Éliane Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire. L’abbatiale romane, Paris, Société française d’archéologie, 2018
Éliane Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire. L’abbatiale romane, Paris, Société française d’archéologie, 2018, 270 p.
Texte intégral
1Il ne serait pas exact d’écrire qu’Éliane Vergnolle a « réuni » dans cet ouvrage des analyses sur un monument qu’elle étudie depuis 1970, date qu’elle donne elle-même en avant-propos. Car on trouve ici des approfondissements et argumentaires qui tiennent compte des plus récents acquis de la recherche, parmi lesquels une adhésion enfin dépourvue de polémique aux premières propositions chronologiques de l’autrice. Autrement dit, pendant ces dernières décennies, les premières études de l’autrice sur la célèbre tour-porche ont constitué un arrière-plan pour nombre d’études romanes, y compris les siennes : il est heureux qu’elle s’en saisisse à nouveau. La même introduction énumère les champs abordés plus récemment, qui permettent un nouvel équilibre dans les attentions accordées aux différentes parties de l’église : la présentation des reliques de saint Benoît depuis leur arrivée, le programme des sculptures du porche, le « trésor » édifié vers l’an Mil, la nef de la seconde moitié du xiie siècle. On insistera d’emblée sur un autre atout de cet opus : une illustration de grande qualité, qui permet de redécouvrir le monument lui-même autant que de donner une assise solide aux mises en perspective ; dans les clichés qui composent la majorité des 421 figures, la lisibilité de nombreux détails – y compris des touches de polychromie – donne corps aux arguments iconographiques et formels.
2Si les trois derniers chapitres constituent de classiques et denses études d’histoire de l’art roman monumental en traitant successivement de la tour-porche, du chevet et de la nef, les deux premiers mêlent arrière-plan historique et considérations sur les moteurs spirituels des chantiers à la lumière des vestiges des prémisses, mais sans négliger le temps long.
3Nous est tout d’abord présenté « Le monastère aux xie et xiie siècles ». Ce titre imprécis – on imagine les hésitations de l’autrice pour le formuler – correspond à un angle de vue large sur l’abbaye de Fleury : la documentation, le bourg et ses églises, l’espace claustral, dont on peut reconstituer une partie des dispositions avant reconstruction à la fin du xie siècle, et le lapidaire erratique. Au milieu de ce développement se situent la description et l’interprétation du gazofilatium, un espace appelé aussi « chapelle Saint-Mommole », intégré plus tard dans le chevet et alors entamé à l’ouest par les deux absidioles sud du grand transept. Ce « trésor », ou plutôt « bibliothèque », en deux niveaux, bien documenté, fut édifié par l’abbé Abbon († 1004) et terminé par son successeur Gauzlin ; il s’agit bien d’un incunable de l’architecture de l’an Mil, dont on peut admirer en partie basse les voûtes d’arêtes, les colonnes trapues, les impostes, les bases à cartouches et les chapiteaux aux angles abattus. L’autrice porte une grande attention, selon son habitude, à la maçonnerie, aux parements de pierre de taille, aux traces d’outil, aux joints, ce qui fournit – mais c’est le cas pour toutes les autres parties du monument – un jalon sûr pour les exemples formellement proches.
4Le deuxième chapitre concerne « La mise en scène des reliques de Saint-Benoît du haut Moyen Âge à l’époque moderne ». L’Historia translationis (milieu du ixe siècle), qui raconte l’évènement de 660 (env.), traite évidemment moins de la vérité historique que de la construction d’une mémoire monastique, laquelle sera relayée par l’iconographie du portail nord de la nef (vers 1170), entre autres interprétations. Quels que furent les aléas des reliques lors des incursions normandes, il est certain que, appelé à réformer Fleury, Odon de Cluny s’employa à une nouvelle mise en scène, plaçant les restes de Benoît dans une « crypte », mais sa solution dut être ressentie comme un exil et elle fut éphémère. Quelques opérations archéologiques s’ajoutent à des descriptions pour donner des aperçus sur les dispositions de l’abbatiale ayant précédé l’incendie de 1026. Le texte nous entraîne cependant au-delà de cette date, avec les mosaïques en opus sectile commandées par Gauzlin, la fonction de reliquaire monumental du chevet édifié entre 1070 et 1108, ses dispositions liturgiques et les vestiges de ses autels, le remaniement de la « topographie liturgique » après la construction de la nef, le « mausolée » du xviie siècle à l’initiative des mauristes…
