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Comptes rendus

Los funerales políticos en la España contemporánea. Cultura del duelo y usos públicos de la muerte

Marie-Angèle Orobon
Référence(s) :

Pierre Géal y Pedro Rújula (coords.), Los funerales políticos en la España contemporánea. Cultura del duelo y usos públicos de la muerte, Zaragoza, Prensas de la Universidad de Zaragoza, 2023, 447 p.

Texte intégral

  • 1 Michelle Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à (...)
  • 2 Citons en particulier Emmanuel Fureix, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique ( (...)

1« Une nouvelle forme de protestation naît vers 1820. Des foules énormes se réunissent à Paris pour les enterrements de l’opposition “libérale” : le cercueil est porté à bout de bras et les couronnes civiques sont déposées sur le char funèbre ». C’est ainsi que Michelle Zancarini-Fournel évoque l’apparition, dans la France de la Restauration, des funérailles politiques à caractère protestataire1. Élargissant la perspective aux deuils publics, Emmanuel Fureix a révélé, dans ses nombreux travaux, toutes les virtualités que représente l’instrumentalisation de la mort à l’époque romantique pour le renouvellement de l’histoire politique2. Placé justement sous l’égide de cet historien et dans le sillage de l’ouvrage coordonné par Jesús Casquete et Rafael Cruz, Políticas de la muerte. Usos y abusos del ritual fúnebre en la Europa del siglo XX (Madrid, Ediciones de La Catarata, 2009), le livre Los funerales políticos en la España contemporánea. Cultura del duelo y usos públicos de la muerte explore les usages politiques du deuil et de la mort exercés aussi bien par l’opposition que par les pouvoirs établis, en Espagne du XIXe au XXIe siècle. L’ouvrage, issu d’un colloque organisé par les universités de Grenoble-Alpes et de Saragosse en 2019, réunit seize historiens et se structure, après une courte introduction, en quatre grandes sections, parachevées par un chapitre conclusif qui analyse, transversalement, les apports de ce volume dirigé par Pierre Géal et Pedro Rújula.

  • 3 Signalons ici que Pierre-Marie Delpu et Pierre Géal coordonnent aux côtés de Silvia Caviccholi et R (...)

2La première partie est, en quelque sorte, un riche prolongement de l’introduction. Elle dessine, en effet, les contours de la notion de mort publique en tant qu’objet historique, c’est-à-dire en tant que champ pour l’étude de l’histoire politique, depuis trois points de vue. Théorique, tout d’abord, où Pierre Géal replace les enterrements politiques dans le cadre de la « politique informelle », hors donc des institutions et des partis, et entendue comme vecteur de politisation, visibilisation et cohésion de communautés exclues de la politique. Transversal, ensuite, dans un foisonnant deuxième chapitre, où Pierre-Marie Delpu envisage l’évolution des rituels funéraires publics dans leur dimension européenne – notamment en Europe méridionale – et sur un long XIXsiècle : leur démocratisation et leur conversion en lieu d’expression de l’opposition, les cortèges se muant alors en funérailles-manifestation. Les transpositions politiques du martyre comme élément commun à l’Europe du Sud catholique, à partir de la Révolution française3, puis la mortalité liée aux guerres coloniales, à la Première Guerre Mondiale et au resurgissement de la violence politique ont renforcé en Europe la nationalisation du deuil politique (p. 67). Enfin, dans une troisième approche, Isabelle Renaudet étudie, depuis l’angle de la législation et des mentalités, la gestion de la mort et des morts au XIXe siècle, en se centrant principalement sur la modernisation, apportée par l’évolution des règles d’hygiène, et la sécularisation des cimetières, qui ont entraîné de nombreux conflits entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux, jusqu’alors prépondérant dans ce domaine.

