.

  • 12 Voir aussi Cynthia Robinson, Medieval Andalusian Courtly Culture in the Mediterranean : Hadith Baya (...)

15Dans le même chapitre de l’ouvrage d’al-Kattani, on trouve pas moins de six autres exemples de métaphores utilisées pour la description des seins. Dans ceux-là, ce ne sont pas à des boîtes d’ivoire qu’ils sont comparés, mais, selon le cas, à des pommes ou des grenades12.

  • 13 Al-Kattani, Kitab al-tashbihat (éd. cit. n. 11) ; cf. trad all. Dichterische Vergleiche… (op. cit. (...)

[Elle] est gazelle, brillante comme la pleine lune dans la nuit.
La main de la nature l’a faite si belle qu’elle l’a rendue libre de toute association avec elle [la nature].
Ses seins sont embellis par les plus délicieuses des grenades, aux pointes semblables à des fers de lance13.

16Par conséquent, pour un lecteur versé en poésie, comme l’étaient ces membres de l’élite du califat pour lesquels étaient fabriqués des objets tels que notre pyxide, la métaphore de la pyxide-sein de l’inscription ne pouvait que transcender le visuel. Elle était associée à des impressions sensitives, gustatives et olfactives activées par les métaphores de la pomme-sein et de la grenade-sein. Et l’adjectif « ferme », qui dans l’inscription modifie le nom « sein », va lui aussi connoter ces associations non visuelles.

17Il est intéressant de noter que la « direction » de la métaphore du sein dans le poème figurant sur la pyxide est à ma connaissance tout à fait unique dans la poésie arabe ancienne. C’est la pyxide d’ivoire qui est comparée à un sein de femme, alors que classiquement, c’est le sein qui se voit comparé à un objet d’ivoire. À cet égard, le prototype même du texte où un objet d’ivoire devient une femme désirée est bien évidemment l’histoire de Pygmalion :

  • 14 Ovide, Métamorphoses, X, v. 282-283, éd. et trad. Georges Lafaye, Paris, Belles Lettres, 1955, p. 1 (...)

De nouveau il […] approche sa bouche, tandis que ses mains tâtent la poitrine :
à ce contact, l’ivoire s’attendrit, il perd sa dureté14.

18Compte tenu de l’origine espagnole de la pyxide et de l’existence à l’époque de sa fabrication, à Cordoue, de la légendaire bibliothèque du Calife al-Hakam II, il est tentant de hasarder l’hypothèse qu’une source latine comme la légende de Pygmalion aurait pu influencer, même très indirectement, cet aspect particulier de la métaphore du sein dans le poème figurant sur la pyxide.

Ligne 2

19Le vers suivant du poème est : « La Beauté m’a dotée de fiers atours, de joyaux tout déployés ». Cette ligne convoque avant tout une image visuelle, un « déploiement », pour reprendre le vocabulaire du poète, de vêtements et joyaux splendides. Cependant, dans les poèmes d’Al-Andalus, les joyaux évoquent aussi le cliquètement produit par les mouvements de la personne qui les porte. Voici un exemple :

  • 15 Henri Pérès, La poésie andalouse en arabe classique au xie siècle : ses aspects généraux, ses princ (...)

En la pressant contre toi et en l’embrassant, tandis que ses bijoux feront entendre entre vous une chanson aussi douce que celle des oiseaux qui se répondent au lever de l’aurore15.

Ligne 3

  • 16 Anya King, « The Importance of Imported Aromatics in Arabic Culture : Illustrations from Pre-Islami (...)
  • 17 ibn Gulgul, Die Ergänzung Ibn Gulgul’s zur Materia medica des Dioskurides, éd. et trad. all. Albert (...)
  • 18 A. King, « Imported Aromatics… » (art. cit. n. 16), p. 175.

20Le dernier vers de l’inscription est : « Je suis réceptacle pour musc, camphre et ambre gris ». Musc, camphre et ambre gris étaient trois des cinq principales substances aromatiques dans le monde arabophone au début du Moyen Âge (les deux autres étant le safran et l’aloès)16. Tous étaient importés d’Orient, ce qui en faisait des produits de luxe associés à l’aristocratie. Le musc venait des glandes du cervidé appelé « porte-musc » ; le camphre, de l’arbre à camphre (Dryobalanops aromatica) ; et l’ambre gris est une concrétion intestinale du cachalot. En raison de leurs senteurs si caractéristiques, le musc, le camphre et l’ambre gris étaient des ingrédients majeurs des parfums de haut de gamme. Ils étaient également connus pour leurs propriétés médicinales. Le camphre, par exemple, était réputé guérir « fièvre et inflammation aiguë du foie »17. Quant au musc, il était considéré comme aphrodisiaque18.

