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Études
Miscellanées

« ¡Democracia real antes ! » : Genèse de mobilisations citoyennes pour la démocratie participative dans l’Espagne pré-15M

« ¡Democracia real antes ! » : Génesis de movilizaciones ciudadanas pro-democracia participativa en la España antes del 15-M
« ¡Democracia real antes! »: The genesis of citizen mobilization for participatory democracy in pre-15M Spain
Mathias Rull Jan

Résumés

L’article se penche sur quelques initiatives citoyennes de promotion de la démocratie participative dans l’Espagne de la première décennie du XXIe siècle. Celles-ci ont été rares, mais constituent d’une certaine manière des précurseurs des Indignés espagnols, dont une des revendications centrales était l’accroissement de la participation citoyenne. Après avoir présenté ces initiatives (lieu, années, revendications précises, degré d’obtention), l’on s’attarde sur la nature des groupements qui les ont portées. On constate que derrière des collectifs nouvellement créés se trouvent des organisations agissant de longue date sur le territoire. On s’interroge ensuite sur les raisons qui ont amené ces acteurs traditionnels du lieu à formuler des revendications novatrices. Nous verrons alors que l’approfondissement de la démocratie locale ne constituait pas leur seule motivation. Pour finir, le texte avance des éléments qui ont pu contribuer à faire que ces mobilisations non seulement adviennent, mais s’installent dans la durée.

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Texte intégral

1« Défense du secteur public / Participation citoyenne / Stop corruption ». Ces trois revendications constituent le sous-titre du manifeste « Changer de modèle maintenant ! », formulé en 2011 dans le cadre du mouvement espagnol des Indignés1. Cet intitulé ne laisse guère de doute quant à la centralité de la participation de la société civile à la chose publique dans la profonde refonte du système politique que les militants de ce mouvement social appelaient de leurs vœux. Or ce mouvement des Indignados (plus communément appelé en Espagne « movimiento del 15M » en référence à la date de son apparition : le 15 mai 2011) non seulement allait mobiliser pendant des mois des dizaines de milliers d’Espagnols, mais allait de plus rencontrer l’adhésion d'une large majorité de leurs concitoyens2.

  • 3 Ernesto Ganuza & Joan Font, ¿Por qué la gente odia la política?, Madrid, Los Libros de la Catarata, (...)
  • 4 Mathias Rull, « ¿Quieren los españoles una democracia (más) participativa ? », Les Cahiers de Frame (...)

2Cet immense soutien populaire au 15M équivalait-il à une aspiration massive des Espagnols à un système démocratique plus participatif ? Diverses enquêtes, réalisées tant avant qu’après l’apparition des Indignés, indiquent bien que « la grande majorité de la population préférerait un système plus participatif que l’actuel »3. Pour autant, cette préférence citoyenne, a priori assez ancienne, ne s’était jusqu’alors guère traduite par une action sociale promouvant l’avènement de ce système plus participatif. De fait, les innovations démocratiques dans l’Espagne de la première décennie du XXIe siècle avaient été bien plus le fait de décisions volontaires des pouvoirs publics que de propositions ou de revendications de la société civile4.

  • 5 Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie, Paris, Le Seuil, 2008, p. 31.

3Par conséquent, en Espagne comme dans les autres démocraties occidentales, en ce début de troisième millénaire la « revendication d’association à la prise de décision n’est formulée politiquement d’une manière claire que par des groupements motivés et actifs, mais peu nombreux »5. Ces demandes sociales explicites de participation citoyenne ne sont pas pour autant inexistantes dans l’Espagne pré-15M : quelques mobilisations, essentiellement dans le cadre local, ont porté devant les autorités des propositions de mise en œuvre de processus participatifs.

4Le présent article porte sur quatre de ces mouvements citoyens pro-participation ayant été actifs en Espagne durant la première décennie du XXIe siècle. Les quatre sont apparus avant le mouvement des Indignés bien sûr, mais aussi avant le début de la crise économique qui a fortement touché l’Espagne à partir de l’automne 2008 (ce qui a accru considérablement le mécontentement social). Je commencerai par indiquer la nature précise des revendications de ces mobilisations, ainsi que leur degré d’obtention. Puis je m’attarderai sur la composition des collectifs ayant porté ces revendications. Nous constaterons alors que derrière des groupements apparemment nouveaux se trouvent essentiellement des acteurs impliqués de longue date sur le territoire. Une fois ce constat établi, nous aborderons les raisons qui mènent ces acteurs, que l’on peut considérer comme traditionnels, à formuler des revendications à la fois nouvelles pour eux et novatrices dans leur champ géographique d’action.

5Ces deux informations (quels sont les collectifs qui portent ces revendications et comment sont apparues lesdites revendications) nous permettront d’appréhender le processus de genèse de ces mobilisations citoyennes pro-démocratie participative.

Les cas étudiés : sélection, méthode et présentation générale

  • 6 Voir Rafael Ajangiz & Asier Blas, Mapa de experiencias de participación ciudadana en los municipios (...)
  • 7 Il s’agit de Zésar Martínez, de l’Université du Pays Basque, et de Javier Escartín, du Gouvernement (...)

6Les expériences sélectionnées devaient remplir les critères suivants : la promotion de mécanismes participatifs a débuté avant le mouvement des Indignés (et donc pendant la première décennie du XXIe siècle) ; cette promotion est très clairement d’origine sociale (et non institutionnelle) ; enfin le groupe promoteur a obtenu au moins partiellement gain de cause. Pour identifier les cas d’études, j’ai consulté d’une part les deux principaux recensements d’expériences participatives couvrant cette période en Espagne6 ; d’autre part deux spécialistes régionaux du sujet7. J’ai finalement retenu un cas de chacune des sources consultées. Chaque cas correspond à une communauté autonome différente. Deux concernent un quartier d’une capitale régionale et les deux autres des villes moyennes dans leur totalité. Notons enfin que toutes ces mobilisations sont non seulement antérieures au 15M, mais aussi au début de la crise économique qui a gravement et durablement touché l’Espagne à partir de l’automne 2008.

  • 8 Tous les propos issus des entretiens individuels et des groupes de discussion cités ci-après ont ét (...)
  • 9 Concernant le processus participatif de Pampelune en soi (et non le collectif qui l’a porté), voir (...)

7Les principales sources de l’étude ont été orales8 : des membres ou anciens membres des collectifs étudiés (entre six et neuf par cas), ainsi qu’un représentant de l’administration publique locale connaisseur de l’expérience. J’ai par ailleurs consulté les archives des collectifs étudiés ainsi que, le cas échéant, leurs publications (bulletins périodiques, tracts) et les documents produits dans le cadre des mécanismes participatifs mis en œuvre9.

8Le tableau suivant présente de manière synthétique les quatre cas d’étude : 

  • 10 Soit début 2024. C’était également le seul collectif encore actif au moment de la réalisation du tr (...)
  • 11 Le budget participatif implique la participation des organisations sociales et/ou des citoyens à la (...)

Commune / Quartier

Collectif promoteur

Mécanisme(s) promu(s)

Degré de concrétisation

Casco Viejo : centre historique de Pampelune (Navarre) ; 12000 habitants en 2003 (7 % du total de la commune)

Grupo motor del Plan Comunitario del Casco Viejo (actif de 2003 à 2010)

Planification participative du développement du quartier (Plan Comunitario)

(début de promotion : 2003)

- Lancement public du processus participatif : 23 avril 2005 ;

- Retrait rapide de la mairie (partenaire central) => poursuite avec d’autres soutiens (expert, universités)

- Formulation d’un diagnostic participatif du quartier, première étape du processus (publié en février 2006).

- Activités occasionnelles de réflexion et d’animation (entre 2007 et 2009).

- Plan communautaire en soi non formulé.

Guernica :

commune du Pays Basque située 30 km à l’est de Bilbao ; 15900 hab. en 2005.

Koordinadora Astra (actif de fin 2005 à nos jours10)

Définition participative de l’utilisation d’une infrastructure locale à l’abandon : usine d’armement désaffectée

(début de promotion : fin 2005)

- Trois processus participatifs menés à bien. Sujets : utilité à donner au lieu ; rénovation/aménagement des locaux ; fonctionnement/gestion du lieu.

- Nouvelle structure (centre culturel autogéré) active depuis fin 2012. Propriété municipale, autogestion sociale (accord municipalité – Koordinadora Astra)

Mejorada del Campo :

Commune de la Région de Madrid située à 20 km à l’est de la capitale espagnole ; 22000 habitants en 2008.

Colectivo Ciudadano por la Participación (actif de 2008 à 2015)

Budget participatif municipal11 (début de promotion : printemps 2008)

(Observation : autre revendication au tout début, rapidement abandonnée par manque d’unanimité au sein du collectif : auto-gestion d’une maison locale des associations)

- Occupation symbolique de la maison des associations (48h, printemps 2008).

- Budgets participatifs élaborés depuis 2012 (sauf en 2015). Montant inférieur aux attentes et aux engagements initiaux de la mairie : maximum 70000 euros en 2014, pour 20 millions de budget municipal annuel).