5Il est caractéristique que le chapitre sur la tour-porche, installé au cœur du sujet, à tous les sens du terme – c’est le troisième des cinq –, mesure le double de chacun des autres – quatre-vingts pages contre une quarantaine. Cette partie du monument reste le chef-d’œuvre affiché par l’abbaye, une création précoce et « telle qu’elle soit un exemple pour toute la Gaule » : la citation célèbre d’André de Fleury est reprise dans le titre, ce qui pourrait agacer, car les notions de modèle et imitation chez les médiévaux nous fourvoient très souvent dans des anachronismes, mais un peu plus loin l’autrice ironise à juste titre sur cet orgueil. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille mesurer notre admiration pour le monument commandité par Gauzlin. Aussi en suivons-nous avec intérêt une nouvelle lecture, exhaustive. Un sous-chapitre est consacré à « La date de la tour-porche », dossier légitimement rouvert et étoffé. L’entreprise est antérieure à l’incendie de 1026, puisqu’alors les grosses cloches étaient en cours d’installation et que la face ouest, qui porte encore des traces de rubéfaction, dut immédiatement être reprise. On connaît un des arguments principaux de l’autrice : la datation est confirmée par la diffusion du type du décor sculpté dans les chantiers immédiatement ultérieurs du Centre de la France, et jusqu’en Bretagne et Limousin. La mise en perspective accorde une place d’honneur à « La pierre de taille » : ex quadris lapidibus, nous dit encore André de Fleury, preuve de la noblesse et de la légitimité quasi biblique de ce choix qui nécessita l’utilisation de carrières éloignées, lesquelles ont pu être identifiées. Il y a là un auteur, du moins pour la sculpture sinon pour l’ensemble, révélé par la correspondance entre une mention du nécrologe et une inscription bien connue sur un chapiteau : Unbertus, qui aurait pu avoir voyagé en Italie (Ravenne ?) et avoir accompagné Gauzlin à Rome en 1012, comme le suggèrent aussi bien certains motifs et proportions que le célèbre carnet de modèles conservé à Fleury. L’autrice souligne « une conjoncture exceptionnelle : l’ambition d’un patron fasciné par la Rome antique et la capacité d’invention d’un artifex hors du commun, également pétri de culture classique » (p. 113). Suivent des analyses attentives du type des piles, des corbeilles corinthiennes, des chapiteaux qui introduisent le figuré avec des animaux. Les chapiteaux historiés du porche – une idée « totalement nouvelle » – sont examinés à la suite d’une interrogation sur les fonctions de cette véritable forteresse, image de la Jérusalem céleste, dans l’espoir que le programme donnera un début de réponse. De fait, l’histoire du salut est mise en scène par des « combats spirituels qui se livrent dans cet espace intermédiaire entre le monde extérieur et la terre consacrée ». Les exceptionnelles plaques sculptées insérées dans la paroi extérieure nord, et aujourd’hui conservées dans le dépôt lapidaire, étayent l’interprétation, qui « trouve son aboutissement » dans les chapiteaux de l’étage.
6L’avant-dernier sous-chapitre est intitulé « Le maître et ses élèves », car l’observation conduit à supputer des changements dans les équipes de sculpteurs, constat accompagné de la plus grande prudence en raison de l’inconnue que constitue le fonctionnement des ateliers du temps. Enfin, est examinée à nouveaux frais « La postérité ». La valeur exemplaire de la tour-porche est incontestable. Du point de vue de l’architecture, on en trouve des échos, « en réduction », dans le second quart du xie siècle, à Saint-Hilaire-le-Grand de Poitiers, Évaux et Cormery. Pour la sculpture, la fortune est plus grande encore, et la liste s’allonge dans les années 1030-1040 bien qu’elle ne comporte guère de production historiée. Le chapiteau du bras nord du transept de Saint-Martin de Tours montre bien le processus de transmission et réinterprétation des modèles au sein d’un véritable melting-pot qui ne permet plus de distinguer les creusets. Un parallèle avec le seul autre ensemble comparable en nombre, les corbeilles de la nef de Saint-Germain-des-Prés, étend le champ de la diffusion. L’autrice suppose, comme elle le fait souvent, des intermédiaires graphiques, enluminures et carnets de croquis. Ce fil rouge peut sans doute être discuté, de même que le stemma qui place l’œuvre dans une position première – les découvertes archéologiques en d’autres lieux peuvent encore réserver des surprises, même si l’on conviendra que l’importance politique et religieuse de Fleury soutient aisément l’hypothèse d’une antériorité, et que l’ampleur des volumes et celle des innovations d’Unbertus dépassent tout ce que l’on peut voir ailleurs.
