Recherche et passion, Michel Ralle et l’Espagne politique et sociale
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Intervention faite le 16 mai 2019, dans les locaux du département d’histoire de l’Université Autonome de Barcelone, dans le cadre d’un hommage rendu à Michel Ralle par les trois groupes de recherche en histoire contemporaine de cette université, le groupe de recherche du Projet esnacat « Espanya i nació a Catalunya », (HAR2015-67173P, mineco/feder), le groupe de recherche « Histoire sociale et ouvrière » (grhiso) et le groupe de recherche « République et Démocratie » (gerd).
Texte intégral
1La nouvelle du décès de Michel Ralle le 22 décembre 2018 nous a surpris et profondément attristés. Je tenterai donc avec la modestie que requiert mon statut d’ancien étudiant de Michel d’évoquer celui qui est, à mes yeux, l’un des acteurs essentiels d’un cycle d’évolution profonde de l’hispanisme français. J’ai connu Michel Ralle au début des années 90. Professeur dans l’enseignement secondaire depuis presque 20 ans, j’envisageais de revenir vers la recherche universitaire après de nombreuses années d’éloignement. À tort ou à raison, je jugeais que le foisonnement des intrigues, le déficit de solidarité intellectuelle du milieu universitaire comme son manque d’approche critique ne le rendaient pas attractif. Je savais une chose : je voulais orienter ma recherche vers le second franquisme et plus précisément vers la production du discours juridique auto-justificatif du régime Il s’agissait de donner de la substance à ce que j’avais connu dans ma jeunesse dans une famille partagée entre l’exil et la résistance.
- 2 La substance de cette intervention a été publiée en 2005 dans le volume 2 de l’ouvrage Hommage à Ca (...)
2Participant assidu au séminaire d’histoire des mondes ibériques de Bernard Vincent, j’assistai au début des années 90 à une intervention de Michel Ralle. Elle portait sur l’usage du drapeau rouge dans les actes publics des syndicats et corporations dans la période où naissait le socialisme espagnol2. Il me sembla avoir trouvé chez cet homme modeste, voire timide, la personne disposant d’une culture politique et des connaissances historiques qui correspondaient à mes centres d’intérêt. Sa maîtrise ne relevait pas seulement de la nécessité académique mais également d’un engagement personnel, d’une sorte de passion pour l’Espagne dans laquelle je me retrouvais pleinement. Cet engagement personnel avait aussi partie liée avec un humanisme exigeant, hérité de l’histoire critique française, dans laquelle le marxisme avait eu beaucoup d’influence. J’appris à mieux le connaître comme directeur de recherche qui critiquait avec patience et netteté une pensée quelquefois trop abrupte et certaines approximations, bref, tous les défauts du néo-chercheur que j’étais. Il m’associa très vite à son séminaire de Paris-iv, séminaire ou se croisaient et débattaient différentes générations de chercheurs français et venant du monde ibérique. Un séminaire qu’il dirigera jusqu’à son départ à la retraite en 2011.
3Michel Ralle n’a pas publié de livres sous sa seule signature. Il considérait certainement que la recherche trouvait sa substance profonde dans les productions collaboratives, ce qui explique qu’il a été à l’initiative de plus d’une vingtaine d’ouvrages. Les derniers temps il évoquait l’idée d’un ouvrage de synthèse sur l’histoire du socialisme espagnol des origines à nos jours, y compris après la scission léniniste et la création de la troisième internationale. Un projet ambitieux et passionnant dont je ne sais s’il reste quelques traces.
4Je voudrais insister sur les deux idées de fond qui, à mon avis, structuraient sa pensée de chercheur autour des questions d’ordre historique, continuité » et « pluridisciplinarité.