21Musc et camphre sont mentionnés dans le Coran dans des contextes de description des plaisirs promis au Paradis. En ces lieux, ils sont ajoutés aux breuvages pour être consommés par voie orale :

  • 19 Le Coran, trad. Denise Masson, Paris, Gallimard, 1967 (Bibliothèque de la Pléiade, 190), p. 732 et (...)

Les hommes purs boiront à une coupe dont le mélange sera de camphre,
Les serviteurs de Dieu boiront à des sources que nous ferons jaillir en abondance (Coran 76, 5-6).
On leur donnera à boire un vin rare, cacheté
par un cachet de musc – ceux qui le désirent peuvent le convoiter (Coran 83, 25-27)19.

  • 20 Al-Kindi, Kitab kimiya al-itr wattas idat : Buch über die Chemie des Parfüms und die Destillationen(...)
  • 21 Anya King, The Musk Trade and the Near East in the Early Medieval Period, thèse PhD [dactyl.], Indi (...)

22Au seul vu de l’inscription sur la pyxide, on peut être amené à conclure que ces substances étaient soit conservées séparées dans le réceptacle, soit que seule une substance à la fois y était conservée. Et pour- tant, des traités cosmétiques comme le Livre des parfums, de la chimie et de la distillation d’al-Kindi, ou encore la dix-neuvième partie de l’encyclopédie médicale d’Aboulcassis (Abu Al-Qasim) – considérée comme le tout premier traité cosmétique connu rédigé en Al-Andalus, et plus ou moins contemporaine de notre pyxide – révèlent que dans leur usage le plus courant, le musc, le camphre et l’ambre gris entraient dans la composition de la ghaliya et du suk20. La ghaliya était un onguent considéré comme « le plus important des parfums à base de musc des débuts du Moyen Âge ». Quant au suk, c’était un parfum composé, également « d’usage très courant dans d’autres préparations aromatiques »21. Voici une recette de ghaliya trouvée dans un des documents de Geniza :

  • 22 Trad. fr. d’après ibid., p. 56-57.

Prendre dix mithqals de musc et piler soigneusement, et trois mithqals et un tiers d’ambre gris bleu bien gras, que l’on façonnera en petites boulettes ; on les assouplira à l’aide d’un peu d’huile de ben. S’il se trouve des becs ou griffes à l’intérieur, disposez-les sur un morceau de lin. Puis versez le musc par dessus, rajoutez de l’huile selon la quantité voulue, battez bien le tout, et versez dans un récipient d’or ou de verre. Lorsque l’été arrive et que l’on souhaite faire fondre l’ambre gris pour faire la ghaliya, il faut prendre un peu de glace ou de neige et le disposer sous le récipient à ghaliya avec l’ambre gris fondu pour le rafraîchir. Puis, ajouter du musc et bien remuer. Si le musc est ajouté alors que l’ambre gris est chaud, il va brûler sous la chaleur de l’ambre gris. Si le musc n’est pas assez fort, il faut mettre seulement deux mithqals et demi d’ambre gris pour dix mithqals de musc. Trop d’ambre gris étouffera le musc. Si quelqu’un est dominé par l’humeur humide et a une forte inclina- tion pour le parfum de l’ambre gris, il faut mettre un demi-mithqal d’ambre gris pour un mithqal de musc. Si l’on a besoin de ghaliya traitée au camphre, il suffit de prendre la quantité de ghaliya nécessaire et la frotter avec un peu de camphre avant utilisation. Si le camphre demeure quelques jours sur la ghaliya, cette dernière va se gâter. La meilleure proportion est un mithqal et demi de camphre additionné à dix mithqals de ghaliya22.

  • 23 Cette hypothèse apporte un éclairage nouveau au cas d’un objet similaire – la pyxide de Braga – con (...)

23Selon un certain nombre de sources textuelles, dont cette recette, ces produits chers et très recherchés de l’industrie cosmétique étaient conservés dans des récipients hermétiquement fermés faits de verre, d’argent ou d’or, et non dans des récipients en ivoire. Par conséquent, on peut faire l’hypothèse assez vraisemblable que, à l’intérieur de la pyxide se trouvait un autre récipient en verre, en argent ou en or qui contenait le produit cosmétique23.