7Le chapitre suivant est logiquement consacré au chevet, « Entre historicisme et modernité ». Cette partie du monument a également bénéficié de sources la datant avec certitude : l’abbatiat de Guillaume (v. 1067-1080) pour le début du chantier, puis ceux de ses trois successeurs, jusqu’à la cérémonie du 21 mars 1108, lors de laquelle la consécration des autels majeur et matutinal accompagna la translation des reliques. Peu de temps après, le roi Philippe Ier fut enterré dans le chœur. Le cintrage des hautes voûtes est par ailleurs attesté par un accident (puis miracle) de chantier. Nous sommes donc dans une vague prolifique de l’art roman. Les pierres, qui révèlent une progression par tranches horizontales sur l’ensemble du périmètre, viennent de carrières plus proches que celles du Nivernais qui avaient demandé un acheminement par bateau cinquante ans plus tôt. Le plan est très allongé, nécessitant pour séparer ses trois vaisseaux des files de colonnes à connotation paléochrétienne, comme à Saint-Savin et à Tournus, un historicisme que l’autrice complète par le remploi du pavement de Gauzlin. En revanche, l’élévation audacieuse en trois niveaux, l’éclairement, les voûtes et les types de maçonnerie des supports relèvent du deuxième volet explicatif, « la modernité ». Le déambulatoire, ou plutôt le système à déambulatoire, est jugé « atypique » et « inclassable » : mais n’est-ce pas un caractère largement partagé par les créations architecturales, au premier rang desquelles les églises, qui obéissent à un programme unique ? La sculpture des chapiteaux témoigne d’une certaine continuité avec celle du clocher-porche, mais en ajoutant pour le répertoire une certaine monumentalisation et pour les compositions une recherche d’unité, tandis que l’abandon du corinthien et un nouveau rapport à l’antique reflètent une mode générale. Il n’est pas étonnant que l’écho en soit important, notamment en Berry. Ici se trouve aussi « l’ensemble de chapiteaux historiés le plus important de sa génération », réalisé par des sculpteurs de style très différent les uns des autres. On appréciera particulièrement, pour leur virtuosité, les chapiteaux de l’arcature et, pour leur iconographie, les corbeilles traitant de la vie de saint Benoît.
8Le chantier suivant – « La nef. Du roman au gothique » – attendit la fin de la reconstruction des bâtiments conventuels. Naturellement, les travaux furent contraints, entre un transept et un porche en élévation. Ils ne sont pas documentés, sinon par la cérémonie de translation des reliques en 1207 dans la nouvelle châsse en or, qui dut en marquer le terme. En s’appuyant sur les raffinements dans la taille de la pierre – cette fois un dur calcaire lacustre – ou l’évolution du feuillage des chapiteaux, l’autrice estime la progression, d’est en ouest et de 1155-1160 environ à 1175-1180 au plus tard. C’est le premier gothique qui semble donner un utile champ de références à la sculpture. Et pourtant, nous dit l’autrice, « apprécier l’architecture de la nef à l’aune de celle du premier gothique n’est […] pas le bon angle d’approche », en raison de la sobriété des choix d’élévation et du voûtement primitivement retenu, qui renvoient davantage à des modèles cisterciens.
9Le chapitre se poursuit avec l’analyse du « grand portail à statues-colonnes ». Ensemble « gothique », assurément, si l’on poursuit dans la voie sémantique qui aboutit comme souvent à user des termes « roman » et « gothique » pour deux expressions contemporaines dans le même édifice, comme si l’une, l’architecture, était tournée vers le passé, et l’autre, la sculpture, vers l’avenir – le lecteur peut juger avec distance ces étiquettes, dont le principal inconvénient est qu’elles sont contraignantes et même épistémologiquement stériles. Quelles qu’aient été les sources d’inspiration, l’ensemble est unique, avec des drapés aux caractères antiquisants accentués, un « beau dieu » présentant un visage d’une grande sérénité, des gestes parfois empreints de véhémence. C’est sur cette œuvre admirable que se termine l’ouvrage. On ne trouvera pas cette chute trop abrupte en raison du sous-titre du livre, « L’abbatiale romane », propre à la justifier. De fait, ce sont deux siècles d’art monumental qui apparaissent dans toute leur richesse au travers de ce seul monument. La grande église dispose enfin de la monographie qu’elle mérite, et l’ambition de l’étude autant que sa portée sont bien supérieures à ce qui est requis pour l’accompagnement de la création d’un « centre d’interprétation » sur place, circonstance évoquée en avant-propos.
Pour citer cet article
Référence papier
Claude Andrault-Schmitt, « Éliane Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire. L’abbatiale romane, Paris, Société française d’archéologie, 2018 », Cahiers de civilisation médiévale, 260 | 2022, 441-444.
Référence électronique
Claude Andrault-Schmitt, « Éliane Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire. L’abbatiale romane, Paris, Société française d’archéologie, 2018 », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 260 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/10680 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.10680
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page