3L’organisation chronologique qui gouverne les trois autres parties permet de dégager l’importance des enterrements publics pour comprendre, dans toute sa complexité, la modernisation politique et sociale à l’époque contemporaine, ses avancées et les résistances qu’elle a suscitées. La construction nationale, liée au libéralisme et à la modernité politique, est approchée par Marie Salgues à travers l’analyse des sermons prononcés lors des hommages rendus aux victimes du 2 mai entre 1808 et 1840. Cet intéressant éclairage sur le clergé libéral est aussi une autre façon de montrer, dans les pas des recherches menées par Christian Demange, combien ces commémorations ont été fondatrices d’un rite funéraire patriotique, c’est-à-dire libéral. Les chapitres suivants de cette deuxième partie s’intéressent aux pratiques partisanes des funérailles au long du XIXe siècle : les libéraux entre 1808 et 1843 (Jordi Roca Vernet), les progressistes (Florencia Peyrou) et les républicains (Óscar Anchorena Morales). Logiquement, les traits communs ne manquent pas entre ces courants issus de la même matrice libérale : la visibilisation et la consolidation de ces formations par l’occupation croissante de l’espace public lors des cortèges à vocation contestataire ; le renforcement des identités politiques ; la sécularisation des funérailles ; l’héroïsation des défunts. Pointons aussi quelques spécificités propres à chaque moment et formation politique. Jordi Roca, par exemple, met en avant le rôle joué par les veuves dans la construction mémorielle des défunts, en évoquant, entre autres, Emilia Du Guermeur, épouse du général Lacy, ou Juana de Vega, veuve de Espoz y Mina (p. 127 et sq.). Tout en soulignant la volonté inclusive des progressistes de « faire nation », Florencia Peyrou voit aussi dans l’organisation hiérarchisée des cortèges funéraires le reflet de culture politique progressiste qui maintient les couches populaires sous tutelle (p. 178-179). Quant à l’occupation de l’espace public, Óscar Anchorena montre combien les cortèges funèbres républicains deviennent à la fois un véritable enjeu politique par l’imposition de certaines déviations par rapport aux plans concertés avec les autorités et une sorte de vitrine alors que la symbolique républicaine connaît un essor inédit.

4Moins cohérente idéologiquement, la troisième partie, située au tournant des XIXe et XXe siècles, n’en révèle pas moins toute la potentialité des rituels liés aux enterrements en tant que vecteurs de cohésion au sein des forces d’opposition, qu’il s’agisse des carlistes, des catholiques, des socialistes ou des nationalistes. Selon Pedro Rújula et Jordi Canal, c’est avec la fête des « Martyrs de la Tradition », qui rappelaient les martyrs du christianisme – mais que l’on peut considérer aussi comme une réplique aux « martyrs de la liberté » –, instituée par le prétendant Carlos VII en 1895 que l’usage politique de la mort trouve son sens le plus achevé dans le carlisme (p. 232). Pour l’Église catholique, comme le montre Francisco Javier Ramón Solans, les funérailles de personnalités civiles – José Zorrilla, José Canalejas, Marcelino Menéndez Pelayo – et religieuses deviennent un instrument de reconquête sociale dans une Espagne en phase de déchristianisation à la fin du XIXe siècle. L’étude détaillée du cas du cardinal Soldevilla, assassiné en 1923 par un anarchiste, donne à voir la mobilisation de masse dont fut capable l’Église pour transformer des funérailles catholiques en événement politique, national et médiatique. Dans le chapitre opportunément intitulé « Muerte y resurrección de Pablo Iglesias Posse », Francisco de Luis montre que la disparition du fondateur et leader charismatique du PSOE a galvanisé les forces socialistes. Enfin, en ce qui concerne les nationalismes périphériques en Espagne – avec quelques légères incursions dans d’autres nationalismes européens, principalement le cas des Flamands –, Barbara van der Leeuw analyse la vertu rassembleuse de la mort des leaders.

  • 4 Pour paraphraser Zira Box, à qui l’on doit plusieurs études sur le sujet, citées dans le chapitre.
  • 5 María Laura Martín Chiappe est l’auteure d’une thèse intitulée Micropolíticas del entierro digno : (...)