Continuité et approfondissement
5Michel Ralle a exploré toutes les déclinaisons de la formation du mouvement ouvrier en Espagne, autant d’un point de vue historique conventionnel que d’un point de vue sociologique. Il s’est intéressé à sa structuration progressive, aussi bien dans la formation de ses organisations que dans les relations tissées à travers les destins individuels, les mémoires et les effets de sociabilité qu’il induisait dans la vie quotidienne du prolétariat. Dans l’introduction d’un article publié en 1981, alors qu’il était en résidence à la Casa Velázquez, « Les socialistes madrilènes au quotidien », il laissait percevoir ce qui fut sa préoccupation centrale et, dans le même temps, l’originalité de ses recherches :
- 3 Michel Ralle, «Les socialistes madrilènes au quotidien (des origines de l’Agrupación à 1910)», Méla (...)
… combien décisif serait pour l’historien de savoir comment dans la fábrica, le taller, la obra se vivaient les revendications, la grève, la révolte ou la discipline d’une association ou d’un parti. Combien plus déterminante encore serait la connaissance de la vie quotidienne sur le lieu de travail, des diversions, des "circuits" culturels populaires etc3.
6Il montrait la voie. En effet, cette étude avait supposé une très grande patience puisqu’elle résultait du dépouillement et de la consultation de près de 3.000 fiches, ensemble forcément lacunaires. Ce dépouillement lui donnait la possibilité de développer, toujours avec la prudence que nous lui connaissions, la vision la plus concrète possible de ce que pouvait être un parti, sans le filtre souvent trompeur du discours imprimé, de sa propagande et de ses représentations fictionnelles. Il le faisait en revendiquant clairement l’utilisation des outils de la sociologie des organisations :
- 4 Ibidem.
…l’approche sociologique d’une des organisations décisives du parti socialiste ouvrier ne constitue pas l’explication en dernière instance de ses choix politiques. Elle livre cependant plus qu’une simple illustration sur les avatars de sa vie concrète, puisqu’ évoquer la nature de l’implantation du parti c’est toucher aux conditions d’élaboration de sa théorie4.
- 5 « Premières lectures espagnoles de la Révolution d’octobre », Cahiers d’Histoire, Paris, n°68, 1997 (...)
7Il ne laissait pas de côté pour autant l’étude d’aspects plus théoriques, qu’il s’agisse de la réception du marxisme dans les organisations ouvrières à la fin du xixe siècle, ou du phénomène dit « de bolchévisation » dans les années 20/30 du xxe et de leurs conséquences5.
- 6 « La HNP : une part de mythe dans la politique communiste ? », (Actes du colloque Imaginaires et sy (...)
- 7 « ¿Una nueva imagen de España? Las huelgas del 62 ante las miradas de la opinión francesa y del exi (...)
8La question de la périodisation ne lui posait pas de problème puisqu’il pouvait, avec le même bonheur, aborder des questions comme la stratégie communiste pendant le second franquisme, de la Huelga Nacional Política6 ou encore celle des grèves de 1962 et de leur perception en France7. Il soulignait aussi le fait que l’étude de l’antifranquisme ne pouvait être séparé de l’étude du franquisme, ni l’étude du syndicalisme de celle des nouveaux mouvements sociaux. Il ne faisait pas partie de ceux qui avaient fait de l’étude de la guerre civile l’alpha et l’oméga de l’approche de l’Espagne contemporaine. On pouvait grâce à une approche plus ouverte sortir du cercle des passions que cette guerre suscitait et suscite encore. Il fallait donc concevoir le xxe siècle espagnol comme une continuité. Ses travaux sur les périodes antérieures y ont grandement contribué. Mais c’était le cas aussi chez d’autres hispanistes, nous citerons en particulier Albert Dérozier qui fut son collègue à Besançon et Joseph Pérez, son directeur de thèse.
