En el laberinto, las izquierdas del sur de Europa (1968-1982)
Andreu Mayayo, Javier Tébar (eds.), En el laberinto, las izquierdas del sur de Europa (1968-1982), Grenade, Comares Historia, 2018, 125 p.
Texte intégral
1La liste s’étoffe des ouvrages universitaires qui reviennent sur l’histoire politique contemporaine et en particulier sur l’histoire des gauches dans l’espace latin, autrement dit en Italie, au Portugal, en Espagne et en France, selon un critère géoculturel qui embrasse une certaine forme a priori de communauté de destins, qu’on la nomme « latinité », « sud » ou « arc méditerranéen ». De ce point de vue les publications espagnoles sont abondantes et régulières et nous en avons autant que possible rendu compte ou nous les avons signalées au moment de leur publication.
2Une telle abondance pourrait être à la source d’un nouveau problème, qui serait l’absence de thèses contradictoires. Le danger de cantonnement dans l'approche descriptive, voire dans la répétition, n'est jamais à exclure. Un autre problème se pose, celui-là même de la valeur opératoire du terme « gauche/s » ou même du simple usage des formules bien connues : « être de gauche », « être à gauche de… » ou « plus à gauche que… ». L’usure du terme est telle qu’il aurait été souhaitable que la sémantique liée à l’exercice parlementaire soit questionnée au préalable, ce qui n’est pas le cas dans de nombreux ouvrages.
- 1 Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche : de l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme (...)
3Doit-on franchir le pas que franchit le philosophe Jean-Claude Michéa quand il affirme que la gauche « ne signifie plus que la seule aptitude à devancer fièrement tous les mouvements qui travaillent la société capitaliste moderne, qu’ils soient ou non conformes à l’intérêt du peuple ou même au simple bon sens. »1. Ou doit-on considérer que le ni droite ni gauche, qui peut avoir des origines et motivations très diverses, est devenu la traduction de l’impossibilité de changer le cours des choses (les politiques néolibérales et des alternances sans changement, du there is no alternative) ou au contraire du retour à une vision guesdiste de la conquête de l’hégémonie sans compromis ni alliances incarnée ces dernières années par de nouvelles formes politiques comme Podemos à ses débuts ou La France Insoumise encore aujourd’hui.
4De nombreuses monographies font autorité : celles de Rafael Termes et Jacques Maurice à propos de l’anarchisme, de Santos Julia sur le socialisme, de Gregorio Morán, Carme Molinero et Pere Ysàs ou Francisco Erice sur le communisme en Espagne. Et dans le domaine de l’histoire des gauches espagnoles nous devons citer aussi les travaux sur l’histoire du socialisme espagnol, du professeur Michel Ralle, membre du collectif de notre revue et de son Conseil scientifique, décédé en décembre dernier.
5Aujourd’hui, les études se font beaucoup plus précises pour deux raisons essentielles. En premier lieu l’accès à de nouvelles archives a été largement facilité (ouverture de fonds, numérisation). Ensuite, les recherches sont menées par de nouvelles générations qui n’ont pas vécu ces années-là et disposent donc de la distance nécessaire pour les traiter avec moins d’empathie ou en tout cas à partir de points de vue différents.
- 2 Frédéric Heurtebize, Le péril rouge. Washington face à l’eurocommunisme, Paris, PUF, 2014, 392 p.
6De façon plus accentuée certains travaux explorent quelques spécificités dans une approche comparatiste, soit par la confrontation des orientations et de l’action politique de tout ou partie de ces gauches dans une période donnée ou autour d’une question spécifique. Dans les deux cas les années soixante et les années soixante-dix semblent être au centre de ces intérêts. Pour l’Espagne et le Portugal parce qu’elles correspondent à un bouleversement de fond de la société et de ses institutions, pour l’Italie et la France parce qu’elles peuvent être définies comme des temps de crise totalisante, économique, sociale et politique. Dans les nouvelles générations, nous citerons les travaux de Giame Pala, d’Emanuele Treglia et de Marco di Maggio qui travaillent dans une perspective comparatiste ou, dans une perspective tout aussi comparatiste mais plus excentrée, ceux de Frédéric Heurtebize, par exemple, qui portent sur la relation des Etats-Unis et de l’Europe, plus particulièrement de la perception américaine du communisme européen de l’ouest dans un contexte de guerre froide et de crise politique et sociale à l’échelle mondiale2.