Barrio Oliver : quartier périphérique populaire de Saragosse (Aragon) ; 13000 habitants en 2009 (2 % du total de la commune)

Asociación de Vecinos del Barrio Oliver (active depuis 1971).

Planification participative du développement du quartier (Plan de Desarrollo Sostenible y Comunitario)

(début de promotion : mi-2008)

- Plan formulé (entre 2009 et 2011, plus de 600 habitants impliqués).

- Plan non mis à exécution par la nouvelle équipe municipale (2011-2015), malgré la réélection du maire sortant (José Antonio Belloch, PSOE).

2. Les collectifs promoteurs de démocratie participative

9Si l’on s’en tient à l’information du tableau précédent, dans trois des quatre expériences étudiées la revendication de participation a été portée par des organisations de création toute récente. Et la quatrième, à Saragosse, aurait été le fait d’une organisation classique de la société civile espagnole du tardo-franquisme et de la démocratie postérieure : l’association de quartier (la asociación de vecinos ou asociación vecinal, abrégée couramment AV). Il s’agit d’une organisation historique (c’est la deuxième AV la plus ancienne de la capitale aragonaise) qui a joué un rôle important dans les changements connus par le quartier depuis sa création.

10En réalité, les trois organisations nouvelles sont le fruit de synergies auxquelles ont systématiquement pris une part fondamentale un ou deux groupements locaux à la fois anciens et bien ancrés sur le territoire.

2.1. Le rôle prépondérant d’acteurs sociaux anciens

11C'est à Mejorada del Campo qu'il n’y a qu’un groupement. Et il s’agit là aussi de l'association de riverains (qui couvre ici toute la commune). À Pampelune, l'association de quartier du centre historique (dénommée Aldezaharra, « vieux quartier » en basque, et qui remonte également aux années 1970) constitue également l’un des deux piliers du Groupe Moteur du Plan Communautaire. L’autre est Aldezar, association qui se consacre elle à des activités destinées aux jeunes (loisirs, soutien scolaire, accès à la culture), et notamment à ceux issus des nombreux foyers défavorisés du centre-ville. Ces deux organisations locales étaient liées de longue date. Leurs relations allaient devenir de plus en plus fortes au fil des années, passant de la réalisation d'activités communes dans le quartier à la colocation puis l’achat partagé d’un espace de travail qu’elles transforment en centre socio-culturel de gestion associative (le « Centro comunitario Auzoenea »).

12À Guernica aussi, ce sont deux organisations locales qui sont à l’origine du collectif et de ses revendications pro-démocratie participative. Toutes deux sont liées à la jeunesse. L’une d’elle aura un rôle plus prépondérant dans l’expérience, en vertu du nombre de militants qu’elle apporte au début, puis de la durée de son engagement. Il s’agit de l'assemblée locale des jeunes (ou Gazteasamblada, en basque). Elle agit au début de concert avec Iparralde, une association locale de musiciens, pour la plupart jeunes également. Certains de ces jeunes musiciens prennent d’ailleurs aussi part à la Gazteasamblada, et contribuent par-là aux liens préalables existant entre les deux entités. Iparralde abandonnera au bout de quelques semaines la Koordinadora, préférant se concentrer sur son principal objectif : la création d'un lieu de répétition pour les nombreux groupes de musique de la commune. Quelques membres de cette association continueront cependant à participer à titre individuel au nouveau collectif.

13Guernica est donc le seul cas dans lequel l’association des riverains du territoire concerné n’est pas impliquée. Dans les trois autres cas, c’est donc l’organisation sociale locale la plus courante de l’Espagne tardo et post-franquiste qui a joué un rôle significatif dans l’apparition des revendications de mise en œuvre de mécanismes de démocratie participative. Ce rôle a été primordial et direct à deux endroits : à Saragosse bien sûr, où c’est directement l’association de quartier qui porte les revendications, mais aussi à Mejorada del Campo. Dans ce cas, c’est l’AV qui décide début 2008 de promouvoir auprès d’autres acteurs locaux la constitution d’une organisation qui la dépasse pour demander la mise en place dans la commune de processus participatifs. L’association de quartier mettra également à la disposition du nouveau collectif ses quelques moyens matériels, à savoir une salle de réunion et un poste informatique. Enfin, les membres de l’AV resteront à tout moment majoritaires au sein du Colectivo Ciudadano.

14Cette prépondérance ne répondait pas à une volonté de celle que nous pourrions qualifier d’« organisation-mère ». Elle a en fait été le fruit de deux facteurs concomitants : d’une part, une implication de la quasi-totalité des membres actifs de l’AV ; d’autre part, les difficultés à mobiliser en nombre d’autres mejoreños autour de ce projet. Comme partout, et probablement plus du fait de la rapide transformation de cette ancienne commune rurale en cité-dortoir de la lointaine banlieue madrilène, rares sont les riverains qui s’investissent dans la vie de la cité.

15Quant aux dirigeants des autres associations locales, la majorité ne trouve guère d’intérêt au nouveau mode de relation avec l’administration que propose le Colectivo. D’après ses promoteurs, il y avait au moins deux raisons à cela : d’une part, ils méconnaissent très largement les pratiques participatives (alors peu communes en Espagne) ; d’autre part, ils se satisfont des relations déjà établies avec les pouvoirs publics. Celles-ci consistent en l’obtention de ressources via des demandes concrètes directement adressées aux décideurs, à travers soit la réponse à des appels à projets ou à subventions, soit des rencontres personnelles avec les élus. Il s’est cependant trouvé trois représentants associatifs locaux qui se sont impliqués dans le collectif, issus respectivement d’un collectif d’immigrés, d’un groupe de jeunes et d’une association de femmes. Enfin, trois personnes ne provenant d’aucune organisation préalable y ont pris part à titre strictement individuel. Cette demi-douzaine de membres externes à l’AV était suffisante pour que l’on puisse parler d’un nouveau groupement aux bases sociales plus larges.

16À Pampelune, le rôle de l’association de quartier en tant que telle a été moindre pour deux raisons. Nous en avons déjà cité une : une autre association locale consolidée, Aldezar, prend une part semblable à celle de l’AV dans la gestation de la nouvelle organisation. L’autre motif est que ce n’est pas l’association en tant que telle qui s’implique dans la nouvelle dynamique mais, à leur propre initiative, certains de ses dirigeants et membres les plus actifs. Au premier rang de ces militants se trouve Txutxín Almingol, ancien président, leader historique et figure emblématique du mouvement des quartiers à Pampelune.

17De la même manière, ce sont des dirigeants et membres actifs de Aldezar qui s’investissent (un peu plus nombreux que ceux de l’AV), et non l’association en soi. Le nouveau collectif de Pampelune ne naît donc pas à l’initiative de deux organisations locales, mais d’individus actifs dans l’une ou l’autre de celles-ci. Tout comme l’AV de Mejorada, les deux organisations historiques mettront leurs ressources matérielles (les locaux notamment) au service du nouveau groupe. Et elles participeront en leur nom propre à des activités organisées dans le cadre de processus participatif du Plan communautaire. En revanche, elles ne s’impliqueront pas en tant que telles dans la nouvelle structure, comme en témoigne cet échange entre membres du Groupe Moteur :

  • 12 Groupe de discussion, Pampelune, 14-i-2016.
  • 13 Donatella Della Porta & Mario Diani, Los movimientos sociales, Madrid, Ediciones Complutense/CIS, 2 (...)

« M.A. : Les autres membres du bureau [de l’AV] n’ont pas assumé ce processus comme étant le leur. Ils en parlaient à la troisième personne. Parfois certains m’ont demandé : « Et le projet sur lequel vous travaillez, il en est où ? » Ils ne s’y identifiaient pas.
— P.P. : Oui, c’est vrai ; mais les synergies préalables entre les deux organisations ont été clés pour que ce projet naisse.
— M.A. : Ça c’est sûr »12.
Ces synergies préalables prouvent qu’ici, comme dans le cas de nombre de mouvements sociaux et autres mobilisations collectives, « les réseaux sociaux pré-existants ont facilité le développement de nouvelles formes d’action collective dans des étapes postérieures »13.

2.2. Des organisations traditionnelles, à l’origine de revendications novatrices

18En définitive, les associations de quartier, directement dans deux cas et à travers certains de leurs membres les plus actifs dans un troisième, ont joué un rôle déterminant dans l’apparition de ces demandes de démocratie participative. Il s’agit donc d’organisations traditionnelles, qui sont à l’origine de revendications d’un nouveau type. Le qualificatif « traditionnel » est également applicable à l’assemblée des jeunes de Guernica, principal acteur de la quatrième expérience étudiée ici. En effet, tout comme les AV dans toute l’Espagne, au Pays Basque les assemblées de jeunes et les maisons des jeunes autogérées se sont multipliées depuis la transition démocratique des années 1970. Ces maisons se veulent des espaces de débat et d’expression, mais aussi de diffusion, de promotion et de défense de revendications sectorielles (concernant le manque d’espaces et d’activité propres à la jeunesse) et même politiques (notamment la défense de l’identité et de la langue basques). Elles sont généralement proches de la gauche nationaliste basque.

