L’essai en Espagne à l’épreuve de l’exil et de la dictature (1939-1976). La malle et la boussole
Ricardo Tejada, L’essai en Espagne à l’épreuve de l’exil et de la dictature (1939-1976). La malle et la boussole, Paris, L’Harmattan, 2023, 428 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage consacré à l’essai en Espagne sur une période qui couvre le régime franquiste (1939-1976) est issu d’un mémoire inédit d’habilitation à diriger des recherches, présenté et défendu en décembre 2017 à l'université du Maine (Le Mans, France). Ricardo Tejada a un cursus universitaire espagnol consacré à des études de philosophie et enseigne aujourd’hui à l’université du Maine. Nous sommes en présence d’une contribution imposante, dans un domaine peu fréquenté par les chercheurs, tout au plus par les historiens spécialistes de l’histoire des idées. Ce livre est d’autant plus le bienvenu qu’il traite d’un sujet que la monumentale Histoire de la littérature espagnole dirigée par Jean Canavaggio et publiée en 1994 chez Fayard, avait à peu près oublié, en dehors du chapitre sur « Le mouvement des idées au XXe », cantonnant le genre au triptyque habituel : l’essai politique, littéraire et le renouveau des études historiques. Rien sur la période étudiée par Ricardo Tejada, lequel centre son étude sur la fracture induite par l’exil pour un grand nombre d’essayistes dont la carrière était déjà avancée avant l’instauration du franquisme.
2L’ouvrage est composé de quatre parties : il s’ouvre utilement sur une tentative de définition de l’essai et de « sa nature ambivalente entre littérature et philosophie ». La première partie se développe autour des deux périodes qui ont marqué l’histoire du franquisme : la période autarcique et réactionnaire (1939-1961) et les nouvelles conditions créées par l’arrivée des technocrates (1962-1976). A l’intérieur de ces deux périodes, une place significative est faite aux essayistes de la diaspora républicaine. La seconde partie ne manque pas d’originalité parce qu’elle affronte les régimes d’historicité, induites par la perception de l’avenir de l’Espagne, qu’ont pu avoir les essayistes exilés et ceux qui sont restés dans une Espagne peu encline à l’ouverture. La troisième et dernière partie est axée sur la modernité et ses diverses déclinaisons, dans une société où le poids du conservatisme et de la réaction laissait peu de place à l’humanisme promu par l’expérience républicaine.
3L’introduction ne pouvait pas faire l’économie de la monumentale Historia crítica del pensamiento español José Luis Abellán (huit volumes, Barcelone, Círculo de Lectores, 1992-1993) ; mais Ricardo Tejada en souligne les limites qui tiennent à la période de rédaction (1979-1991) et que les suppléments n’ont pas pu corriger. Malheureusement, les essayistes les plus récents n’ont pas donné lieu à des développements suffisamment étoffés pour cerner leur originalité.
4Les préliminaires tentent une définition de l’essai en partant des travaux de Luckàcs et d’Adorno. Si l’essai, en tout état de cause, récuse la recherche formelle ou esthétique, et emprunte au pamphlet, à la chronique et à l’autobiographie, c’est un genre qui ne relève d’aucune manière de la fiction et qui vise avant tout le débat d’idées et « engage » la littérature. R. Tejada rappelle ce que José Carlos Mainer disait de l’essai : il est d’emblée « la philosophie, sans volonté de système ou la critique sans aucune intention idéologique » (p. 47). Opinion qui surprend quelque peu, si l’on s’en tient à l’Espagne. La part concédée à la subjectivité explique en partie son succès, le débat d’idées dans l’essai espagnol prévalant sur la théorie critique en matière littéraire. On ne conçoit pas en Espagne une optique barthésienne dans le style des Essais critiques. Depuis Ortega y Gasset, la teneur de l’essai espagnol est plus orientée vers la philosophie politique que vers la critique littéraire, visée accentuée par la césure de l’exil de 1939.
5La première partie de l’ouvrage est sous-tendue par la fracture radicale née de la victoire franquiste, et consécutive aux purges et à la répression qui s’est abattue sur les intellectuels, la plupart acquis au progressisme qui animait les élites républicaines, condamnées à l’exil ou au silence. L’auteur octroie une place de choix à Ortega y Gasset, maître à penser indiscutable, mais qui avait fui la « terreur rouge » avec l’onction des autorités républicaines. A son retour en Espagne dès 1945, il est la cible de l’intelligentsia franquiste, qui le considère comme étranger au catholicisme. Adepte d’une pensée libérale et modérée, il plaide pour un retour de la monarchie, qui le rend suspect dans les deux camps qui s’étaient affrontés pendant la Guerre civile. Ses funérailles en 1955 sont l’occasion pour la jeunesse universitaire d’afficher son mécontentement, qu’il faut bien interpréter comme un premier symptôme de décalage idéologique à l’intérieur de l’Espagne, parmi les soutiens que le régime croyait pouvoir conserver grâce à ses organismes de contrôle de l’opinion.