  • 24 Ibn Gulgul, Die Ergänzung Ibn Gulgul’s zur Materia medica des Dioskurides (op. cit. n. 17).
  • 25 Sami Hamarneh, « The Rise of Professional Pharmacy in Islam », Medical History, 6, 1962, p. 62.

24Le xe siècle vit l’apogée du musc, du camphre et de l’ambre gris dans l’Espagne musulmane. C’est à cette époque qu’Ibn Gulgul (944-994), le célèbre médecin andalou, écrit un supplément à la Materia medica de Dioscoride où figurent les premières définitions répertoriées pour ces substances aromatiques, apparemment inconnues à la période classique24. La célèbre pharmacie de Madinat al-Zahra, khizanat al-adwiya, est établie dans ces années-là25. Et c’est probablement là, à proximité de l’atelier où notre pyxide fut gravée, que le produit cosmétique qu’elle contenait était préparé.

25Pour résumer notre analyse du langage poétique de l’inscription sur la pyxide, ce court poème va convoquer, très rapidement et avec très peu de mots, une imagerie sensorielle d’une grande densité. « Ferme sein », « fiers atours », « joyaux tout déployés », « musc, camphre et ambre gris », et leurs associations secondaires respectives, vont s’unir pour évoquer de fortes sensations visuelles, olfactives, gustatives et tactiles. On peut même rajouter une dimension auditive, l’inscription étant probablement destinée à être lue à haute voix.

Bien-aimée

  • 26 Par ex. Doris Behrens-Abouseif, Beauty in Arabic Culture, Princeton, M. Wiener, 1998, p. 130.

26Traditionnellement, les spécialistes considèrent que le poème, comme d’autres inscriptions du même genre en Al-Andalus écrites à la première personne, donne la parole à l’objet-même26. C’est la pyxide, en d’autres termes, qui s’adresse à nous par ces vers et nous parle de ses propres qualités : le « je » du texte renvoie à la pyxide. Je voudrais montrer cependant que la référence est ici, et délibérément, plus ambiguë.

27Voici une autre inscription gravée sur une autre pyxide, toujours dans l’Espagne musulmane, mais cette fois au xiiie siècle :

  • 27 Al-Andalus. The Art of Islamic Spain (op. cit. n. 6), no 52.

La vérité est en moi comme le contenu d’une pyxide
Et la fidélité, disent-ils, est ma part de la vie.
Jamais je n’ai trahi cette confiance [en moi].
Ainsi mon nom s’est-il élevé, de sorte que seuls les grands je sers27.

28Là encore, on peut comprendre le poème comme une personnification de la pyxide. Mais on peut également l’interpréter comme parlant du possesseur de l’objet. Nous pouvons sans peine envisager que cette pyxide était un cadeau fait à un haut fonctionnaire en récompense de ses bons et loyaux services. Ce fonctionnaire était « fidèle », gardait les secrets comme une pyxide, n’a jamais « trahi la confiance » qui lui était faite, et par voie de conséquence, son « nom s’est élevé, de sorte que seuls les grands il sert ». On voit donc possesseur et objet possédé devenir interchangeables, à la fois voix du poème et objet de description. Cette ambiguïté se trouve également confirmée par le fait que c’est le propriétaire, et non la pyxide, qui dit « je » en lisant l’inscription à haute voix.

29Si nous revenons à l’inscription gravée sur la pyxide de la Hispanic Society of America en gardant à l’esprit cette ambiguïté potentielle, alors nous pouvons y discerner une autre voix que celle de la pyxide elle-même : la voix de la propriétaire/destinatrice de l’objet, en toute probabilité une délicate demoiselle aux seins fermes, richement vêtue et couverte de joyaux, et portant des parfums à base de musc, de camphre et d’ambre gris. Si la voix est celle de la pyxide, alors les deux premiers vers doivent être lus métaphoriquement et le dernier littéralement. Si au contraire la voix est celle de la « délicate demoiselle », ce sont les deux premiers vers qui sont à interpréter littéralement et le dernier métaphoriquement. On peut donc dire que cette inscription parle avec deux voix, celle de la pyxide et celle de sa propriétaire.