  • 14 Tomás Villasante (coord.), Retrato de chabolista con piso, Madrid, IVIMA /Revista Alfoz/CIDUR, 1989

19S’agissant des associations de quartier, celles-ci avaient joué un rôle clé en Espagne dans l’obtention d’améliorations des infrastructures et des services locaux dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Ce fut en particulier le cas dans les nouveaux quartiers urbains populaires fruits de l’exode rural d’abord14, puis de l’immigration (à partir des années 1990). Le quartier Oliver de Saragosse correspond pleinement à ce profil.

20Par la suite, les AV avaient perdu de leur dynamisme pour plusieurs raisons. Dès les années 1980, elles avaient subi une sorte de « fuite des cerveaux », nombre de leurs dirigeants étant cooptés par des partis politiques pour briguer et occuper des postes d’élus. Elles avaient également été, d’une certaine manière, victimes de leur succès. En effet, suite à l’obtention des projets demandés, elles avaient rencontré des difficultés pour se fixer de nouveaux objectifs. Enfin, l’individualisation de la société en général, et des stratégies de quête de bien-être et d’ascension sociale en particulier, avait conduit de nombreux adhérents ou bénéficiaires à se détourner d’elles, n’y trouvant plus grand intérêt.

  • 15 Sur les liens entre institutionnalisation et affaiblissement des mouvements sociaux, voir notamment (...)
  • 16 Par exemple à Séville. Voir Julio Pérez, Ángeles Castaño & José María Manjavacas, Democracia, proye (...)

21Au début du XXIe siècle, elles sont même perçues par une partie de la population comme des organisations plutôt conservatrices, faisant partie du système politique (puisque reconnues comme interlocuteurs habituels par les pouvoirs publics) et donc peu aptes à le réformer15. Certaines AV ont d’ailleurs exprimé leur opposition à des modalités de gestion locale participative, y voyant un nouveau facteur de leur affaiblissement. Car même diminuées, les associations de quartier gardaient souvent un rôle prépondérant dans l’interlocution entre les autorités locales et la société civile. Or les mécanismes participatifs donnent un espace d’expression à des voix autres et même concurrentes, issues de cette même société locale. Il y a même eu une sorte de boycott des mécanismes participatifs de la part de certaines associations de quartier16.

  • 17 Ernesto Ganuza, « Les origines des budgets participatifs », in Marie-Hélène Bacqué & Yves Sintomer, (...)

22Cette vision critique ou au moins réservée n’était cependant pas généralisée. Et il est des cas où la position de ces associations a évolué dans le temps : à Cordoue, ville pionnière en matière de budget participatif en Espagne dans les années 2000, elles passent de l’opposition à l’implication suite à la négociation des modalités précises du processus entre la mairie et la fédération municipale des AV. Concernant ce mécanisme concret (le budget participatif), dans la majorité des cas les associations de quartier s’impliquent dans leur déroulement17. L’initiative en revient cependant dans l’immense majorité des cas aux mairies concernées.

23Les expériences qui nous occupent ici font état d’une autre configuration : ce sont les associations de quartier qui sont à l’origine des mécanismes participatifs. Cette modalité a été beaucoup moins fréquente que la participation de ces mêmes AV aux initiatives participatives des pouvoirs publics, et a priori plus rare aussi que leur opposition à ces initiatives institutionnelles. Mais le cas de figure s’est cependant bel et bien présenté. Ces trois associations de quartier constituent donc l’inverse d’une force conservatrice, puisqu’elles jouent un rôle important dans les revendications de mise en place de nouvelles modalités de gestion publique. Quoi qu’il en soit, ces positionnements variés voire opposés démontrent la diversité existant parmi les associations de quartier en Espagne au début du XXIe siècle, quant aux pistes de renouveau explorées par ce mouvement social sur le déclin.

24En définitive, la revendication inhabituelle et innovante émane, en totalité (à Saragosse) et en majeure partie (dans les trois autres cas étudiés) de groupes locaux classiques, établis de longue date et stables. Concernant leurs revendications, celles-ci étaient auparavant plus classiques : liées principalement à l’urbanisme, au logement et aux services de proximité concernant les trois associations de quartier ; à la jeunesse pour Aldezar à Pampelune et pour la Gazteasamblada de Guernica. Nous verrons plus avant les facteurs qui ont mené ces groupes traditionnels dans trois cas (et des membres éminents de ceux-ci dans le quatrième, Pampelune) à formuler et à porter, en compagnie d’autres acteurs locaux (excepté à Saragosse), des revendications d’un nouveau type, axées sur l’approfondissement de la démocratie locale via la mise en œuvre de mécanismes participatifs.

2.3. De nouvelles structures, pour porter ces revendications novatrices

25Dans trois cas donc, ces revendications nouvelles sont portées par une organisation également nouvelle. Lesdites revendications, visant à l’ouverture d’espaces de démocratie participative, sont d’ailleurs la raison d’être de ces nouveaux collectifs. Leurs noms ne laissent aucun doute à ce sujet. La dénomination du collectif de Pampelune, Groupe Moteur du Plan Communautaire du Centre Historique, met en évidence sa finalité. Celui de Guernica prend lui le patronyme du lieu physique qui donne lieu au processus participatif : la Coordination « Astra », du nom de l’usine d’armements dont la reconversion fait débat. Le groupement de Mejorada se dote quant à lui d'un nom générique : Collectif pour la Participation Citoyenne. Cette dénomination moins précise s'explique en partie par le fait qu'il s'est constitué avant la définition des modalités concrètes de participation qu’il allait promouvoir.

26Notons enfin que, dans le cas du quartier Oliver à Saragosse, un collectif autre que l’association de quartier a également vu le jour autour de la revendication de démocratie participative. Elle s’est dénommée la « Plateforme de Quartier ». Elle n’est pas apparue en amont du processus participatif, mais pendant sa mise en œuvre. Elle devait dans un premier temps promouvoir la participation des riverains aux activités de planification participative, puis assurer le suivi de la mise en œuvre des actions prévues dans le plan de développement local. Cependant, ce collectif n’a fonctionné que quelques semaines. Selon plusieurs acteurs, cette disparition précoce s'explique par le manque de structuration interne de la Plateforme (aucune attribution précise des tâches et des responsabilités n’étant établie). L'association de quartier, dont plusieurs membres avaient intégré la Plateforme, a alors repris le flambeau en solitaire.

27Les revendications de démocratie participative, novatrices sur le territoire concerné, ont donc donné lieu de manière systématique à l’apparition d’un nouvel acteur collectif (même si celui-ci a été tardif et éphémère dans un des quatre cas étudiés). Nous pouvons alors nous demander pourquoi ces revendications n’ont pas été portées directement par les acteurs traditionnels et consolidés qui en étaient grandement à l’origine.

28L’on peut détecter dans deux cas une possible raison pratique. Il s’agit de Guernica et de Pampelune, où ce sont deux collectifs préexistants qui se trouvent à l’origine de l’initiative. Constituer un nouveau groupement permettait d’éviter de choisir laquelle des deux organisations-mères allait porter le flambeau. À Pampelune, la structuration d’un collectif ad hoc était d’autant plus logique que ce n’était pas les deux associations en soi qui portait le projet, mais des membres de ces deux associations. Pour autant, ces éléments pratiques ne suffisent pas à justifier à eux seuls l’apparition de nouvelles organisations. À Guernica, le caractère bien plus généraliste de l’assemblée des jeunes aurait pu naturellement l’amener à se mettre à la tête de la mobilisation. Et à Pampelune, les premiers membres du nouveau collectif sont des « poids lourds » tant de l’AV que de Aldezar. Ils auraient sans doute pu convaincre leurs pairs de faire porter le projet par leurs organisations ou au moins par l’une d’elle (a priori l’association de quartier, plus généraliste). Mais ils ne s’y sont pas employé et ont au contraire joué d’emblée la carte de l’organisation nouvelle, centrée sur le mécanisme participatif souhaité et ouverte à toutes les bonnes volontés du quartier. La constitution de nouveaux collectifs répondait donc bien plus à un souhait qu’à une nécessité. Et cette constitution présentait aux yeux des fondateurs plusieurs avantages.

29Un avantage de cette nouvelle organisation avait trait à l’acceptabilité (tant institutionnelle que sociale) de la mobilisation naissante. Car si les organisations-mères jouissent d’une indéniable reconnaissance sociale, fruit de leurs actions passées, elles sont loin de faire l’unanimité. Elles ont au contraire une image marquée et non consensuelle au sein d’une partie de la population. La Gazteasamblada de Guernica est considérée très proche de la gauche indépendantiste, laquelle est elle-même abusivement assimilée par certains à l’ETA, organisation armée séparatiste. Dans une société extrêmement divisée autour de la question nationale depuis des décennies et encore au moment de l'occupation de l'usine Astra (2005), cette confusion entre indépendantisme et terrorisme, alimentée par de nombreux médias et acteurs politiques (à commencer par le gouvernement de droite dirigé par José María Aznar de 1996 à 2004), rend suspecte voire « diabolise » l’assemblée des jeunes auprès de leurs riverains non nationalistes.