7L'ouvrage codirigé par Andreu Mamayo et Javier Tébar participe de ce mouvement. Les deux éditeurs sont tous les deux professeurs de l'ub et leur propose est d’illustrer la métaphore générale qu'ils mettent en avant pour traiter de l'histoire des gauches, celle de la figure géométrique de la parabole, une ligne ascendante dans un premier temps qui chute à des rythmes divers. Nous nous garderons de commenter cette métaphore graphique que ce soit celle de la parabole inversée, de l’hyperbole ou de la courbe de Gauss-Laplace. Parce qu'ils considèrent cette figure comme le trait commun des six chapitres présentés, il pourrait aussi leur être rétorqué aux auteurs que cette ligne ascendante et descendante est le propre de toutes les constructions humaines, qu'elles soient sociales ou politiques ou même qu'elles relèvent du public ou de l'intime, les évènements successifs à la crise de 2008 en Europe illustrent bien cette fragilité constante.
8La question qui se pose toujours quand on aborde un sujet historique c'est le choix de la période. Le choix des organisateurs de l'ouvrage a été de fixer comme dates limites 1968-1982. En quelque sorte un large espace autour de la décennie des années soixante-dix. Le choix de 1968 est justifié car les événements de cette année sont présentés comme plus amples que le mai 68 français ou que le printemps de Prague que chacun a en tête. Cette année est vue comme celle de l'apparition de « lignes de rupture dans les hiérarchies sociales » à l'échelle mondiale. L'énumération des faits destinés à montrer la réalité de cette échelle mondiale (luttes étudiantes en France, Allemagne, Italie, États-Unis, Pologne et Tchécoslovaquie) est étrangement incomplète puisqu'il n'y est jamais questions de luttes sociales à l’échelle européenne ni a fortiori à l’échelle mondiale. En particulier il n’est question ni des luttes ouvrières en France, en Italie, en Belgique ni même en Espagne. Or les années 60-68 abondent de mouvements sociaux durement réprimés quelquefois. Aussi parler d'un « spectaculaire hausse de la conflictualité » à partir de l'année 68 semble ne pas tenir compte de ces antécédents. Nous serons cependant d'accord avec les auteurs pour penser que dans la nouvelle classe moyenne bénéficiaire de la massification du recrutement universitaire cette année 68 est celle de l'extension inédite d'une « culture de gauche » et en particulier d'un intérêt manifeste pour le marxisme jusqu'alors impensable dans ces milieux, ce qui conduira à une ère hégémonique assez brève mais bien réelle de l’influence communiste dans les milieux à haut niveau d’instruction et de diplômes au début des années soixante-dix. Dans le cas du pcf les archives livrent un élément significatif de cette brève période d’hégémonie au travers des études de la composition socioprofessionnelle des membres du pcf montrant que pendant les années 1968-1971, la classe moyenne salariée est le premier groupe représenté, avant les ouvriers ou les employés.
9Les huit auteurs des six chapitres examinent la question des gauches toujours à l'intérieur d'un cadre national (Italie, France, Grèce, Portugal et Espagne). Seul le premier chapitre, La Europa del Sur en los años setenta : una izquierda en transición, de l'historien américain Geoff Eley, propose un angle de vue plus large.
10C'est en quelque sorte l'article le plus original de l'ensemble car il montre à la fois l'état inégal de développement et d'insertion sociale des forces essentielles de la gauche européenne : les partis socialistes et les partis communistes, comme le développement inégal des partis de filiation identique d'un pays à l'autre. Il tente de montrer que si les communistes se situent dans une certaine continuité politique, les partis socialistes en tant que forces électorales sont de nouvelles créations, en témoignent leurs congrès rénovateurs, celui d'Epinay pour le ps français (1971), celui de Suresnes pour le psoe (1974).