30On peut toujours, à titre spéculatif, avancer que c’est un prétendant qui a commandé la pyxide pour l’offrir en cadeau à sa bien-aimée. Et c’est ce prétendant qui a recherché délibérément l’ambiguïté, ce qui lui permet du même coup de composer une ode à sa bien-aimée tout en niant par avance toute culpabilité pour une description d’une sensualité un peu trop explicite. Accusé d’être trop vulgaire et trop direct, il pouvait toujours répliquer qu’il ne parlait pas du sein, mais de la pyxide.

31Cette inscription décrit la « délicate demoiselle » qui sans doute possédait la pyxide au moyen d’un réseau dense de métaphores et représentations tournant autour des sens. Les seins vus comme des réceptacles d’ivoire ou, dans une moindre mesure, comme des pommes, sont des métaphores qui puisent dans les expériences sensorielles du regard, du toucher et du goût ; musc, camphre et ambre gris convoquent la dimension olfactive, et dans une moindre mesure gustative. On trouve très souvent des descriptions très similaires d’une jeune femme aimée, descriptions qui se déploient sur un réseau dense de métaphores et de représentations concernant les sens, dans le nasib, la partie initiale de cette forme poétique connue sous le nom de qasida. Citons par exemple cet extrait de la célèbre qasida de ‘Antara (525-608) :

  • 28 Trad. adaptée de celle de P. Larcher, Les Mu’allaqât (op. cit. n. 10), p. 32.

Elle te captive alors d’une candeur aiguë
Douce, où baisers l’on donne, et délicieuse au goût,
Comme si une bouffée de musc sortie de la besace d’un marchand d’épices
Annonçait l’éclat humide de ses dents du fond28.

32Comme celui de l’inscription, ce poème convoque une imagerie érotique ayant trait à la vue, à l’odorat, au goût et au toucher, et ce par un usage des plus économiques et des plus calculés du langage poétique.

  • 29 James T. Monroe, Hispano-Arabic Poetry. A Student Anthology, Berkeley, University of California Pre (...)

33La qasida est un type d’ode monorimée datant de la période pré-islamique et qui se compose de quatre parties. Le nasib est la partie d’ouverture, traditionnellement consacrée à une élégie sur un amour passé. Ces qasidas pré-islamiques étaient très répandues dans toutes les régions arabophones. Cela est encore plus vrai de la compilation canonique de sept qasidas connue sous le nom de Mu’allaqāt, de laquelle ont été extraits les passages précédents de ‘Antara et Ibn Kulthum. De plus, pendant la période du Califat en Espagne, la poésie a connu une phase néoclassique au cours de laquelle la forme de la qasida s’est vue renouvelée29.

34L’origine même de l’inscription gravée sur notre pyxide s’inscrit donc dans cet horizon de la qasida. Dans l’inscription comme dans la qasida, la bien-aimée est décrite en recourant au même lexique des comparaisons érotiques, et par de promptes transitions avec des comparaisons ayant trait aux différents sens. Par conséquent, si la description de la bien-aimée dans notre inscription relève bien de la qasida, peut-être alors une analyse plus poussée de cette dernière peut-elle nous permettre mieux comprendre le décor de la pyxide.

Jardin

  • 30 Michael A. Sells, « Guises of the Ghul : Dissembling Simile and Semantic Overflow in the Classical (...)

35Nous venons de conclure que l’inscription gravée sur notre pyxide est discordante et ambiguë au sens où son référent peut être interprété soit comme l’objet lui-même, soit comme sa destinatrice, la « délicate demoiselle ». Deux caractéristiques de la nasib de la qasida peuvent indiquer qu’elle aussi est construite sur la dissimulation et l’ambiguïté. En premier lieu, la description de la bien-aimée dans la qasida n’est guère efficace en tant que telle. Le poète ne s’attache pas aux traits reconnaissables, ni à l’apparence, à la physionomie globale de sa belle ; il préfère en revanche centrer son propos sur des attributs comme les vêtements, le parfum, le sein, l’intérieur de la bouche, etc. Pour ce faire, il va utiliser une série de métaphores qui vont balayer tout le sensorium à un rythme rapide. Cette description « inadéquate » de la bien-aimée a conduit bien des spécialistes à considérer la qasida, en tant que forme poétique, comme déficiente30. En second lieu, et c’est le plus surprenant, dans beaucoup de qasidas (peut-être même la majorité), la description de la bien-aimée va graduellement se transformer en description d’un jardin ou d’un pré.