L’ouverture à d’autres outils scientifiques
9Il ne s’en tenait pas à l’étude des chronologies, du fatal enchaînement des faits. Il aurait volontiers adopté la pensée de W. Pareto rapportée ici par l’islamologue Georges-Henri Bousquet, mais c’est la « faible mesure » qui l’intéressait aussi :
10Il était profondément intéressé par les approches sociologiques et culturelles, qui traitaient également des circonstances et acteurs des événements. Dans le contexte universitaire des années soixante, pour le proposer il fallait faire preuve de beaucoup de diplomatie d’autant plus que dans l’hispanisme français l’étude de la littérature, et plus particulièrement de la littérature classique, dominait amplement, laissant à la philologie et à l’histoire le statut de sciences auxiliaires. Les études contemporaines n’étaient pas non plus très prisées à cause de leur fortes implications sociales et politiques immédiates. Cet état des choses n’était pas spécifique aux études hispaniques. Disons que les chercheurs qui sortaient des sentiers battus n’étaient pas toujours du goût dominant dans les universités françaises. J’en veux pour preuve deux exemples connus de refus d’intégration dans ce troisième quart du xxe siècle : Henri Guillemin en littérature du xixe siècle et Michel Butor en littérature comparée qui trouvèrent refuge académique en Suisse.
- 9 Pierre Popovic, « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », Pratiques, 20 (...)
- 10 Marita Gilli (dir.), Mélanges offerts à Albert Dérozier Avant-propos, Besançon, Annales Littéraires (...)
11Démanteler ces barrières disciplinaires est à porter au crédit de quelques enseignants de la sphère hispanique. À Montpellier ce fut le cas d’Edmond Cros, qui développa le concept de sociocritique, concept au profil marxiste hétérodoxe influencé par les lectures de Georges Lukács et de Lucien Goldmann9. Ce fut aussi le cas de Jacques Maurice à travers sa brillante et novatrice étude de l’anarchisme andalou, comme d’Albert Dérozier, pour son apport à l’étude du libéralisme espagnol des débuts du xixe siècle et la création du Centre de recherches Histoire et Littérature aux xviiie et xixe siècles, centre interdisciplinaire10.
- 11 Actes du VIe Congrès National des Hispanistes Français de l’Enseignement Supérieur, Besançon, Annal (...)
12En mars 1970, le sixième congrès des hispanistes se tint dans son université. Les actes publiés donnent une excellente indication des évolutions en cours11. C’est précisément au cours de ce congrès que Michel Ralle fit l’une de ses premières interventions avec un article qui collait à l’esprit du temps, figurant le passage du commentaire à une lecture plus contextualisée de la littérature. Le titre de son intervention en illustrait bien le sens : « L’utopie et l’action dans la Première Internationale en Espagne. ». Ce jeune assistant de 28 ans confirmait cette évolution. Ses participations postérieures dans le cercle de chercheurs animé par Albert Dérozier confirmaient l’éloignement par touches successives, mais sans esprit de rupture, de la domination de l’approche littéraire exclusive dans la compréhension des sociétés. Ses interventions de 1971 (La bourgeoisie dans l’idéologie de la Première Internationale en Espagne) et de 1973 (Affrontements de classe et création littéraire) posaient assez clairement la nouvelle problématique des études humaines et sociales dans l’hispanisme français. Il n’abandonnera jamais cette relation entre histoire et représentations, même si, avec le temps, les archives sociales et politiques et leur lecture contextualisée seront au cœur de ses travaux.
13Dans un article publié en 1985, Jean-François Botrel fait référence aux publications du centre hispaniste de Besançon, en insistant sur le fait qu’il s’agissait de la manifestation du début d’une relation forte avec l’histoire engagée par des universitaires qui n’étaient pas historiens de formation et qui, pour beaucoup, s’étaient orientés vers l’étude de la presse, seules archives disponibles pour approcher l’époque contemporaine. Il évoque avec une certaine prudence une vision de l’Espagne développée « depuis l’histoire » plutôt qu’une approche historique au sens plein. Il avance aussi le concept d’histoire conçue comme « globalité », pour justifier que la formation d’une identité renouvelée de l’hispanisme ne pouvait s’opérer sans ouverture syncrétique vers d’autres approches méthodologiques que celle qui étaient en œuvre jusqu’alors. Il conclut son article par cette synthèse optimiste :
- 12 Jean-François Botrel, « L’Espagne contemporaine et l’hispanisme français : tendances actuelles », M (...)