5La quatrième partie aborde les politiques de la mort de 1936 à nos jours. Quoique l’historiographie du temps présent ait largement exploré cette problématique, l’apport des trois chapitres de cette section ne fait aucun doute. Miguel Ángel del Arco Blanco revient sur l’instrumentalisation, du côté rebelle et par le franquisme, des morts de la Guerre Civile, personnifiée par José Antonio Primo de Rivera – transfiguré en martyr national4 – et matérialisée dans le Valle de los Caídos, dont l’inauguration en 1959, souligne l’historien, marque, à la fois, le sommet et le déclin des politiques de la mort sous le franquisme (p. 331). Jesús Alonso Carballés rappelle combien les morts ont défini les étapes politiques du tardofranquisme à la Transition : Carrero Blanco en 1973, Franco en 1975, les morts causées par la violente répression de la grève de Vitoria de mars 1976, le sanglant attentat perpétré par l’extrême-droite contre l’étude d’avocats de la rue d’Atocha à la fin du mois de janvier 1977. Au-delà, le bornage chronologique de ce deuxième chapitre, de l’enterrement de Carrero Blanco à celui de Tierno Galván (1973-1986), permet à Alonso Carballés de dégager la dynamique de dépolitisation de la mort. Ainsi, plus qu’au militant, c’est au Tierno Galván humaniste et festif que l’on a rendu hommage ; auparavant, les ré-inhumations de Largo Caballero (1978) – dont les fonctions de gouvernement sous la Seconde République furent passées sous silence – de Alcalá Zamora (1979) – sans représentation des institutions –, d’Alphonse XIII (1980) – au contraire avec toute la reconnaissance institutionnelle – avaient été la preuve de l’effacement de la République au profit du triomphe de la monarchie (p. 361-365), dans un contexte politique dominé par la réconciliation. Quant à la recherche, exhumation et dignification des dépouilles des victimes du soulèvement contre la République, María Laura Martín Chiappe l’aborde depuis l’angle des ré-inhumations et de leurs différentes ritualisations, politiques ou pas, en étant attentive, notamment, aux pratiques culturelles des communautés locales qui visent à resserrer les liens entre les vivants et les morts5. Justement, ce dernier chapitre (quelque peu endeuillé, à mon sens, par l’abus d’italiques ou de guillemets qui brouillent l’analyse scientifique « Guerra Civil », « modernización » « Transición », etc.) mobilise la dialectique d’exclusion et d’inclusion en lien avec les ré-inhumations qui sont aussi des ré-humanisations (p. 379) de ces victimes de la répression franquiste, exclues de la communauté des morts et réintégrées dans la communauté des morts et des vivants.

  • 6 Dans « Passé, présent, futur : la mort et le temps politique », Revue d’histoire du XIXe siècle, dé (...)

6Stéphane Michonneau dégage, dans une éclairante conclusion, à la fois les tensions dont les funérailles politiques sont l’expression – entre sphères publique et privée, entre individu et collectivité, entre autres – et quatre lignes thématiques, dont celle des enterrements publics en tant qu’anticipation des politiques de la mémoire. Ce dernier chapitre ne manque pas de souligner la coexistence de différentes temporalités dans ces pratiques funéraires, entre passéisme et projection vers l’avenir. Dans la continuité de ce regard transversal et pour finir, je me permets d’ébaucher quelques autres axes qui me semblent sous-tendre l’ouvrage. Emmanuel Fureix a affirmé que les funérailles libérales « visaient à dire un état d’opinion et un rapport de force »6. Les funérailles politiques, étudiées ici sur le temps long et dans divers courants politiques, en sont une illustration.

  • 7 La France des larmes…, op. cit., p. 435.

7Par le biais de l’analyse des funérailles publiques, on peut noter que l’époque contemporaine et la modernité politique se caractérisent également par un mouvement paradoxal de sécularisation/désacralisation et de sacralisation/transfert de sacralité, cette « sacralité obscure du sang versé contre le “despotisme” ou la “tyrannie” », mentionnée par Fureix7. Ainsi la « recharge sacrée » au milieu du XIXe siècle alimente l’imaginaire politique des démocrates européens (Delpu, p. 59) ; Peyrou met l’accent sur la fécondité du sacrifice et la promesse de progrès pour l’avenir que celui-ci représentait (p. 172) ; De Luis note que l’idolâtrie, dont a été l’objet Pablo Iglesias après sa mort, s’est concrétisée dans des objets, photos, cartes postales, broches, c’est-à-dire une sorte de marchandising culturel aux limites du cultuel ; les nationalismes périphériques espagnols, mais pas seulement, comme le montre Leeuw, ont également emprunté au christianisme en convertissant les leaders en apôtres, messies, saints ou figures christiques (p. 299-301).