36À présent, reprenons et poursuivons la lecture de la qasida de ‘Antara, avec ces deux propriétés à l’esprit : « inadéquation » dans la description de la bien-aimée et transition vers la description d’un jardin ou d’un pré :

  • 31 Trad. adaptée de celle de P. Larcher, Les Mu’allaqât (op. cit. n. 10), p. 32.

Elle te captive alors d’une candeur aiguë
Douce, où baisers l’on donne, et délicieuse au goût,
Comme si une bouffée de musc sortie de la besace d’un marchand d’épices
Annonçait l’éclat humide de ses dents du fond.
[Transition vers la description d’un jardin ou d’un pré]
Ou un jardin nouveau, aux plantes assurées
Par une fine ondée, ne laissant pas de marque,
Inondées de chaque averse, première, et pure,
Et qui laisse une drachme au fond de chaque trou,
Et coulant et ruisselant, et où, chaque soir,
[Oui, chaque soir], l’eau court, continuellement31.

37Le résultat de cette « inadéquation » dans la description de la bien-aimée, et du glissement de cette description vers celle d’un pré, est que le symbolisme de la qasida est nébuleux, et son référent fuyant. La digression vers la description d’un pré est d’une telle longueur qu’il devient difficile d’accepter que cette partie de la qasida parle exclusivement de l’être aimé. Le pré commence à prendre une importance thématique comparable.

38Revenons à présent à la pyxide : en tant qu’objet, elle présente une structure analogue à celle que nous avons mise en évidence dans la qasida. L’inscription contient l’évocation sensuelle d’une « délicate demoiselle » plutôt qu’une description adéquate. Le décor végétal, par ailleurs, évoque un jardin. En d’autres termes, ce que l’on trouve à la fois dans la qasida et dans la pyxide, c’est un mouvement partant de la femme aimée et aboutissant à un jardin ou un pré. Dans le cas de la pyxide, ce mouvement se déclenche par juxtaposition du texte et du décor, tandis que dans la qasida, il reste intérieur au domaine du langage poétique.

39Le dernier vers de la description de la pyxide semble trahir l’intentionnalité sous-jacente à la transition. Si c’est l’objet qui parle, alors le vers (« Je suis réceptacle pour musc, camphre et ambre gris ») est simple- ment une affirmation factuelle, s’opposant aux métaphores filées dans les vers précédents, et donc sans valeur poétique. En tant que fait, ou qu’étiquette, ce vers ne semble donc pas d’une grande utilité, enchâssé qu’il est dans une description poétique et non pas positionné en un lieu plus central et plus visible. Il est également difficile d’imaginer pourquoi il aurait fallu rappeler encore et encore à la propriétaire à quoi sert sa pyxide. Le vers a bien plutôt pour fonction de faire le pont entre les thèmes de la belle et du jardin, facilitant ainsi la transition entre les deux. L’énumération des fragrances va activer la dimension olfactive, anticipant ainsi sur le jardin et ses senteurs. Dans la qasida de ‘Antara, on retrouve également une transition entre la description de la belle et celle du pré, le point de bascule étant donné par le parfum du musc.

Paradis

  • 32 C. Robinson, Medieval Andalusian Courtly Culture (op. cit. n. 12).

40La question à présent est la suivante : pourquoi ce glissement, dans la qasida comme dans le texte gravé sur notre pyxide, de la description de la femme à l’évocation du jardin ? Une réponse vient immédiate- ment à l’esprit : en Al-Andalus, le jardin était une métaphore commune pour une femme désirable. Riyad (« jardin » en arabe) était un nom très répandu pour les filles. L’héroïne de l’histoire d’amour racontée dans le seul manuscrit survivant d’Al-Andalus qui contienne des images d’êtres humains s’appelle Riyad32. En poésie, les jolies femmes étaient fréquemment comparées à des jardins, comme dans les vers suivants d’une qasida de Ibn ‘Ammar :

  • 33 J. T. Monroe, Hispano-Arabic Poetry (op. cit. n. 29), p. 188.

L’aube nous a prodigué son camphre après que la nuit a repris [son] ambre gris,
Et le jardin est comme une douce dame, revêtu par ses fleurs d’une robe multicolore ; orné par la rosée d’un collier de perles33.

  • 34 M. A. Sells, « Guises of the Ghul » (art. cit. n. 30).