11L'angle d'attaque de l'auteur repose sur le fait que ne peuvent être exclues de l'analyse de ce labyrinthe les questions que les médias qualifient aujourd'hui de « sociétales » et « culturelles » au sens large comme le questionnement sur les modes d'action politique, pas seulement l'usage qui se généralise du port du blue-jeans mais surtout de l'usage de la violence. Dans les cas concrets de son usage (à partir du milieu des années soixante-dix), l'auteur souligne les stratégies de tension qui se mettront en place, entre les États et les groupes terroristes et à l'intérieur même des gauches entre le terrorisme révolutionnaire et les partis ayant choisi la voie de la rupture pacifique. Nous pourrions aussi avancer l'idée que cette question intéresse l'Europe du sud mais tout autant celle du nord (Irlande, Allemagne) que les États-Unis (Mouvements pour les droits civiques) ou même l'Argentine, l'Uruguay et de nombreux autres pays de la planète. L’auteur évoque une crise des Etats-providence, avec la remise en cause de leurs lourdeurs bureaucratiques et l’endettement croissant. Sur ce dernier point, il faut nuancer car l’endettement public des pays du sud européen reste à un niveau très bas encore (18 % du pib en France, 7,3 % en Espagne ou encore 28 % en Grèce). Nous retiendrons le fait qu’à la fin de la décennie des années soixante-dix, le communisme a perdu la bataille des idées, l’hégémonie basculant alors vers un ultralibéralisme incarné par l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, politique qu’adoptèrent autant François Mitterrand en France que Felipe Gonzalez en Espagne. Et qui vont contribuer non pas à réduire la dette mais à tailler dans les dépenses de l’Etat, à laisser la dette privée grimper à des hauteurs vertigineuses et à la dette publique jusqu’à la série de crises endémique (la bulle internet à la fin des années 90, la crise financière de 2008).
12La conclusion de Geoff Elley ramasse en quelques lignes une vision du présent politique européen en pleine évolution qui, faute d’espace n’est pas vraiment développée (l’apparition de nouveaux mouvements sociaux ou politiques) et il avance une hypothèse : le du fossé qui sépare le socialisme européen néolibéral et les forces vives des sociétés nationales se trouvent dans ces temps trouve ses racines dans ces années soixante-dix.
13Le chapitre que consacre Andrea Sangiovani aux gauches italiennes revient en préambule à ce dogme idéologique selon lequel à la fin des années soixante-dix la croyance était répandue de l’hégémonie du marxisme et de ses valeurs dans la société italienne, de ce qu’Umberto Eco qualifiait alors de « vision marxiste de la société ». Cependant ces années consacraient aussi la rupture définitive entre le pci et son bloc d’influence et les mouvements de jeunesse plus ou moins radicaux ou violents qui lui contestaient l’espace à sa gauche. Pendant le même temps le psi amorçait avec Bettino Craxi un virage néolibéral identique au psoe et au ps français. De la même façon l’auteur évoque ces années soixante-dix comme celles de l’apogée et de l’écroulement des gauches. L'auteur reprend de façon judicieuse la métaphore de Rossana Rossanda des années d'éclatement de « l'album de famille » des marxistes.
14Il nous rappelle que 68 ne fut pas un fait exclusivement français mais bien le premier mouvement social européen de l’après-guerre qui mettait en cause, selon l’analyse qu’en propose l’historienne Marica Tolomelli, « le déphasage entre démocratie formelle et démocratie substantielle », question qui est toujours à l’ordre du jour des mouvements sociaux contemporains, qu’ils soient nouveaux ou anciens. Mouvement qui mettait en contact aussi les étudiants, issus pour la plupart des classes moyennes urbaines, avec le monde ouvrier, échangeant leur élan anti-autoritaire contre la connaissance et l’expérience de la lutter sociale de ce dernier. Cette rencontre provoquera une opposition de critères et de modèles entre la culture du pci, gradualiste et pactiste et celle des antiautoritaires plutôt influencés par la New Left anglo-américaine, pour l’essentiel de ses nombreuses composantes. A tel point que ces derniers considéraient le pci comme « l’obstacle de toute politique révolutionnaire », puisqu’il ne considérait plus comme essentiel l’objet de la révolution mais s’était engagé dans une politique réformiste et tacticienne. Or le rejet de l’usage de la force pour transformer la société était l’un des principes fondamentaux sur lesquels les pc d’Europe s’appuyaient, à l’exception notable du pcp qui n’en rejetait pas la possibilité, compte-tenu des circonstances particulières dues à la guerre d’Angola. Ce rapport différent avec la violence creusera les conflits entre le pci et l’extrême gauche dès la fin des années soixante, le pouvoir en place ayant recours, comme l’extrême droite à la désormais connue « stratégie de la tension » qui atteindra son paroxysme quelques années plus tard au cours des années dites de plomb.
- 4 Isabelle Sommier, La violence politique et son deuil, Rennes, PUR, col. Res publica, 2015, p. 48.