De l’hispanisme français dans ses rapports avec l’Espagne contemporaine, on peut donc dire qu’il a désormais surmonté ses réticences « historiques » et qu’il se caractérise par l’intervention croissante de nombreuses disciplines non strictement « littéraires » dans une tentative originale, propre à une communauté scientifique ouverte, d’aborder la réalité espagnole contemporaine dans sa globalité, grâce à une coopération de plus en plus étroite avec les chercheurs d’Espagne et de l’hispanisme international12.
14La multiplication des collaborations avec les historiens de l’Espagne travaillant en France et les hispanistes résolument tournés vers une approche historienne, puis la multiplication de ces collaborations avec les historiens espagnols lorsque les changements politiques en Espagne rendront possible ce travail en commun, accélèreront formidablement ce processus. Il faut insister sur le fait que cette approche ouverte avait comme corollaire l’ouverture aux études contemporaines. Comme le note l’historien de l’Espagne Bernard Vincent :
Il est vrai que tout au long de la période du franquisme, il a été difficile de travailler sur une bonne partie du xxe siècle mais le contraste entre Ancien Régime et époque contemporaine s’est longtemps maintenu. Depuis une dizaine d’années se sont développées des recherches portant sur le monde espagnol contemporain.
- 13 Bernard Vincent, « L’Hispanisme français et l’histoire moderne et contemporaine », Revista de histo (...)
- 14 Joseph Pérez, « La formation intellectuelle de Jacques Maurice », Cahiers de civilisation espagnole (...)
15Il remarque également que ces premières années soixante-dix furent décisives13. On ne peut cependant oublier que cette ouverture fut assez mal perçue. Dans l’hommage vibrant qu’il rendit à Jacques Maurice, Joseph Perez rappelait que dans les années cinquante, l’hispaniste qui, comme Jacques Maurice et lui-même, décidait de se lancer dans un travail de recherche sur un thème qui ne supposait pas de recourir à des sources considérées comme littéraires s’exposait à des déboires, « il passe pour un hispaniste aux yeux des historiens et pour un historien auprès des hispanistes ; les uns et les autres ont tendance à le considérer comme un amateur. »14 Il ne s’agissait pas simplement d’un sentiment exacerbé par des ressentiments personnels mais bien la manifestation, plus ou moins larvée, d’un conflit permanent dans l’Université Française entre les études rhétoriques et les études humanistiques, entre les sciences de la représentation et les sciences de l’action.
Hispanisme : rara avis
16Au cours de ces premières années soixante-dix, les premiers artisans du courant intéressé par des thèmes sociaux ne pouvaient donc entreprendre leurs travaux sans références plus ou moins appuyées au patrimoine littéraire de l’Espagne. La référence au patrimoine culturel et linguistique des aires périphériques, catalane, basque et galicienne était timidement envisagée. Le changement s’est fait graduellement, Jean François Botrel le montre. Mais il y avait une question sous-jacente : être hispaniste dans l’Université française était et, dans une certaine mesure, est encore chose complexe et difficile à faire comprendre.
17En premier lieu parce que l’hispanisme héritait d’une sorte de « vision impériale » de ce qui était français. Comme la grande cuisine était française, la littérature française l’était aussi, surtout dans son rapport à la grande histoire. Le point de vue français devenait donc la mesure de tout, une sorte de modèle, promoteur du génie littéraire, des libertés fondamentales, des droits humains et des courants prestigieux qui animaient les sciences humaines. En second lieu parce que notre formation faisait de nous aussi bien des linguistes, des historiens, ou des économistes, des sociologues ou des spécialistes de littérature ou de théâtre. Le choix d’une aire de recherches était souvent le résultat de préférences mais aussi de circonstances, déterminées dans la plupart des cas par l’influence d’un maître. Cet ensemble formait donc une communauté fort diverse pour laquelle le lien constitué était la langue, son aire d’usage et elle supposait, en tout état de cause, une certaine affinité avec les techniques de transmission interculturelle, de traduction et d’interprétation qui nous plaçait dans une position de passeurs.