41Pourtant, ce jardin peut être bien davantage qu’un jardin « normal ». Selon Michael Sells, la partie nasib de la qasida ne fait usage des métaphores dissimulées de la belle et du jardin que pour mieux signifier, au bout du compte, l’idée d’un mythique jardin sacré perdu, correspondant à l’idée islamique du Paradis34. Le jardin terrestre de la qasida, ainsi en l’occurrence que celui évoqué par notre pyxide, peut également renvoyer au jardin céleste. On peut avancer plusieurs arguments en faveur de cette hypothèse.

42Tout d’abord, la bien-aimée dans la qasida n’est jamais présente, elle s’est enfuie. Et c’est la nostalgie du poète pour elle qui informe le poème. Nostalgie, désir, même un désir aux accents érotiques peuvent former un sentiment religieux dirigé vers Dieu et vers le Paradis où l’on atteint l’union avec Dieu. En second lieu, les poètes auteurs des qasidas, tout comme l’auteur de l’inscription gravée sur la pyxide, parsemaient leurs œuvres de signes et d’indices renvoyant aux descriptions coraniques du Paradis. Par exemple, nous avons déjà noté que le camphre et le musc mentionnés dans l’inscription figurent égale- ment sur la liste des plaisirs paradisiaques promis dans le Livre. Enfin, cet amour et ce désir érotique évoqués par toute cette série de métaphores de la belle et du jardin caractérisent également un autre poème sémitique, bien plus ancien et plus connu, tout au moins dans la culture occidentale : le Cantique des Cantiques.

  • 35 Voir par ex. Francis Landy, « The Song of Songs and the Garden of Eden », Journal of Biblical Liter (...)

43Le Cantique des Cantiques est, en toute probabilité, une juxtaposition de vers disparates et n’a jamais été conçu au départ comme un seul poème cohérent. Et pourtant, par endroits, nous y retrouvons les mêmes propriétés que sur la pyxide et dans les qasidas : une description « inadéquate » de la bien-aimée, une transition vers la description d’un jardin (déclenchée par l’évocation d’une senteur), et une dissimulation de la signification qui renvoie peut-être, tout au moins pour certaines traditions interprétatives, à Dieu et au jardin d’Éden35.

  • 36 La Sainte Bible, trad. Louis Segond (version 1910), rev. et éd. par la Société biblique britannique (...)

Tu me ravis le cœur, ma sœur, ma fiancée,
Tu me ravis le cœur par l’un de tes regards,
Par l’un des colliers de ton cou.
Que de charmes dans ton amour, ma sœur, ma fiancée !
Comme ton amour vaut mieux que le vin,
Et combien tes parfums sont plus suaves que tous les aromates !
Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée ;
Il y a sous ta langue du miel et du lait,
Et l’odeur de tes vêtements est comme l’odeur du Liban.
[Transition vers la description d’un jardin ou d’un pré]
Tu es un jardin fermé, ma sœur, ma fiancée,
Une source fermée, une fontaine scellée.
Tes jets forment un jardin, où sont des grenadiers,
Avec les fruits les plus excellents,
Les troènes avec le nard ;
Le nard et le safran, le roseau aromatique et le cinnamome,
Avec tous les arbres qui donnent l’encens ;
La myrrhe et l’aloès,
Avec tous les principaux aromates ;
Une fontaine des jardins,
Une source d’eaux vives,
Des ruisseaux du Liban (Cantique des Cantiques 4, 9-15)36.

Conclusion

44Ce court poème gravé sur la pyxide, tout autant que le décor de cette dernière, dérivent de la poétique et de la structure de la qasida, forme classique majeure de la poésie arabe qui trouva un nouvel élan en Espagne musulmane au xe siècle. Dans l’inscription comme dans la qasida, on trouve ce qui au premier abord semble bien être une description de la bien-aimée. Cette description s’articule sur un va-et-vient rapide entre représentations et comparaisons visant à capter des expériences sensorielles immédiates et viscérales plutôt que des concepts plus abstraits.