30De leur côté les associations de quartier, clairement à Mejorada et à Pampelune et dans une moindre mesure à Saragosse, sont perçues comme étant d'extrême gauche (« les rouges » ; et à tendance nationaliste également en Navarre), résolument contestataires et systématiquement opposées aux autorités. Et Aldezar jouit de la même réputation. Cette image de contestataires permanents et virulents (« nous sommes vus comme des agitateurs »), accrue par les propos disqualifiants tenus par les autorités locales, les dotent d'une image négative auprès des riverains peu ou pas engagés dans la vie de la localité, qui comme ailleurs s’avèrent être les plus nombreux.

31Les rapports avec les pouvoirs publics sont de fait très tendus, et à certaines époques pratiquement nuls. Des périodes de négociation (plus que de véritable dialogue) sont parfois ouvertes, notamment dans le quartier Oliver de Saragosse, mais elles constituent plus l’exception que la règle dans ces relations avec les autorités locales. Or la mise en œuvre de processus participatifs, dans lesquels l'administration publique aura un rôle à jouer, est impossible sans communication et recherche d’accord avec celle-ci. Une « casquette » à la fois plus large et moins marquée, aux yeux de la population comme des autorités, avait plus de chance de permettre d’entamer un dialogue avec ces dernières.

32Il ne faut cependant pas voir dans la création d’un nouveau collectif une stratégie de camouflage des structures traditionnelles considérées comme conflictuelles par certains acteurs locaux. Car dans le cadre d’un quartier ou d’une ville moyenne, l’anonymat est une chimère et le stratagème, si ça en avait été un, n’aurait pas fonctionné : les pouvoirs publics et bon nombre de riverains allaient rapidement constater que la Milagros du Collectif et le Patxi du Groupe Moteur n’étaient autres que la Milagros de l’AV et le Patxi de Aldezar. Contribuer à éliminer des barrières ou des blocages préexistants auprès des pouvoirs publics n’était donc qu’un éventuel effet positif de l’apparition de ces nouvelles organisations, mais en aucun cas sa finalité. Cet élément n’est d’ailleurs mentionné que par un ou deux militants dans chaque cas.

33La finalité centrale de ces nouveaux groupements, mentionné par pratiquement tous les acteurs interviewés, était bel et bien d’élargir las bases sociales des revendications pro-démocratie participative. Et cet élargissement passait par une ouverture à de nouvelles énergies, fussent-elles collectives ou individuelles. De fait, très tôt dans chacun des cas étudiés, des acteurs extérieurs aux organisations-mères prennent part aux mobilisations, et même dans au moins un cas (Mejorada) à la définition des revendications portées par celles-ci. Il s’est agi partout de personnes sans implication collective préalable (au moins au moment des faits), mais aussi de membres d’autres groupes plus petits et récents à Mejorada del Campo et dans le quartier Oliver.

34La constitution d’une nouvelle structure facilitait l’implication de ces acteurs dans le seul champ d’action de la démocratie participative, sans les obliger à adhérer à une organisation engagée sur d’autres fronts (qui ne les intéressaient peut-être pas). Même si le nom de « koordinadora » est retenu à Guernica, aucun des collectifs étudiés n’avait véritablement vocation à être une organisation de second niveau, qui fédérerait diverses organisations de base. Mais de facto, la majorité des membres les plus actifs appartiennent en parallèle à d'autres groupes. Et certains groupes sont surreprésentés (comme l’AV à Mejorada et la Gazteasamblada à Gernika). Pour autant, tous les membres des collectifs le sont à titre individuel. Notons également que ceux-ci appliquent en leur sein des procédés de fonctionnement délibératifs et aucun ne se dote d’une hiérarchie interne.

35Toutes ces caractéristiques de la nouvelle organisation (ouverte, démocratique, horizontale, et sans antécédents en tant que telle sur le territoire), favorisait l’entrée progressive de nouveaux membres. Ceux-ci furent là aussi tant des personnes participant strictement à titre individuel que des membres d’autres groupes locaux (comme la présidente de l’association des commerçants du Centre Historique de Pampelune et un membre très actif d’une association de jeunes à Mejorada). Certaines furent démarchées personnellement par des membres antérieurs, tandis que d’autres s’approchèrent de leur propre chef suite à des actions de communication des collectifs auprès de la population (tracts, bulletins informatifs et autres animations de rue).

36Cette nouvelle organisation répondait donc à l’adage « l’union fait la force », en vue de l’obtention auprès des autorités locales des revendications portées, à savoir la mise en œuvre de mécanismes de démocratie participative. Mais cette volonté de fédérer ne visait pas seulement à atteindre cet objectif. Nombre de membres des nouveaux collectifs issus des organisations-mères manifestent explicitement qu’il s’agissait aussi de revigorer la société civile locale, « d’articuler et de renforcer les énergies sociales présentes sur le territoire », ou plus modestement « de créer du lien social ». Il s’agissait également là, pour beaucoup de militants pro-participation, d’effets souhaités des mécanismes participatifs en soi (nous y reviendrons). Mais en amont, les collectifs récemment créés devaient déjà contribuer à mieux fédérer les forces vives de la société locale.

37Nous connaissons donc les raisons qui ont amené des acteurs implantés de longue date et de manière organisée sur un territoire à constituer de nouveaux collectifs (avec succès dans trois des quatre cas étudiés) pour porter des revendications fraîchement formulées. Nous allons maintenant nous pencher sur les raisons que les amènent à formuler ces nouvelles revendications, toutes vouées à la mise en œuvre de mécanismes locaux de démocratie participative.

3. Les origines des revendications pro-démocratie participative

  • 18 Michel Wieviorka, « The Resurgence of Social Movements » [en ligne], Journal of Conflictology, vol. (...)

38Les entretiens réalisés et les (rares) documents produits et consultés ont permis de détecter deux types d’éléments. Nous trouvons d’une part ce que Michel Wieviorka a appelé, concernant des mouvements sociaux parmi les plus marquants de ce début du XXIe siècle (les printemps arabes et le 15-M en Espagne), « des frustrations et des déceptions »18. Dans les cas étudiés ici, ces visions négatives de la situation établie sont davantage exprimées comme des insatisfactions ou des sources de mécontentement. D’autre part, les intéressés identifient pour chaque cas un élément déclencheur de leur mobilisation.

3.1. Les principales sources de mécontentement

39Les quatre cas étudiés présentent trois mêmes types d’insatisfaction. Ils se manifestent à différents degrés selon le collectif, et même selon les personnes au sein d’un même collectif. Mais ils sont manifestés de manière pratiquement unanime par ces acteurs, et ont joué de ce fait un rôle prépondérant dans l’apparition de leurs mobilisations pro-démocratie participative.

40Le premier type d’insatisfaction est somme toute évident : ces collectifs ne sont pas satisfaits par les agissements des pouvoirs publics locaux. En particulier, la manière dont ceux-ci prennent leurs décisions déplaît fortement. Ils sont perçus comme étant déconnectés de la réalité, pas à l'écoute de la société. De ce fait, leur action ne répond que très partiellement aux besoins et aux attentes de celle-ci. Les accusations de clientélisme et de népotisme, menant à une utilisation des ressources favorisant uniquement ses proches ou partisans, et non l’intérêt général, sont également fréquentes.

41À Mejorada del Campo et dans le Centre Historique de Pampelune, cette critique concerne la gestion municipale dans sa globalité. Dans le quartier Oliver de Saragosse, un élément concret de cette gestion dérange particulièrement. Il s’agit de la très limitée mise à exécution d’un plan de développement local, le Plan Intégral du Quartier Oliver. Le PIBO avait été élaboré entre 1997 et 1998 par la mairie, avec le concours des associations actives dans le quartier.

  • 19 L’accent mis sur la paix est en lien avec le bombardement de la ville par les aviations nazi et fas (...)
  • 20 Entretien O.P., militant Guernica, 14-vi-2016.

42Enfin à Guernica, le mécontentement de la koordinadora Astra est plus ciblé encore : ce sont deux politiques sectorielles de la ville qui ne satisfont pas ses militants. Il s’agit en tout premier lieu de sa politique culturelle : « Tout l’argent passait dans le musée de la Paix. Il était question de créer une marque : Guernica, ville de la Paix19 et de la Culture. Mais certains acteurs culturels locaux comme les musiciens, et ici il y en a beaucoup, ne sont pas écoutés, pas valorisés (c’est plutôt le contraire même), et pas soutenus. Ça ne correspond pas à la marque »20. L’autre politique sectorielle critiquée est l’urbanisme : la mairie contribuait au boom immobilier sur lequel a été basée la croissance espagnole pendant une décennie, jusqu’à l’explosion de cette « bulle » fin 2008 et la grave crise économique qui s’en suivit. Forcer à ce que l’ancienne usine Astra ne devienne pas une énième opération de spéculation immobilière mais au contraire un lieu public (« Astra para Gernika » et « Astra pública » étaient les slogans de l’occupation des locaux de fin 2005, acte fondateur du collectif), qui plus est un lieu dédié à la jeunesse et à la culture, permettait de contrecarrer ces deux politiques publiques rejetées par les membres de la Koordinadora.