- 15 Bartolomé et Lucille Bennassar, Le voyage en Espagne, anthologie des voyageurs français et francoph (...)
18Nous vivons dans un monde scientifique particulier dans lequel chaque discipline emprunte aux autres ses techniques, ses méthodes et surtout leur dispute leurs espaces d’intervention, tout en défendant sa propre singularité. En ce sens nous n’échappons pas aux hiérarchies constituées, aux nomenclatures et à l’ordonnancement épistémologique du savoir même si les frontières deviennent de plus en plus poreuses. À ce fait structurel s’ajoute le phénomène des générations. Je n’insisterai pas sur « l’extraordinaire faveur dont jouit le voyage en l’Espagne à partir des années 1820 », faveur soulignée par Lucile et Bartolomé Bennassar15. Un goût pour les voyages pittoresques qui se sont multipliés jusqu’au milieu du xxe siècle sous une forme qui mêlait le journal de voyage et l’essai ethnographique. Je retiendrai que la formation de l’hispanisme universitaire a bénéficié, à ses débuts des travaux d’Alfred Morel-Fatio. Cette grande figure était archiviste ce qui le conduisit à être le premier à étudier des sources historiques. Il fit son premier voyage d’étude en 1878 à Barcelone et publia en 1888 ses Etudes sur l’Espagne dans lesquelles la partie littéraire était équilibrée par une partie d’études historiques. Il ne cachait pas son agacement devant la vision post-romantique de l’Espagne encore dominante :
- 16 Alfred Morel-Fatio, Etudes sur l’Espagne, Paris, Vieweg Editeur, 1888, p. 50.
Dire que ces voyageurs nous ont exactement représenté l’Espagne telle qu’elle était, serait quelque peu risqué. Nous les avons sans doute trop crus sur parole, et tels de nos essayistes célèbres, plus amoureux de couleur locale que de vérité historique, ont abusé de leurs narrations16.
19Ce que l’historien Ricardo García Cárcel commente de la façon suivante :
20Il était même affligé par la précarité dans laquelle se trouvaient les études historiques dans l’Espagne de son temps :
- 18 Alfred Morel-Fatio, Revue du mouvement historique en Espagne, Paris, 1877, p. 4.
Dans un pays où les études supérieures sont en pleine décadence, où la méthode ne s’enseigne pas ou s’enseigne mal dans les universités, l’impulsion ne pouvait guère partir que d’un milieu d’amateurs instruits et curieux, plus ou moins familiarisés avec le mouvement scientifique européen, et qui, après avoir longtemps collectionné de vieux livres et des manuscrits, ont fini par penser que beaucoup de ces témoins des vieilles gloires espagnoles méritaient d’être remis en circulation18.
21Pendant les années trente et surtout après l’arrivée des franquistes au pouvoir, pour des raisons de proximité géographique et humaine (la guerre civile était proche et avait produit un flux considérable de réfugiés sur le sol français) la vision se modifia se chargeant d’un puissant courant émotionnel. Le sentiment que ce pays avait été abandonné par les vainqueurs de la seconde guerre mondiale donna à ce courant plus de puissance encore. Cette même émotion était encore très vivace dans les années soixante au moment où la génération de l’après-guerre accédait à l’université. Avec cette dernière quelques-uns des enfants d’exilés donnèrent à ces études une nouvelle énergie. Dans les mêmes années ils furent rejoints par les jeunes rapatriés d’Algérie, souvent descendants d’espagnols ou de familles sépharades. Ils apportèrent aux études hispaniques leurs propres demandes, leurs propres éclairages, trouvant quelques maîtres prêts à les accueillir et à encourager le développement de nouveaux espaces de recherche, en particulier en matière de civilisation. Le phénomène sera le même quelques années plus tard avec les enfants d’exilés chiliens, argentins ou uruguayens dans sa dimension hispanoaméricaine.