15Cette tension poussera, selon l’auteur, le pci à ouvrir une nouvelle étape politique, celle du compromis historique entre « le parti des travailleurs et les forces de gauche » pour éviter, selon les termes d’Enrico Berlinguer « que ne se forme un front large clérico-fasciste » comme ce fut le cas au Chili en 1973. Cette même année 73 verra également, si l’on suit Isabelle Sommier4, les mouvements autonomes prendre le relais de l’extrême gauche, pendant que le PSI tentait d'investir le centre-gauche afin de couper un tant soit peu d'herbe sous les pieds du PCI, encore attaché, selon les socialistes à un concept léniniste du communisme.
- 5 Xavier Vigna, “La izquierda en Francia ante los movimientos sociales”, p. 35-50.
16Les gauches françaises vivaient un moment au moins aussi complexe, c'est ce que souligne Xavier Vigna dans son article5.Pour une large part, la nécessité d’alliances à gauche répond aux réformes institutionnelles voulues par le gaullisme dont l'objectif était de forcer à la bipolarisation gauche-droite. Les faits de 1968 et la grande grève du mois de mai mettront en relief à la fois la profonde faiblesse de la gauche non-communiste, incapable de saisir le sens profond des demandes sociales et la faiblesse des communistes qui, tentant de se présenter comme parti de gouvernement, rompait, après un long processus qui n'est pas évoqué, avec sa posture de parti révolutionnaire pour préserver le « compromis républicain ».
- 6 Pierre George, Nécessités et difficultés d'une décentralisation industrielle en France, Annales de (...)
17Par ailleurs, les deux partis souffraient de la crise industrielle qui affectait leurs grands bassins d'influence : le nord minier pour les socialistes, les industries mécaniques de Paris et sa banlieue et des zones de décentralisation voulues par le plan et appliquées au cours des années 506.
18Ainsi se sont formées les projets de politique d’alliances, La difficulté est de rendre compte des modalités de cette formation. Pour Xavier Vigna, ce projet semble n'émaner que de la volonté exclusive du nouveau Parti socialiste né à Épinay en 1971, réduisant à une position subalterne et même à la non-existence, le projet d'union promu par le PCF :
C'est alors [après Epinay] que le Parti socialiste français se rapprochera du Parti communiste, en obtenant l'union de la gauche avec le PCF lui-même et un troisième parti subalterne -la Mouvement des Radicaux de gauche- et signera en juin 1972 un programme commun de gouvernement décidé à rompre avec le capitalisme. (p. 38)
- 7 Changer de cap, programme pour un gouvernement démocratique d'union populaire, Paris, Editions soci (...)
19Il oublie à la fois la longue campagne pour l'union de la gauche menée par le pcf depuis 1964 et, surtout, l'immense campagne que ce dernier engage dès 1970 pour promouvoir un projet de programme commun7 dont le texte servira de point de départ à la négociation de 1972.
20De même las conditions de la rupture en 1977 sont attribuées au seul pcf mais sans en donner le motif.
21L'article de l'auteur après un double paragraphe sur les évolutions respectives des deux partis de gauche (ascendante pour l'un, en déclin pour l'autre) dont on peut dire qu'il ne déroge pas à l'histoire officielle, nous propose un court panorama du surgissement des nouvelles conditions de la luttes sociale, du mouvement féministe et des actions de désobéissance civile en montrant comment le ps, usant d'un discours triangulé, « chevauchait le tigre » plus facilement que le pcf, dont la position sur ce terrain étaient, « rigide », « moralisatrice », « manquant de nuances » ou encore « trop nationaliste ».
- 8 Claude Willard, Le mouvement socialiste en France (1893-1905) : les guesdistes, Paris, Éditions Soc (...)
22On pourra donc reprocher à l'auteur un certain nombre d'insuffisances, certainement dues, encore une fois, au caractère collectif de l'ouvrage et forcément contraint des chapitres, mais également à la difficulté de ne pas avoir une approche suffisamment critique du récit dominant en France sur les politiques d'union, le réformisme et le rôle du discours « anticapitaliste » dans les stratégies politiques de conquête de l'hégémonie à gauche. Ajoutons que la lecture aujourd'hui de cette politique telle qu'elle se développa dans les années soixante-dix, aurait mérité une lecture moins mainstream et plus attentive au temps long de l'analyse historique. Autrement dit, comment penser ces années passées à la lumière du temps politique présent et des bouleversements récents dans la configuration d’une gauche vue aujourd’hui comme émiettée ? Comment les penser également sans scruter les persistances, sous des formes diverses, d’un courant néo-guesdiste, à la lumière, par exemple, des travaux déjà anciens de Claude Willard8 ?