43Ce premier type d’insatisfaction était le plus attendu avant de réaliser le travail de terrain : puisqu’à la fois les décisions prises par les collectivités territoriales et la manière dont elles sont prises ne plaisent pas, agissons pour changer la façon de prendre ces décisions, et la nature de celles-ci changera aussi. Ce type d’insatisfaction est même suffisant pour déboucher sur des mobilisations pro-démocratie participative. Pour autant, au moins deux autres insatisfactions ont joué un rôle dans l’apparition des mobilisations étudiées.

44Une deuxième source de mécontentement peut être qualifiée d’ « interne », puisqu’elle tient à des caractéristiques propres aux organisations sociales traditionnelles auxquelles appartiennent ces promoteurs de démocratie participative. À Mejorada et à Pampelune, ce sont les modes d’action habituels des organisations-mères des collectifs qui ne donnent plus satisfaction. Comme dit précédemment, il s’agissait essentiellement d’un travail de contestation, d'opposition aux décisions des politiques, via des actions isolées et des mesures de pression. Les bulletins publiés dans les années 2000 par l’association de riverains de Mejorada del Campo ne laissent aucun doute quant à son opposition à la fois globale et frontale à la mairie. Ils sont donc révélateurs des tensions existant entre ces deux acteurs de la scène publique locale.

  • 21 Entretien T.A., militant Pampelune, 08-ii-2016.
  • 22 Entretien P.J., militant Pampelune, 08-ii-2016.
  • 23 Entretien P.P., militant Pampelune, 15-i-2016.

45Or les militants mejoreños et pamploneses se sentent usés par ce mode opératoire. Un militant historique de Pampelune le résume de manière imagée : « Nous en avions marre de notre militantisme de pancarte »21. Ils ne considèrent pas pour autant que cette stratégie ait été un échec. Elle a bel et bien donné certains fruits, et même, pour les plus optimistes, « de bons résultats ». Pour ceux-là, l’évolution des modes opératoires est souhaitable pour donner un nouveau souffle aux mobilisations, et ne pas être victime de son succès. Pour les plus critiques, elle s’impose pour surmonter les barrières inhérentes à un fonctionnement principalement court-termiste et réactif, fait de « beaucoup d’action et pas tant de réflexion que ça »22. Quel que soit leur degré d’insatisfaction, tous s’accordent sur le fait qu’un renouvellement des modes opératoires est nécessaire. Pour autant, les contours d’éventuelles nouvelles stratégies sont dans un premier temps extrêmement vagues à Pampelune. Certains parlent de leur volonté de « faire autre chose » ou encore de « faire les choses d’une autre manière », sans plus de détail. Même quand les énoncés sont plus développés, ils ne sont pas pour autant plus précis : « Je crois que par osmose [ndla : les contacts entre militants] est né un besoin de faire quelque chose de plus, mais sans savoir quoi. On ressentait que ce n’était plus suffisant ; qu’il fallait chercher un autre modèle. Un autre modèle d’organisation ; un autre modèle de relation. Une autre façon de travailler sur les besoins du quartier »23. Il faudra attendre l’intervention de l’élément déclencheur (sur lequel je reviendrai plus tard) pour que tous ces « autres » se précisent.

46À Guernica et à Saragosse, cette insatisfaction « interne » est certes moins prononcée, mais elle est présente parmi les militants pro-démocratie participative de la première heure. À Guernica, ce n’est pas le mode d’action auquel ceux-ci trouvent des limites (la stratégie contestataire étant clairement assumée), mais le champ d’action. Plusieurs dirigeants juvéniles considèrent que, même si la jeunesse en soi souffre des décisions politiques locales, elle n’est pas la seule à en pâtir. De ce fait, elle ne devrait pas agir uniquement pour l’obtention de ses revendications sectorielles. Ces dirigeants sont donc favorables à un élargissement des sujets à traiter et à une ouverture à d’autres groupes de population. Cette vision, qui ne fait pas l’unanimité au début au sein de la Gazteasamblada, finira par se matérialiser à travers la koordinadora Astra.

47À Saragosse, ce que certains dirigeants de l’association déplorent, c’est la perte progressive de relation entre leur association et les riverains. Celle-ci peine notamment à établir le contact avec les nouveaux arrivants (notamment des immigrés à partir de la moitié des années 1990) et à les intéresser aux problématiques du quartier. Contrairement aux trois autres cas, les militants se considèrent ici moins sujets que victimes de cette situation (laquelle à leurs yeux découle notamment de l’individualisme croissant et du moindre attachement au quartier de ces nouveaux habitants). Ils reconnaissent cependant, à défaut d’une responsabilité, une faiblesse. Par conséquent, les quatre collectifs étudiés ne se contentent pas d’être critiques envers les politiques : ils sont également capables d’autocritique, plus ou moins prononcée selon les cas et les personnes.

48La faiblesse reconnue par les militants de Saragosse fait le lien avec le troisième type d’insatisfaction présent dans les quatre cas étudiés. Celle-ci tient non plus à leurs organisations d’origine ou aux pouvoirs publics, mais au troisième acteur en jeu : la société civile dans son ensemble. Les collectifs pro-participation étudiés regrettent d’une part l'individualisme dominant :

  • 24 Entretien JA.G., militant Saragosse, 28-vi-2016.

Les gens s’habituent de plus en plus à chercher des solutions individuelles. La question de la scolarisation, par exemple : plus de la moitié des enfants ne restent pas dans l’école du quartier. Ça, ça ne serait pas arrivé avant : il y aurait eu des mobilisations pour améliorer l’école, tout comme il y en a eu par le passé pour ouvrir l’école. Mais maintenant, les gens cherchent des solutions individuelles24.

  • 25 Entretien A.V., militante Pampelune, 10-ii-2016.
  • 26 Entretien G.F., militante Saragosse, 24-vi-2016.

49Cet « individualisme qui prévaut » n’est pas la seule caractéristique de la société locale de ce début de XXIe siècle qui désole les promoteurs de démocratie participative. Ceux-ci déplorent le corporatisme de l'immense majorité des composantes de la société. « À ce moment-là [avant le processus participatif] la société était constituée de composantes très cloisonnées. Et les groupes qui existaient ne se préoccupaient aucunement des intérêts des autres collectifs »25. Par conséquent, la prévalence croissante sur l’intérêt général des aspirations particulières, qu’elles soient groupales ou strictement individuelles, déplaît aux collectifs pro-participation. En consonance avec cette fragmentation grandissante de la communauté, certains de leurs militants, notamment parmi les plus âgés, font allusion avec nostalgie à un lien social qui aurait été plus fort par le passé : « [Dans les années 1970] je me souviens d’assemblées que nous avions tenues dans le cinéma du quartier et il était plein, et il y avait en plus beaucoup de monde dehors. Et bien sûr nous n’avions pas d’écran. Mais maintenant, c’est très difficile d’arriver à réunir 200 personnes »26.

  • 27 Imanol Tellería, « Los planes ... », op. cit., p. 313.

50Avec la démocratie participative, il ne s'agit donc pas seulement de changer les relations entre les autorités et la société. Celles-ci doivent effectivement évoluer : être plus horizontales, se baser sur la collaboration et plus sur la confrontation et la méfiance, favoriser l'enrichissement mutuel. Mais il s'agit également de modifier les relations au sein même de la société. Au-delà d'une amélioration de l'action publique, les collectifs poursuivent le renforcement des liens au sein de leurs communautés d'origine. Pour preuve, l’une des dimensions attribuées au plan de développement de Pampelune était « l’augmentation de la conscience collective citoyenne »27. Et le qualificatif « communautaire », adossé à ce plan et à celui du quartier Oliver, est explicite en la matière.

  • 28 Entretien T.A., militant Pampelune, 10-iii-2017.

51Au-delà de leur dénomination, ce sont les modalités de démocratie participative promues qui démontrent cette volonté de « faire communauté »28. Elles sont toutes de type délibératif. Il ne s’agit pas d’associer les riverains à la seule décision, par le biais d’un referendum local où ils devraient choisir entre des options prédéterminées sans leur participation. Non : sont souhaités un débat public, une formulation collective et collaborative des actions à mener. Et cela demande une implication majeure des citoyens et de leurs collectifs. C'est de cette implication, de ces échanges, que sont censées découler non seulement de meilleures décisions politiques, mais aussi une meilleure connaissance des autres et, en conséquence, un lien social plus fort.