8Il ne fait guère de doute que les enterrements politiques ont été essentiels dans l’élaboration et diffusion des symboles des cultures politiques : les rituels mortuaires, les cortèges, la commémoration et la mythification de figures politiques, les panthéons réels ou symboliques ont été autant de dispositifs capitalisables symboliquement. Sans omettre l’importance des émotions dans la cohésion des communautés politiques. Si les inhumations constituent la cristallisation des émotions collectives (Renaudet), les exhumations, ré-inhumations ou les destructions de monuments évoquées au long des chapitres de ce livre des débuts du libéralisme jusqu’à aujourd’hui sont autant de recharges symboliques, les transferts des dépouilles mortelles se faisant l’incarnation des soubresauts de l’histoire et des changements politiques.

  • 8 Voir, entre autres, l’article de Pauline Petit, « Des larmes aux armes, la tradition des enterremen (...)

9L’ouvrage comporte une cinquantaine d’illustrations, gravures, plans ou photos, tout à fait bienvenues, mais la médiocre qualité des reproductions rend malheureusement difficile leur lisibilité, surtout en ce qui concerne les photographies. On peut relever quelques petites coquilles et quelques répétitions d’un chapitre à l’autre, mais c’est là inhérent à toute œuvre collective et ne remet nullement en cause la cohérence générale, au contraire. Ce volume dense et riche fait la brillante démonstration de la fécondité des enterrements politiques en tant qu’objet historique à l’époque contemporaine. Les obsèques de l’Afro-Américain George Floyd à Houston le 9 juin 2020, qui ont mêlé deuil, dénonciations des violences policières et revendications pour les droits civiques, en ont montré toute l’actualité8.

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Notes

1 Michelle Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, Paris, La Découverte, 2016, p. 217.

2 Citons en particulier Emmanuel Fureix, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ Vallon, 2009.

3 Signalons ici que Pierre-Marie Delpu et Pierre Géal coordonnent aux côtés de Silvia Caviccholi et Raquel Sánchez le programme européen AMAPOL, « Aspects du MArtyre POlitique (Europe méridionale 1800-1939) : constructions, discours, représentations », Casa de Velázquez (2023-2025). Le deuxième colloque d’AMAPOL, organisé par Pierre Géal et Laura Fournier-Finocchiaro, aura lieu à l’Université Grenoble-Alpes les 21 et 22 novembre 2024 et portera sur « L’iconographie du martyre politique en Europe du Sud (XIXe-XXe siècle) » : [https://luhcie.univ-grenoble-alpes.fr/appel-a-contributions-amapol]

4 Pour paraphraser Zira Box, à qui l’on doit plusieurs études sur le sujet, citées dans le chapitre.

5 María Laura Martín Chiappe est l’auteure d’une thèse intitulée Micropolíticas del entierro digno : exhumaciones contemporáneas de víctimas del franquismo y culturas memoriales transnacionales en el valle del Tiétar, Universidad Autónoma de Madrid, 2020.

6 Dans « Passé, présent, futur : la mort et le temps politique », Revue d’histoire du XIXe siècle, décembre 2002, p. 155-163.

7 La France des larmes…, op. cit., p. 435.

8 Voir, entre autres, l’article de Pauline Petit, « Des larmes aux armes, la tradition des enterrements politiques ». [https://www.radiofrance.fr/franceculture/des-larmes-aux-armes-la-tradition-des-enterrements-politiques-2640272], publié le 9 juin 2020 sur le site de France Culture. Consulté le 13 mai 2024.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Angèle Orobon, « Los funerales políticos en la España contemporánea. Cultura del duelo y usos públicos de la muerte »Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 32 | 2024, mis en ligne le 13 juillet 2024, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccec/18332 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/121xl

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Auteur

Marie-Angèle Orobon

Maître de conférences honoraire, Université Sorbonne-Nouvelle

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