- 9 « La izquierda griega: desde la clandestinidad y el radicalismo a la legalización y el apaciguamien (...)
- 10 « Las izquierdas portuguesas entre la crisis de la dictadura y la democratización por la vía revolu (...)
23Dans les années soixante-dix, les gauches grecques et portugaises, comme l gauche espagnole, se trouvaient dans une position plus difficile, accompagnant une sortie de dictature qui, sous des aspects et selon des circonstances assez différentes, supposaient à la fois des questions identiques à celles des autres pays d’Europe (divisions et contraste des perspectives entre groupes ou partis révolutionnaires et mouvements réformistes) mais également à des questions stratégiques beaucoup plus complexes. En effet, on ne peut ignorer le poids de la répression, ni la nécessité du « calage » de leurs politiques sur une sortie de crise majeure, paramètres essentiels. On ne peut ignorer non plus le poids des interventions des puissances politiques extérieures, le rôle de la Fondation Friedrich Ebert fut décisif pour soutenir logistiquement le renforcement du Parti Socialiste portugais et la création du pasok en 1974 (dans une moindre mesure puisque le danger d’hégémonie des communistes est écarté) comme il le fut également pour le psoe après le Congrès de Suresnes, en concédant de considérables moyens financiers et de formation pour que ces partis sociaux-démocrates assument une ligne modérée et centriste. L’article de Magda Fytili9 comme celui de Manuel Loff et Álvaro Cúria10 insistent tous deux sur la position dominante des communistes dans la résistance aux dictatures mais porteurs déjà de certaines failles qui, malgré leur présence dans le tissu social, se traduiront pour l’un (le kke) par une scission en 1968 aux conséquences durables, par un isolement notable pour le pcp, isolement qui durera jusqu’en 2015, sans jamais démentir une certaine vitalité de sa présence et de son discours. Il faut cependant noter des différences fondamentales relevées dans les analyses que proposent les auteurs. En effet, si le pcp défendra une ligne ouverte en matière politique, il ne se pliera pas à une politique de concessions en matière économique et sociale, ce qui se traduira par sa présence hégémonique dans la centrale syndicale cgtp. Le kke craignait, selon Magda Fytili, que les mouvements sociaux mettent en péril le consensus social « qu’il avait lui-même accepté ».
Ce dernier article est signé par Carme Molinero, dont chacun connaît les qualités d’analyse, sa profonde connaissance de cette période et de l’histoire récente des gauches espagnoles et catalanes. Les éléments déjà bien connus de la phase de transition de l’Espagne vers la démocratie parlementaire et vers le recouvrement des libertés fondamentales sont présents et exposés synthétiquement. Carme Molinero rappelle le rôle prépondérant dans la lutte contre le franquisme de cette combinaison insolite entre les communistes et leur force organisatrice, leur expérience et leur projet de « socialisme dans la liberté », les mouvements sociaux dans les usines et quartiers et la myriade d’organisations chrétiennes avancées, ou d’obédience trotskyste et maoïstes, essentiellement implantées dans le milieu universitaire. Comme nous le soulignions plus haut à propos du pcf, Carme Molinero insiste sur le fait que la gauche militante enregistrait, compte-tenu de la variété des mouvements sociaux et de l’arrivée de nouveaux groupes sociaux dans les luttes, à la fois un renouvellement générationnel mais également un rupture culturelle profonde par rapports aux décennies antérieures. Tout ceci changeait la nature et la forme du militantisme, plus participatif et plus souple dans ses modalités d’expression et ses objectifs. Le pce réussira partiellement cette mutation.
24Or, l’histoire l’a montré, le basculement de l’hégémonie à gauche vers la social-démocratie changera pour longtemps et certainement à jamais la donne politique de la gauche espagnole. Symboliquement le basculement s’opère tard, en 1974, à la faveur de la prise de fonctions de Felipe Gonzalez, qui marginalisera définitivement les socialistes de l’extérieur, la vieille garde incarnée par Rodolfo Llopis et le socialisme autogestionnaire, celui du psp de Tierno Galván. Il le fera en usant d’un discours radical, pour gagner sur sa gauche et d’une politique économique et sociale plutôt inspirée par la tradition social-démocrate européenne. Le psoe bénéficiera également de la légalisation tardive du pce pour développer à la fois son organisation, et pour déployer son double discours. Les élections législatives de 1977 firent la démonstration du succès de cette stratégie en plaçant le parti socialiste largement en tête de la gauche avec plus de 5, 3 millions de voix contre 1,7 M. de voix pour le pce. Ainsi la proposition communiste d’un gouvernement d’union nationale pour faire face aux effets de la crise économique et aux menaces d’une droite franquiste nostalgique ne fut suivie d’aucun effet. Au début des années quatre-vingt, cet échec provoquera une crise interne fatale à l’intérieur du pce-psuc, crise précédant de quelques années l’écroulement du communisme à l’échelle européenne.