52En définitive, nous retrouvons dans les quatre cas d’études, certes à des degrés divers selon les groupements et même d’un militant à l’autre, trois insatisfactions semblables : d’une part, l’hermétisme et la déconnexion des politiques (et en conséquence l’inadéquation de leurs décisions aux besoins de la société) ; d’autre part, un mode opératoire insuffisamment constructif de leurs groupements sociaux d’origine ; enfin, la désarticulation croissante de la société civile dans son ensemble. La première de ces insatisfactions n’a rien de surprenant, puisqu’elle correspond à l’un des principaux arguments des défenseurs de la démocratie participative : pour améliorer les politiques publiques, il faut associer la société civile sur laquelle elles s’appliquent à leur formulation. Les deux autres sources de mécontentement étaient moins prévisibles, et notamment celle concernant leurs organisations d’origine, qui implique une important capacité d’autocritique des acteurs sociaux à l’origine des groupements pro-démocratie participative. Les mécanismes participatifs que ceux-ci allaient proposer devaient permettre de corriger ces faiblesses des différentes composantes de la vie publique locale.

3.2. L’élément déclencheur

  • 29 Donatella Di Cesare, El tiempo de la revuelta, Madrid, Siglo XXI Editores, 2020, p. 19-20.
  • 30 Antimo Farro, Les mouvements sociaux, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 2000.
  • 31 Il y était question de manière plus générale des origines, des causes et des raisons d’être du coll (...)

53Donatella Di Cesare les dénomme « motifs accidentels »29. Il s’est agi par exemple d’un projet de nouvelle taxe sur les combustibles pour les Gilets Jaunes en France (2018-2019), ou de la mort aux mains de la police de la jeune kurde Masha Amini pour les manifestations pro-démocratie en Iran (2022-2023). Antimo Farro parle lui de « facteurs de précipitation »30. Aucune question explicite sur ce sujet n’a été posée aux interviewés31. Pour autant, dans chaque cas un élément déclencheur se dégage clairement des témoignages recueillis.

54À Saragosse, la revendication survient suite à la proposition faite à l’AV par un organisme public local de réaliser une intervention dans le quartier Oliver. Cet organisme, Zaragoza Vivienda (Saragosse Logement), est une émanation de la mairie jouissant d’une importante autonomie et dont la mission est de mener ou de soutenir des projets de rénovation et d’aménagement urbain32. ZV avait déjà agi dans le quartier, l’un des plus pauvres de la ville, et certaines de ces interventions avaient donné lieu à d’importantes tensions avec l’association. Afin de repartir sur de meilleures bases, l’organisme envisage en 2009 un projet plus modeste, de type étude d’une problématique concrète. Mais l’AV décide d’être plus ambitieuse et présente un projet de formulation participative d’un plan de développement local. Cela permettrait à la fois de relancer et de mettre à jour le Plan Intégral du quartier (PIBO), plus de dix ans après sa formulation et au vu de son très faible degré de mise en œuvre. La participation devait être la plus large possible, et non plus limitée aux responsables municipaux et aux représentants associatifs. Zaragoza Vivienda décide d’accepter cette proposition.

55À Guernica, les revendications et le nouveau collectif voué à les porter surviennent de façon pratiquement simultanée, en réaction à un projet qui s’inscrit dans le boom immobilier auquel s’oppose les militants : les locaux de l’entreprise d’armes Astra vont être vendus aux enchères et un grand promoteur immobilier de la région est le principal candidat à son rachat (avec la bénédiction de la mairie) pour sa transformation en logements privés. Les membres de la koordinadora Astra occupent l’usine la nuit de Noël de 2005, soit avant que la reprise ne soit validée par la justice, avec les trois revendications déjà citées : transformation de l’usine en lieu public (via son rachat par la mairie) ; reconversion en un lieu consacré à la culture ; enfin définition participative des modalités d’aménagement puis d’utilisation de l’espace.

56Enfin, à Mejorada et à Pampelune, ce sont des rencontres avec une personne qui ont débouché sur l’apparition des revendications et du collectif. Dans la capitale de Navarre, il s’est agi de Marco Marchioni (1937-2020), expert en participation citoyenne qui intervenait aussi bien auprès de collectivités territoriales que du milieu associatif :

  • 33 Entretien T.A., militant Pampelune, 08-ii-2016.

Dans le cadre de notre volonté et de notre recherche d’autres façons d’agir, nous participions à des rencontres et à des formations. Au cours de l’une d’elles, à Bilbao, nous avons connu Marco Marchioni. [...] Tout est parti de ce lien tissé avec Marco. [...] C’est à partir de là que ce que nous voulions faire précisément a commencé à apparaître. Comme au début nous n’avions pas les idées claires, nous buvions les bases « marchioniennes » à pleines gorgées33.

  • 34 C’est notamment le cas du Plan du quartier barcelonais de Trinitat Nova au milieu des années 1990. (...)

57Le modèle de participation choisi, le Plan de développement communautaire, n’est autre qu’un des procédés dans lequel M. Marchioni s’était spécialisé, participant notamment à des expériences étant devenues des références nationales en la matière34. L’expert apportera de manière bénévole sa contribution à des moments clés du processus.

  • 35 Syndicat Intercommunal à Vocation Unique (ici, en charge des services sociaux).

58À Mejorada del Campo, c’est l’apparition d’une nouvelle figure sur le territoire, à partir d’août 2006, qui à terme débouchera sur la naissance du collectif. Il s’agit d’Eva Martín, politologue madrilène que le SIVU35 intégré par Mejorada et la commune voisine de Velilla de San Antonio embauche en tant que médiatrice interculturelle. La mission qui lui est confiée est d’agir pour l’intégration locale du nombre croissant d’immigrés (notamment marocains, roumains et colombiens) arrivés au cours de la décennie passée. Parmi les activités d’intégration, elle organise des rencontres citoyennes auxquelles participent des représentants de divers collectifs de la commune (immigrés, femmes, jeunes, ainsi que l’association des riverains). Ces échanges créent ou renforcent les liens entre plusieurs de ces groupes, et permettent l’expression par certains et la prise de conscience par d’autres des déficiences du fonctionnement de la démocratie locale. Le Collectif voulant contribuer à corriger ces déficiences via la démocratie participative se constitue au printemps 2008. Le contrat de Mme Martín n’est pas renouvelé au mois d’août suivant (a priori parce que la commune considère qu’elle est sortie de sa mission en contribuant à l’apparition d’un collectif questionnant le fonctionnement de l’administration locale). Elle continuera cependant à prendre part au collectif en tant que citoyenne, autant que sa résidence à Madrid et ses nouvelles obligations professionnelles ailleurs le lui permettront.

  • 36 Donatella Di Cesare, El tiempo …, op. cit., p. 19.

59Hormis le cas de Pampelune, nous constatons que les acteurs identifient comme élément déclencheur de leur mobilisation un fait impliquant l’administration publique. Ce sont certes des faits et même des acteurs de natures différentes : à Guernica, le soutien de la mairie à une opération immobilière, soit une décision délibérée des élus locaux ; à Saragosse, une proposition de collaboration non axée sur la participation en soi faite à l’association de quartier par un organisme municipal autonome (proposition que l’association oriente vers la participation) ; et à Mejorada, une embauche réalisée à d’autres fins par un Syndicat intercommunal dominé par les élus concernés. Il y a donc clairement une relation directe de cause à effet à Guernica (réaction à une décision politique), tandis que le lien est plus indirect voire inattendu à Saragosse et à Mejorada. Pour autant, l’élément qui enclenche l’apparition de ces mobilisations est bel et bien une action concrète incombant aux pouvoirs publics. Ce phénomène, via lequel l’administration joue (malgré elle) un rôle déclencheur de mobilisations sociales, est courant dans l’apparition de mouvements sociaux de grande ampleur tels les Gilets Jaunes36. Nous constatons donc ici qu’il peut également intervenir dans le cadre de mobilisations de portée plus modeste.

Synthèse

  • 37 Voir notamment Charles Tilly, « Social Movements and National Politics », in Charles Bright & Susan (...)
  • 38 Donatella Di Cesare, El tiempo …, op. cit., p. 20.

60Les études sur les mouvements sociaux coïncident sur le fait que leur apparition est systématiquement le fruit de la conjonction de plusieurs éléments37. Et même s’agissant d’un type de mobilisation bien particulier, les révoltes, « aucune ne peut se réduire à une seule cause. Toutes surviennent de la combinaison et de l’enchevêtrement de différentes raisons, pas seulement socio-économiques, mais aussi politiques et existentielles »38. Les cas étudiés ici n’ont ni la radicalité d’une révolte, ni la portée d’un mouvement social. Pour autant, il s’agit bel et bien de mobilisations sociales. Et malgré leur caractère limité en termes tant de thématique que de territoire couvert, ces initiatives collectives ne dérogent pas à la règle de multiplicité de leurs facteurs originels.