Vers une plus large ouverture ?
- 19 Anatole France, Le Jardín d’Epicure, édition revue et corrigée par l’auteur, Paris, Calmann-Lévy, 1 (...)
22Michel Ralle faisait partie de ces maîtres bienveillants et ouverts à toutes sortes de recherches qui les accueillirent. Il nous faudrait aussi en citer beaucoup d’autres. Grâce à ces strates différentes de générations, à ce mélange à première vue disparate mais au fond avançant sous le sceau des mêmes désirs et exigences, une très grande variété de projets de recherche s’est développée, projets souvent transversaux, qui suivaient les pas des défricheurs et ouvraient quelques espaces rénovés en allant chercher de nouveaux outils du côté de la science politique, du droit, de la sociologie, de la philosophie et d’autres disciplines humaines. Plus tard et plus près de nous, la nécessité de renouvellement a supposé de laisser la place à des approches plus sensibles. Du rationalisme praxéologique on est passé à des critères qui, sans le savoir, retrouvaient la pensée péremptoire d’Anatole France lorsqu’il écrivait en 1894 dans Le Jardin d’Epicure : « L’histoire n’est pas une science, c’est un art, on n’y réussit que par l’imagination. » Et, à la manière d’un syllogisme sans issue il ajoutait : « L’art n’a pas la vérité pour objet. Il faut demander la vérité aux sciences, parce qu’elle est leur objet »19.
23Si l’histoire n’est pas une progression sans secousses, elle peut aussi être un permanent mouvement de destruction-construction, de remises en cause perpétuelle sujettes à « l’air du temps ». Ce qui fut le grand mouvement de remise en cause de l’hispanisme de la première moitié du xxe siècle fut, à son tour, l’objet d’un phénomène critique dans les premières années 2000, phénomène dont Michel Ralle avait eu l’intuition. Le titre du dernier livre collectif qu’il co-dirigea en 2010 avec Marie Graciete Besse le montre assez clairement. Les grands récits, miroirs brisés ? est un titre qui rappelle irrésistiblement celui du grand roman de Mercé Rodoreda, Mirall trencat. S’agit-il d’une allusion cryptée à tout ce qui se délite, se perd dans les limbes de la mémoire, ou à une fin des illusions passées ? Il est difficile de résister à ce que Francisco Rico appelle « los enfoques de moda » comme le soulignait Joseph Perez dans l’article cité plus haut. Nous voulons parler des travaux psycho-sensibles ou de l’analyse contextualisé de l’image fixe ou mobile qui ont proliféré ces dernières années. Quinze années de travail, qui ont vu naître et se développer le Centre de Recherches Interdisciplinaires sur les Mondes Ibériques Contemporains (crimic), séminaire de la Sorbonne qu’il animait et qui attirait beaucoup de chercheurs et d’étudiants, ont ainsi perdu cette substance originelle pour entrer dans des temps nouveaux.
24Michel Ralle n’était pas homme à baisser les bras. Il conservait intacte la même capacité à s’enthousiasmer et à travailler sur les thèmes qui étaient les siens. Ses dernières réflexions ont été publiées par les Cahiers de Civilisation de l’Espagne Contemporaine. Il s’agissait le plus souvent de comptes rendus de lectures, toujours extrêmement travaillés, toujours écrits avec soin. Le ton toujours égal, il aimait faire le tour de ce qui se publiait en Espagne, sa passion était toujours aussi vive mais elle s’exerçait en conservant la part inégalable qui était la sienne : apporter une critique positive, tenter de percevoir des ouvertures possibles pour aller plus loin, toujours plus près de l’improbable vérité de cette histoire humaine. En 2016, cette préoccupation affleurait encore dans la recension qu’il proposait de l’un des volumes de l’ouvrage publié sous la direction d’Enrique Otero Carvajal, « Historia de Madrid en la edad contemporánea », La modernisation de Madrid (1860-1930). La part de l’histoire des habitants. Il concluait ce long et méthodique compte-rendu en dévoilant, non sans humour, ce qui avait toujours été au cœur de ses recherches :
On a mentionné ces quelques questions parce qu’elles montrent la portée d’un projet dont la première qualité est de ne pas avoir contourné les obligations fondamentales de la recherche universitaire et, parmi elles, une rigueur méthodologique qui a imposé à ses auteurs tant d’heures de recherche patiente et curieuse dans l’espace glacé des archives. Cette entreprise originale confirme que reconstruire l’histoire d’une société urbaine est autre chose que faire d’une ville un actant dont la personnalité persisterait au-delà des avatars de l’histoire.