25La forme politique espagnole adoptait dès lors le système de l’alternance modérée au centre, vieille recette politique héritée de l’époque de la restauration, interdisant toute politique sociale novatrice. C’est une politique d’adaptation aux desiderata européens qui sera menée, pudiquement appelée « política de modernización social », une politique qui mènera certes à l’intégration de l’Espagne dans la Communauté européenne mais aussi à une nouvelle crise sociale au début des années quatre-vingt-dix.
26Pour conclure, disons que de nombreux travaux font référence à cette histoire de la gauche ou des gauches en Europe, tentant de répondre à deux questions centrées autour d’une idée : si l’effondrement du communisme trouve certaines réponses dans la faillite du système socialiste, celui plus récent de la social-démocratie, diluée dans des ensembles libéraux, n’a pas encore trouvé de réponse.
27Il est vrai que nous sommes dans la séquence n° 2 d’un processus défini par Yves Potel il y déjà une douzaine d’années :
- 11 Jean-Yves Potel, « La fin du communisme », Strates [En ligne], 12 | 2006, mis en ligne le 19 juille (...)
La fin du système communiste en Europe a sans doute libéré des millions de personnes du joug totalitaire, mais elle n’a pas été forcément « progressiste ». Elle a aussi créé de nouvelles conditions favorables pour la guerre, la misère, le crime contre l’humanité, les viols et les tortures sur le continent. Elle a jeté des millions de réfugiés sur les routes, et accru les tourments du monde. Si elle pousse les États et les peuples à s’associer, elle a entretenu aussi des haines. Il y avait de nombreuses incertitudes hier et il en reste encore beaucoup pour l’avenir.11
28En un sens, ces incertitudes sont levées aujourd’hui et ces études sur les gauches peuvent être lues comme une sorte de mise en garde face au recul général des solidarités, du progrès social et au surgissement de la haine de l’autre comme parangon de la vie des nations. L’histoire politique contemporaine, y compris celle de ce qui n’est plus, sert ainsi à une meilleure compréhension du présent et à sa critique.
Notes
1 Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche : de l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Paris, Climats, 2013,
2 Frédéric Heurtebize, Le péril rouge. Washington face à l’eurocommunisme, Paris, PUF, 2014, 392 p.
3 Jean Ranger, « Le déclin du Parti communiste français », Revue française de science politique, 36ᵉ année, n°1, 1986. pp. 46-63. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/rfsp.1986.394235
4 Isabelle Sommier, La violence politique et son deuil, Rennes, PUR, col. Res publica, 2015, p. 48.
5 Xavier Vigna, “La izquierda en Francia ante los movimientos sociales”, p. 35-50.
6 Pierre George, Nécessités et difficultés d'une décentralisation industrielle en France, Annales de géographie, n° 377, 1961, p. 25-36.
7 Changer de cap, programme pour un gouvernement démocratique d'union populaire, Paris, Editions sociales, 1971,
8 Claude Willard, Le mouvement socialiste en France (1893-1905) : les guesdistes, Paris, Éditions Sociales, 1965, 770 p.
9 « La izquierda griega: desde la clandestinidad y el radicalismo a la legalización y el apaciguamiento social », p. 51-64.
10 « Las izquierdas portuguesas entre la crisis de la dictadura y la democratización por la vía revolucionaria », p. 65-80.
11 Jean-Yves Potel, « La fin du communisme », Strates [En ligne], 12 | 2006, mis en ligne le 19 juillet 2007, consulté le 27 avril 2019. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strates/1612
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Crédits | Source : Jean Ranger, Le déclin du Parti communiste français, p. 583 |
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Pour citer cet article
Référence électronique
Serge Buj, « En el laberinto, las izquierdas del sur de Europa (1968-1982) », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 22 | 2019, mis en ligne le 13 juillet 2019, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccec/8278 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccec.8278
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