45Une description de ce type remplit plusieurs fonctions majeures. Elle donne le ton principal, sensuel et érotique, de son objet. Elle crée l’ambiguïté sur ce dont il est vraiment question, notamment en se centrant sur les sens du toucher, du goût et de l’odorat, moins aptes à communiquer une image claire d’un tout. C’est cette ambiguïté qui va permettre à la description de la belle de glisser rapidement vers celle du jardin. Dans la qasida, ce glissement passe uniquement par les mots, alors que sur la pyxide, il est également déclenché par le visuel : le décor végétal ornant la surface de l’objet. Le jardin peut être conçu comme un vrai jardin, comme métaphore de la bien-aimée, et également comme représentation symbolique du paradis. Dans ce sens, ce type de description jette un pont entre religieux et profane, deux domaines que bien des historiens de l’art islamique considèrent encore comme mutuellement exclusifs.

Haut de page

Notes

1 Ernst Kühnel, Die islamischen Elfenbeinskulpturen, VIII.-XIII. Jahrhundert, Berlin, Deutscher Verlag für Kunst- wissenschaft, 1971, no 28 ; Werner Caskel, Arabic Inscriptions in the Collection of the Hispanic Society of America, New York, The Hispanic Society of America, 1936, p. 35-36 ; The Ivories of Muslim Spain, éd. K. von Folsach et J. Meyer, Copenhague, David Collection, 2005, no 14. La pyxide est actuellement exposée au Metropolitan Museum of Art (New York). Je souhaiterais remercier le professeur Martin Ehrensvärd de l’université de Copenhague pour avoir lu avec moi cette inscription.

2 E. Kühnel, Die islamischen Elfenbeinskulpturen (op. cit. n. 1), no 23.

3 Francisco Prado-Vilar, « Circular Visions of Fertility and Punishment : Caliphal Ivory Caskets from al-Andalus », Muqarnas, 14, 1997, p. 19-41.

4 Sophie Makariou, « Quelques réflexions sur les objets au nom de ‘Abd al-Malik ibn al-Mansur », Archéologie islamique, 11, 2001, p. 47-60.

5 E. Kühnel, Die islamischen Elfenbeinskulpturen (op. cit. n. 1), n24 a défendu que « Walada », mentionnée sur les ivoires, pouvait être identifiée à Subh, une identification qui depuis a été acceptée par une majorité de spécialistes.

6 Renata Holod, « Game Box of the Daughter of Abd al-Rahman III », dans Al-Andalus : The Art of Islamic Spain, éd. J. D. Dodds, New York, The Metropolitan Museum of Art, 1992, p. 190-191 ; voir aussi F. Prado-Vilar, « Circular Visions… » (art. cit. n. 3), p. 21.

7 The Art of Medieval Spain, A.D. 500-1200, New York, Metropolitan Museum of Art, 1993, n9, p. 208-209.

8 Évariste Levi-Provençal, Inscriptions arabes d’Espagne, Leyde, Brill, 1931, p. 37 ; Juan A. Souto, « Las inscripciones árabes de la Iglesia de Santa Cruz de Écija (Sevilla) : dos documentos emblemáticos del Estado omeya andalusí », Al-Andalus Magreb, 10, 2002-3, p. 215-63.

9 Voir par exemple F. Prado-Vilar, « Circular Visions… » (art. cit. n. 3), p. 30.

10 Trad. inspirée de celle de Pierre Larcher, Les Mu’allaqât : les sept poèmes préislamiques, Paris, Fata Morgana, 2000, p. 88.

11 Al-Kattani, Kitab al-tashbihat min ash’ar ahl al-Andalus, éd. Iḥsan Abbas, Beyrouth, Dar al-Shuruq, 1981 ; cf. trad all. Wilhelm Hoenerbach, Dichterische Vergleiche der Andalus-Araber, Bonn, Orientalischen Seminars der Universität Bonn, 1973, p. 135-136.

12 Voir aussi Cynthia Robinson, Medieval Andalusian Courtly Culture in the Mediterranean : Hadith Bayad wa Riyad, Londres, Routledge, 2007, p. 16.

13 Al-Kattani, Kitab al-tashbihat (éd. cit. n. 11) ; cf. trad all. Dichterische Vergleiche… (op. cit. n. 11), p. 135.

14 Ovide, Métamorphoses, X, v. 282-283, éd. et trad. Georges Lafaye, Paris, Belles Lettres, 1955, p. 131 (le passage sur Pygmalion est aux v. 243-297).

15 Henri Pérès, La poésie andalouse en arabe classique au xie siècle : ses aspects généraux, ses principaux thèmes et sa valeur documentaire, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1953, p. 402.