61Concernant cette pluralité de facteurs, nous constatons que les quatre mobilisations analysées ici présentent plusieurs similitudes. Ces points communs peuvent être appréhendés comme, si ce n’est des conditions sine qua non, tout au moins des éléments qui favorisent l’avènement de revendications sociales pro-démocratie participative.

62Une première similitude porte sur les divers mécontentements qui mènent à la formulation desdites revendications. Ceux-ci ne portent pas uniquement sur le fonctionnement peu démocratique (ou considéré comme tel) des administrations locales, raison attendue et qui justifie à elle seule la promotion de la mise en œuvre de processus participatifs. Deux autres éléments de la vie publique locale s’avèrent également insatisfaisants pour les fondateurs des collectifs : d’une part le fonctionnement de leurs organisations d’origine ; d’autre part la cohésion et la vertébration de la société civile locale dans son ensemble.

  • 39 Ernesto Ganuza & Joan Font, ¿Por qué …, op. cit., p. 13-17.

63L’existence de plusieurs sources de mécontentement a pu jouer un rôle dans l’avènement de ces mobilisations. Car même si elle a clairement augmenté à partir de la crise économique qui débute en 2008, la critique du fonctionnement des administrations locales était déjà présente avant dans une partie non-négligeable de la population espagnole39. Pour autant, les mobilisations sociales pro-démocratie participative étaient extrêmement peu nombreuses. Mais pour les collectifs étudiés, les mécanismes participatifs, en particulier de type délibératif (et tous ceux qu’ils promeuvent le sont), sont censés contribuer au traitement de ce problème, mais aussi des deux autres motifs d’insatisfaction. La conviction autour de ces bénéfices multiples des processus promus ne pouvait qu’augmenter la motivation à revendiquer leur mise en œuvre.

  • 40 Ce collectif n’aura fonctionné que brièvement à Saragosse, mais il avait bien été constitué en ce s (...)

64Deux autres points communs tiennent aux caractéristiques organisationnelles des mobilisations : toutes ces revendications nouvelles sont issues principalement d’acteurs impliqués de longue date sur le territoire (et de nature classique : associations de riverains et associations liées à la jeunesse) ; mais elles sont en réalité portées par des collectifs nouveaux qui transcendent ces acteurs40. Des membres de ces organisations traditionnelles occupaient une place prépondérante dans ces nouvelles structures, mais celles-ci possédaient une base sociale plus large. Cela devait permettre d’avoir plus de poids pour obtenir gain de cause auprès des autorités locales. Mais ces nouveaux collectifs étaient également vus par les fondateurs comme un autre outil (additionnel aux mécanismes participatifs) permettant de renforcer les liens sociaux au sein de la population.

65Si besoin était, un autre élément démontre l’importance que les promoteurs de démocratie participative accordaient à l’objectif de « faire communauté » (et pas seulement d’améliorer la démocratie locale) : lorsqu’on leur demande ce qui a posteriori les a le plus déçu dans cette expérience, la deuxième réponse la plus mentionnée n’est autre que le fait que les mécanismes mis en œuvre n’ont pas débouché, ou très à la marge, sur une plus grande ouverture des diverses composantes de la population aux réalités des autres. Ils n’ont donc pas suffi à surmonter l’individualisme régnant, à accroître le lien social. Pour autant, la déception la plus évoquée n’en reste pas moins le rôle des autorités politiques. En cause, le fait qu’elles aient répondu soit difficilement soit très partiellement aux attentes des collectifs (comme indiqué dans le tableau figurant en début d’article).

Au-delà de la genèse : des collectifs novateurs, mais aussi durables

66Devant ces réticences des élus (voire leur opposition délibérée à Pampelune) les mobilisations, malgré leurs motivations multiples, auraient pu s’étioler voire disparaître rapidement. Or c’est l’inverse qui s’est produit. Hormis à Saragosse (où c’est l’AV qui a agi dans le long terme), ces nouveaux collectifs ont été actifs des années durant : sept à Pampelune et à Mejorada, bien davantage à Guernica (avec bien entendu des phases de faible intensité). Ils ont aussi joué un rôle important pour le bon déroulement des mécanismes participatifs promus, une fois leur mise en œuvre obtenue.

  • 41 Donatella Della Porta & Mario Diani, Los movimientos …, op. cit., p. 36.

67Cette longévité et ce dynamisme n’auraient sans doute pas été possibles sans l’existence « des ressources organisationnelles et des interactions stratégiques nécessaires au développement d’un mouvement social »41. Car même si les mobilisations étudiées ici n’ont pas l’ampleur d’un mouvement social, l’on peut trouver ces deux éléments dans leur genèse. Les ressources organisationnelles ne sont autres que les groupements locaux consolidés qui se trouvent à l’origine de ces mobilisations. Quant aux interactions stratégiques, nous avons établi clairement les relations étroites existant en amont de la mobilisation à Pampelune (entre l’AV et Aldezar) et à Guernica (entre l’assemblée des jeunes et l’association de musiciens Iparralde). À Mejorada, ces inter-actions entre groupements locaux se développeront après l’apparition de l’élément déclencheur (à savoir la médiatrice interculturelle qui organise des rencontres entre collectifs). Par contre, aucune interaction entre groupements sociaux ne semble avoir eu lieu dans le quartier Oliver. Or c’est aussi le seul cas où la nouvelle organisation sociale censée porter les revendications de démocratie participative (la Plateforme de Quartier) n’a pas prospéré.

  • 42 Ibid., p. 156.

68Comme facteur de développement et de longévité des collectifs, l’on peut ajouter à ces relations préalables entre groupes locaux un autre type d’interactions : les interactions entre individus. Celles-ci ont bien entendu eu lieu dans tous les cas étudiés. Il s’est agi d’interactions entre personnes qui se connaissent et surtout se font confiance, condition favorable à un engagement commun42. Mais l’on trouve également dans tous les cas étudiés des liens avec des personnes qui ne sont pas considérées comme des pairs, mais plutôt des aînés voire des mentors.

  • 43 Groupe de discussion, Saragosse, 20-vi-2016.

69Le fait de pouvoir agir avec des activistes locaux reconnus a indéniablement été une source de motivation pour que des personnes à la trajectoire moins fournie voire vierge s’investissent dans les collectifs. L’expression la plus paradigmatique de l’importance de ce rôle moteur de leaders confirmés est peut-être à mettre au crédit d’un jeune du quartier de Saragosse Oliver. Ce jeune, novice au moment des faits, intègre d’abord l’éphémère Plateforme de Quartier, avant de devenir membre puis dirigeant de l’association de quartier : « Au début je ne comprenais pas tout [au mécanisme participatif que nous promouvions], mais comme c’était Gloria [dirigeante historique de l’association de quartier] qui le disait, je savais que je pouvais avoir confiance »43.

  • 44 Entretien P.P., militant Pampelune, 15-i-2016.
  • 45 Entretien U.I., militante Pampelune, 08-ii-2016.

70Les témoignages recueillis à Pampelune montrent que ce phénomène a fonctionné d’une certaine manière en cascade. Pour Patxi, éducateur impliqué d’assez longue date dans le quartier, « c’est très motivant que des gens comme Txutxín [dirigeant historique de l’association de quartier] et d’autres te disent : “Patxi, on compte sur toi” »44. Et pour Uxue, jeune éducatrice, ce qui est stimulant c’est « d’être avec des gens du niveau d’un Patxi, d’une Miriam [soit deux de ses aînés au sein de l’association Aldezar], d’un Jose, d’un Txutxín. Ce sont des personnes super puissantes en termes de créativité et d’initiative. Ce sont des visionnaires »45.

  • 46 Entretien, 14-i-2016.
  • 47 Entretien J.A., militant Pampelune, 15-i-2016.

71Le sociologue Andoni Iso de l’Université de Navarre les qualifie quant à lui de « monstres, entre guillemets, de la dynamisation communautaire [...], c’est-à-dire des personnes qui ont des parcours de vie et des niveaux de réflexion qui ne sont pas normaux dans le reste de la population »46. Et un autre jeune du quartier établit clairement le rôle déterminant de la présence de ces « monstres » dans son entrée dans le collectif : « Je crois que si ça avait été d’autres personnes, je ne me serais pas engagé. Ces personnes me donnaient de la confiance, de la sécurité, de l’amour, des rencontres, des possibilités ; parce que bien sûr, je les avais vu embarqués dans tellement d’histoires avant ça ! »47.

  • 48 Pour reprendre la formule d’Olivier Fillieule : Olivier Fillieule, Lilian Mathieu, Cécile Péchu, Di (...)

72Tous ces témoignages ne laissent guère de doute quant à l’incidence positive sur la constitution puis l’élargissement et la consolidation des collectifs de la présence en leur sein de militants locaux reconnus. Ce « prestige » de certains fondateurs était généralement le fruit d’une implication de longue date dans l’espace public local. Combinées aux ressources organisationnelles, ces « ressources humaines » ont donc joué un rôle important dans la longévité et le dynamisme des mobilisations pro-démocratie participative étudiées ici. De fait, les parcours des plus âgés de ces dirigeants historiques, qui ont commencé (hormis à Guernica) leurs « carrières militantes »48 à la fin du franquisme, constitueraient un objet d’étude des plus intéressants (et notamment comment sont-ils passés de la lutte pour la démocratie « sans plus » à, plus de trois décennies plus tard, la promotion de la démocratie participative).