25Méthode, rigueur, discipline quasiment monacale mais aussi patience et curiosité… et des heures passées non pas dans les eaux glacées du calcul égoïste, mais dans les salles glacées et glaçantes des archives espagnoles. Tout ceci ne peut être pensé sans saisir ce que Joseph Perez affirmait encore avec force et, il faut bien le dire, à contre-courant de notre époque :
Núñez, Vilar, Salomon et Tuñón ont compris le marxisme comme une méthode qui permet de mieux aborder les problèmes que posait l’évolution de l’Espagne. C’est ce que Pierre Vilar expose dans son livre Or et monnaie dans l’histoire ou encore dans Une histoire en construction : le matérialisme historique consiste à découvrir, sous ce que disent les gens et sous ce qu’ils pensent d’eux-mêmes, ce qu’ils sont en analysant ce qu’ils font.
26Avec sa personnalité propre, Michel Ralle appartenait d’une certaine façon à cette fratrie de maîtres qui cherchait dans l’étude des existences le « dieu caché » des peuples, leur essence même. Tout est ouvert, rien n’est définitif et il reste encore de nombreuses recherches à mener. Cet inachèvement du travail de l’historien fondait son credo : chacun devait faire un bout de chemin, le faire le mieux possible afin que d’autres, plus jeunes, dans d’autres circonstances et avec d’autres appétits, puissent aller de l’avant. Toujours avec ne claire perception de la méthode.
27Le moment que nous vivons est essentiellement celui de l’étude de la fabrique de communautés aux intérêts divergents, ce que l’on appelle les minorités (opprimées ou pas), nous sommes dans une autre dimension du conflit social, dimension qui tente de nier l’existence des conflits de classe pour des espaces conflictuels plus catégoriels. Ces effets d’époque ont conduit nombre d’entre nous à reconsidérer leurs approches ou à s’en tenir à une position d’observation prudente. Les questions de genre, d’identité, l’étude d’égo-documents ou de mémoires privées, le retour de la fiction comme archive ont introduit les subjectivités dans un espace parallèle qui laisse souvent de côté la question économique et sociale pour se consacrer uniquement à la personne. C’était comme si s’était évanouie la capacité de la pensée historienne à proposer une vision holistique du monde humain pour la remplacer paradoxalement par une vision eschatologique.
28Jusqu’au bout Michel Ralle a tenté d’accorder ces disparités de points de vue en confortant le dialogue entre tous, qu’ils fussent mécanistes ou pas, humanistes ou antihumanistes, classistes ou personnalistes, etc. Le dernier travail collectif qu’il a codirigé est la démonstration de ce souci : rechercher un certain équilibre entre les faits et leurs perceptions, au fil du temps, en sachant qu’il n’y a pas de vérité énoncée qui ne soit fragilisée par une autre et qu’il n’y a pas de fin à la mécanique brouillonne des conflits comme il n’y a pas de fin de l’histoire.
29Je conclurai en m’appropriant de ces quelques mots empruntés à l’hommage rendu par Pau Luque Sánchez au philosophe Francisco Fernández Buey récemment décédé :
- 20 Pau Luque Sánchez, “Un home bo”, El País, Madrid, 21 août 2017.
Un home bo és un home honest, generós, al·lèrgic al cinisme i disposat a comprometre’s amb causes nobles, encara sabent per endavant que probablement estan perdudes. Quan li passa alguna cosa dolenta a un home bo, sentim una barreja de tristesa i admiració, encara que no llàstima20.