16 Anya King, « The Importance of Imported Aromatics in Arabic Culture : Illustrations from Pre-Islamic and Early Islamic Poetry », Journal of Near Eastern Studies, 67, 2008, p. 175-189.

17 ibn Gulgul, Die Ergänzung Ibn Gulgul’s zur Materia medica des Dioskurides, éd. et trad. all. Albert Dietrich, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993, p. 48-49.

18 A. King, « Imported Aromatics… » (art. cit. n. 16), p. 175.

19 Le Coran, trad. Denise Masson, Paris, Gallimard, 1967 (Bibliothèque de la Pléiade, 190), p. 732 et 747.

20 Al-Kindi, Kitab kimiya al-itr wattas idat : Buch über die Chemie des Parfüms und die Destillationen, éd. Karl Garbers, Leipzig, Brockhaus, 1948 ; à propose de l’Espagne, voir Sami Hamarneh, « The First Known Independent Treatise on Cosmetics in Spain », Bulletin of the History of Medicine, 39, 1965, p. 309-325.

21 Anya King, The Musk Trade and the Near East in the Early Medieval Period, thèse PhD [dactyl.], Indiana University, 2007, p. 51.

22 Trad. fr. d’après ibid., p. 56-57.

23 Cette hypothèse apporte un éclairage nouveau au cas d’un objet similaire – la pyxide de Braga – converti, après avoir été acquis par des chrétiens, en porte-calice – un récipient contenant un autre récipient.

24 Ibn Gulgul, Die Ergänzung Ibn Gulgul’s zur Materia medica des Dioskurides (op. cit. n. 17).

25 Sami Hamarneh, « The Rise of Professional Pharmacy in Islam », Medical History, 6, 1962, p. 62.

26 Par ex. Doris Behrens-Abouseif, Beauty in Arabic Culture, Princeton, M. Wiener, 1998, p. 130.

27 Al-Andalus. The Art of Islamic Spain (op. cit. n. 6), no 52.

28 Trad. adaptée de celle de P. Larcher, Les Mu’allaqât (op. cit. n. 10), p. 32.

29 James T. Monroe, Hispano-Arabic Poetry. A Student Anthology, Berkeley, University of California Press, 1974, p. 3-11.

30 Michael A. Sells, « Guises of the Ghul : Dissembling Simile and Semantic Overflow in the Classical Arabic Nasib », dans Reorientations/Arabic and Persian Poetry, éd. S. P. Stetkevych, Bloomington, Indiana University Press, 1994, p. 130-164, en part. p. 130.

31 Trad. adaptée de celle de P. Larcher, Les Mu’allaqât (op. cit. n. 10), p. 32.

32 C. Robinson, Medieval Andalusian Courtly Culture (op. cit. n. 12).

33 J. T. Monroe, Hispano-Arabic Poetry (op. cit. n. 29), p. 188.

34 M. A. Sells, « Guises of the Ghul » (art. cit. n. 30).

35 Voir par ex. Francis Landy, « The Song of Songs and the Garden of Eden », Journal of Biblical Literature, 98, 1979, p. 513-528.

36 La Sainte Bible, trad. Louis Segond (version 1910), rev. et éd. par la Société biblique britannique et étrangère, en ligne [consulté le 2 octobre 2012].

Haut de page

Table des illustrations

Titre Fig. 1a. — Pyxide, vue de face, The Hispanic Society of America. (Cliché The Hispanic Society of America, New York.)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/docannexe/image/11120/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 38k
Titre Fig. 1b. — Pyxide, vue de dos, The Hispanic Society of America. (Cliché The Hispanic Society of America, New York.)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/docannexe/image/11120/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 59k
Titre Fig. 2. — Coffret de Fitero, monastère Santa Maria la Real. (Cliché Album/Art Resource, New York.)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/docannexe/image/11120/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 63k
Titre Fig. 3. — Pyxide d’al-Mughira, musée du Louvre. (Cliché Réunion des musées nationaux/Art Resource, New York.)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/docannexe/image/11120/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 74k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Doron Bauer, « Dissimulation et sensualité sur une pyxide d’Al-Andalus »Cahiers de civilisation médiévale, 220 | 2012, 405-416.

Référence électronique

Doron Bauer, « Dissimulation et sensualité sur une pyxide d’Al-Andalus »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 220 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/11120 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.11120

Haut de page

Auteur

Doron Bauer

Department of Art History, University of California, Irvine, Irvine, LA 92697, USA

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search