73Enfin, le dernier témoignage cité pointe du doigt un autre type de motivation des militants : celle de vivre des émotions, de faire des rencontres. Cette idée a été exprimée par quelques interviewés. L’on peut y voir les raisons « existentielles » de la mobilisation dont parle Di Cesare. D’autres (plus nombreux) ont manifesté avoir aussi vu dans cette expérience collective une opportunité de formation, d’apprentissage, d’enrichissement personnel. Ces propos ont été plutôt tenus par des militants assez jeunes au moment des faits. Ces motivations, bien plus personnelles, s’ajoutaient donc aux convictions politiques, mais aussi à la présence de pairs ou de mentors, pour amener ces citoyens à s’impliquer dans le collectif (et à le faire dans la durée). Il n’y a donc pas que la genèse de ces mobilisations qui ait été multifactorielle, et ce malgré le caractère restreint tant de leur terrain d’action (une ville moyenne ou un quartier) que de leur secteur d’activité (la seule promotion de mécanismes participatifs). Le propre engagement de chaque individu a également découlé de la combinaison de divers éléments (mais c’est là un autre sujet d’étude).

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Notes

1 [http://madrid.tomalaplaza.net/2011-x-2016/13n-manifiesto-completo/] (dernière consultation le 26-i-2019).

2 Josep Lobera, « De movimientos a partidos. La cristalización electoral de la protesta », Revista Española de Sociología, 24, 2015, p. 99. Au sujet du mouvement des Indignés, voir également le dossier « Le 15-M: 10 ans après », Cahier de civilisation espagnole contemporaine, n°28, printemps 2022.

3 Ernesto Ganuza & Joan Font, ¿Por qué la gente odia la política?, Madrid, Los Libros de la Catarata, 2018, p. 39. Voir aussi Joan Font, Carolina Galais, Magdalena Wojcieszak & Pau Alarcón, “Citizens and Participation” in Joan Font, Donatella Della Porta & Yves Sintomer, Participatory Democracy in Southern Europe, Londres, Rowman & Littlefield, 2014, p. 119-121.

4 Mathias Rull, « ¿Quieren los españoles una democracia (más) participativa ? », Les Cahiers de Framespa, n°30, 2019.

5 Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie, Paris, Le Seuil, 2008, p. 31.

6 Voir Rafael Ajangiz & Asier Blas, Mapa de experiencias de participación ciudadana en los municipios del País Vasco, Vitoria-Gasteiz, Servicio de Publicaciones del Gobierno Vasco, 2008 ; et Joan Font, Donatella Della Porta & Yves Sintomer, Participatory Democracy …, op. cit.

7 Il s’agit de Zésar Martínez, de l’Université du Pays Basque, et de Javier Escartín, du Gouvernement d’Aragon. Je les remercie tous deux pour leur précieuse collaboration.

8 Tous les propos issus des entretiens individuels et des groupes de discussion cités ci-après ont été traduits en français et apparaissent dans le texte en italique et entre guillemets. Les plus courtes (quelques mots) ne sont pas accompagnés de leur source exacte. Les citations de documents sont reproduites pour leur part en caractère normal et entre guillemets.

9 Concernant le processus participatif de Pampelune en soi (et non le collectif qui l’a porté), voir Imanol Tellería, « Los planes comunitarios de Altza (Donostia) y el Casco Viejo de Pamplona: Un breve análisis comparado », in Zésar Martínez & Asier Blas (ed.), Poder político y participación, Vitoria-Gasteiz, Servicio de Publicaciones del Gobierno Vasco, 2008, p. 298-317.

10 Soit début 2024. C’était également le seul collectif encore actif au moment de la réalisation du travail de terrain de cette recherche.

11 Le budget participatif implique la participation des organisations sociales et/ou des citoyens à la prise de décision concernant l’utilisation d’une partie du budget d’un organisme public (ici, la commune). C’était l’un des mécanismes participatifs les plus courants en Espagne au début du XXIe siècle.

12 Groupe de discussion, Pampelune, 14-i-2016.

13 Donatella Della Porta & Mario Diani, Los movimientos sociales, Madrid, Ediciones Complutense/CIS, 2011, p. 16.

14 Tomás Villasante (coord.), Retrato de chabolista con piso, Madrid, IVIMA /Revista Alfoz/CIDUR, 1989.

15 Sur les liens entre institutionnalisation et affaiblissement des mouvements sociaux, voir notamment Sidney Tarrow, Power in movement: Social movements, collective action and politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

16 Par exemple à Séville. Voir Julio Pérez, Ángeles Castaño & José María Manjavacas, Democracia, proyecto urbano y participación ciudadana, Séville, Fundación Centro de Estudios Andaluces, 2009, p. 62.

17 Ernesto Ganuza, « Les origines des budgets participatifs », in Marie-Hélène Bacqué & Yves Sintomer, La démocratie participative inachevée : Genèse, adaptations et diffusions, Saint-Etienne, Yves Michel, 2010, p. 30-31.

18 Michel Wieviorka, « The Resurgence of Social Movements » [en ligne], Journal of Conflictology, vol. 3, 2012, p. 17.

19 L’accent mis sur la paix est en lien avec le bombardement de la ville par les aviations nazi et fasciste pendant la Guerre Civile espagnole, le 26 avril 1937.

20 Entretien O.P., militant Guernica, 14-vi-2016.

21 Entretien T.A., militant Pampelune, 08-ii-2016.

22 Entretien P.J., militant Pampelune, 08-ii-2016.

23 Entretien P.P., militant Pampelune, 15-i-2016.

24 Entretien JA.G., militant Saragosse, 28-vi-2016.

25 Entretien A.V., militante Pampelune, 10-ii-2016.

26 Entretien G.F., militante Saragosse, 24-vi-2016.

27 Imanol Tellería, « Los planes ... », op. cit., p. 313.

28 Entretien T.A., militant Pampelune, 10-iii-2017.

29 Donatella Di Cesare, El tiempo de la revuelta, Madrid, Siglo XXI Editores, 2020, p. 19-20.

30 Antimo Farro, Les mouvements sociaux, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 2000.

31 Il y était question de manière plus générale des origines, des causes et des raisons d’être du collectif et de ses revendications.

32 Voir les statuts de l’organisme : [https://www.zaragozavivienda.es/M01_HOME/documentos/2%20Estatutos%20adaptados%20a%20los%20estatutos%20tipo.pdf] (dernière consultation le 25-viii-2023).

33 Entretien T.A., militant Pampelune, 08-ii-2016.

34 C’est notamment le cas du Plan du quartier barcelonais de Trinitat Nova au milieu des années 1990. Voir Ricard Gomà et Ismael Blanco, Gobiernos locales y redes participativas, Barcelona, Ariel, 2002, p. 163-186.

35 Syndicat Intercommunal à Vocation Unique (ici, en charge des services sociaux).

36 Donatella Di Cesare, El tiempo …, op. cit., p. 19.

37 Voir notamment Charles Tilly, « Social Movements and National Politics », in Charles Bright & Susan Harding (dir.), Statemaking and Social Movements : Essays in History and Theory, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1984 ; Antimo Farro, Les mouvements …, op. cit. ; et Donatella Della Porta & Mario Diani, Los movimientos …, op. cit.

38 Donatella Di Cesare, El tiempo …, op. cit., p. 20.

39 Ernesto Ganuza & Joan Font, ¿Por qué …, op. cit., p. 13-17.

40 Ce collectif n’aura fonctionné que brièvement à Saragosse, mais il avait bien été constitué en ce sens.

41 Donatella Della Porta & Mario Diani, Los movimientos …, op. cit., p. 36.

42 Ibid., p. 156.

43 Groupe de discussion, Saragosse, 20-vi-2016.

44 Entretien P.P., militant Pampelune, 15-i-2016.

45 Entretien U.I., militante Pampelune, 08-ii-2016.

46 Entretien, 14-i-2016.

47 Entretien J.A., militant Pampelune, 15-i-2016.

48 Pour reprendre la formule d’Olivier Fillieule : Olivier Fillieule, Lilian Mathieu, Cécile Péchu, Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Science Po, 2009, p. 85-94.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mathias Rull Jan, « « ¡Democracia real antes ! » : Genèse de mobilisations citoyennes pour la démocratie participative dans l’Espagne pré-15M »Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 32 | 2024, mis en ligne le 10 mars 2024, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccec/17200 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/121xa

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Auteur

Mathias Rull Jan

Docteur en Études ibériques et latino-américaines (Université de Perpignan) et chercheur associé au laboratoire FRAMESPA (Université Toulouse Jean-Jaurès/CNRS)

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Droits d’auteur

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