30Honnête, généreux, allergique au cynisme, engagé … Ceux qui, comme moi, l’ont côtoyé savent que ces qualificatifs correspondent exactement à sa personne. J’en ajouterai un autre : il était animé par une curiosité insatiable et désintéressée.
31Que nous dirait-il aujourd’hui du monde tel qu’il va ?
32Balleroy-sur-Drôme, janvier 2020
Notes
2 La substance de cette intervention a été publiée en 2005 dans le volume 2 de l’ouvrage Hommage à Carlos Serrano publié par les Editions hispaniques, p. 283-300.
3 Michel Ralle, «Les socialistes madrilènes au quotidien (des origines de l’Agrupación à 1910)», Mélanges de la Casa de Velázquez, tome 17, 1981. p. 321-345.
4 Ibidem.
5 « Premières lectures espagnoles de la Révolution d’octobre », Cahiers d’Histoire, Paris, n°68, 1997, p.25-37.
6 « La HNP : une part de mythe dans la politique communiste ? », (Actes du colloque Imaginaires et symboliques dans l’Espagne du franquisme, dir. C. Serrano), Bulletin d’Histoire Contemporaine de l’Espagne, Bordeaux, Maison des Pays Ibériques, n°24, décembre 1996, p.82-96.
7 « ¿Una nueva imagen de España? Las huelgas del 62 ante las miradas de la opinión francesa y del exilio », dans Rubén Vega García (coord.), Las huelgas del 1962 en España y su repercusión internacional, Oviedo, Trea, 2002, p.379-394.
8 G.-H. Bousquet, « Le hasard. Son rôle dans l’histoire des sociétés », in Annales. Économies, sociétés, civilisations, Paris, 22ᵉ année, n°2, 1967, p. 419-428.
9 Pierre Popovic, « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », Pratiques, 2011, n°151-152, p. 7-38.
10 Marita Gilli (dir.), Mélanges offerts à Albert Dérozier Avant-propos, Besançon, Annales Littéraires de l’Université et Paris, Les Belles Lettres, 1994.
11 Actes du VIe Congrès National des Hispanistes Français de l’Enseignement Supérieur, Besançon, Annales Littéraires de l’Université et Paris, Les Belles Lettres, 1971.
12 Jean-François Botrel, « L’Espagne contemporaine et l’hispanisme français : tendances actuelles », Matériaux pour l’histoire de notre temps, Association des amis de la BDIC, Paris-Nanterre, 1985, n° 3-4, p. 16-18.
13 Bernard Vincent, « L’Hispanisme français et l’histoire moderne et contemporaine », Revista de historia Jerónimo Zurita, Saragosse, n° 71, p. 219-236.
14 Joseph Pérez, « La formation intellectuelle de Jacques Maurice », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 2 | 2015, mis en ligne le 4 mars 2015, URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccec/5386
15 Bartolomé et Lucille Bennassar, Le voyage en Espagne, anthologie des voyageurs français et francophones du XVIe au XIXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1998, 1.276 p.
16 Alfred Morel-Fatio, Etudes sur l’Espagne, Paris, Vieweg Editeur, 1888, p. 50.
17 Ricardo García Cárcel, « De Alfred Morel-Fatio a Pierre Vilar », Mélanges de la Casa de Velázquez, 37-2 | 2007.
18 Alfred Morel-Fatio, Revue du mouvement historique en Espagne, Paris, 1877, p. 4.
19 Anatole France, Le Jardín d’Epicure, édition revue et corrigée par l’auteur, Paris, Calmann-Lévy, 1923, 240 p.
20 Pau Luque Sánchez, “Un home bo”, El País, Madrid, 21 août 2017.
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Référence électronique
Serge Buj, « Recherche et passion, Michel Ralle et l’Espagne politique et sociale », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], SPÉCIAL 3 | 2020, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccec/9872 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccec.9872
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