6Ce moment de bascule est bien cerné à partir de l’œuvre d’Aranguren, phalangiste déçu, mais dont la pensée est encore imprégnée de ses lectures de Saint Thomas d’Aquin, et surtout de Tierno Galván plus « matérialiste » et « laïc » que son aîné, et qui dans ses écrits a su conduire une pensée dégagée de toute emprise officielle, « afin de proposer une théorie sur la philosophie politique du Siècle d’Or et des siècles ultérieurs, qui s’avère être une vision critique de l’emprise du Baroque sur le destin national espagnol. » (p. 73)
7La victoire franquiste en 1939 avait provoqué une fuite massive des intellectuels républicains, contrainte ou, dans certains cas, devancée, pour ne revenir que bien plus tard, et souvent munis d’un passeport étranger. La question que se pose alors R. Tejada est de savoir si on a le droit de parler d’une seule histoire de l’essai espagnol ou s’il faut l’envisager comme deux processus parallèles (p. 76), comme nous avons pu l’observer dans notre Histoire de la poésie espagnole (1915-2015) (Binges, France, Orbis Tertius, 2022), qui a intégré l’histoire des poètes exilés, comme ce fut le cas d’une grande partie de la génération de 1927. A l’instar de l’écrivain Manuel Andújar, quand il fonda la revue Las Españas, R. Tejada étudie, dans un contexte tout autre, les liens qui se nouent de part et d’autre de l’Atlantique avec les essayistes de l’intérieur, non inféodés au régime. Non seulement, les essayistes de l’exil conservent la mémoire républicaine avec ses avancées (Zambrano, Ferrater, Mora, Imaz, F. Ayala), mais leur approche de l’avenir de l’Espagne demeure plus politique que métaphysique et rejoint des préoccupations qui ne sont pas nouvelles, et que Laín Entralgo revisite dans son essai España como problema (1940), avec bien évidemment des réponses très différentes. Sous un titre à dessein voisin, Calvo Serer répond avec España, sin problema (1949), sous-tendu par les théories officielles qui consacrent l’unité de la Patrie et l’unité des idées. Deux visées s’affrontent, que Francisco Ayala tente de dépasser en montrant que « le chemin espagnol est fait de Contre-Réforme, d’Inquisition et de spiritualisme catholique » (p. 80) et que cette légende noire a trouvé une nouvelle vitalité avec le national-catholicisme triomphant, dans la droite ligne de la pensée réactionnaire de Menéndez Pelayo et Donoso Cortés. Avec raison, R. Tejada revient sur le rôle de la pensée d’Ortega y Gasset, dont on peut difficilement dire qu’il a pu être un pont entre les essayistes exilés et ceux de l’intérieur, au service d’une troisième voie.
8Les changements survenus dans les années 60, grâce à la loi Fraga Iribarne sur la presse, a permis l’essor de nouvelles maisons d’éditions (Edhasa, Edicusa, Alianza, Taurus, etc), qui ne sont pas étrangères au renouveau de l’essai. La nouvelle génération d’essayistes ne s’intéresse plus au Siècle d’Or. Les références au Quichotte, à Lope de Vega, à Calderón de la Barca, à la figure de Don Juan ou encore celle de Saint Jean de la Croix ont disparu. Ces jeunes essayistes (Rubert de Ventós, E. Trías, F. Savater, Vázquez Montalbán) sont moins historicistes, plus cosmopolites, perdent de vue « leur inscription dans le passé national » (p. 144), même si cette opinion mérite d’être nuancée dans le cas de Vázquez Montalbán. Nous assistons à cette époque à une éclipse de la question religieuse et à l’émergence d’un intérêt soutenu pour le marxisme. R. Tejada avance même que ces jeunes essayistes sont « les deuxièmes fossoyeurs de l’essai cultivé par les exilés » (p. 116), après les franquistes qui les avaient ignorés, purement et simplement. Cette nouvelle génération, liée à la classe moyenne supérieure, « affiche une attitude globale antifranquiste », mais son adhésion au marxisme témoigne d’une connaissance assez superficielle de sa théorie.
9Est-ce que le marxisme, même mal assimilé, a été « un terreau fertile à l’essai » (p. 125) ? Si des auteurs comme Francisco Fernández Santos ou Manuel Sacristán sont résolument marxistes, une pléiade d’autres essayistes qui gravitent au sein du Parti Communiste Espagnol adopte des points de vue plus critiques vis-à-vis des thèses marxistes, sous l’influence de la pensée de Gramsci qu’ils diffusent en Espagne ; c’est le cas de Vázquez Montalbán ou encore de Jorge Semprun. Le retour des exilés donne à l’essai une coloration à la fois métaphysique et ontologique, à peu près absente chez les essayistes de l’intérieur plus enclins à la philosophie politique, en prise directe avec les luttes antifranquistes ; c’est le cas avec García Bacca, Rosa Chacel, Max Aub, Tomás Segovia.
10Avec la seconde partie, nous sommes au cœur de la méthode et de la réflexion conduite par R. Tejada. Sa démarche s’inspire des travaux de François Hartog sur les régimes d’historicité pour ne retenir peut-être que l’axe principal sur la distance et les fluctuations entre le champ d’expérience et l’horizon d’attente (pp. 152-179). La façon dont le sujet situe son discours par rapport à l’événement permet d’articuler le rapport entre histoire et mémoire, d’autant plus important que les enjeux de mémoire entre ceux du dehors et ceux de l’intérieur s’opposent. Et l’approche de la conjoncture (faisceau de déterminismes chers aux historiens) éclaire des discours marqués par l’expérience du temps. Pour les exilés, l’horizon d’attente est sans cesse repoussé dans un avenir chaque fois plus lointain et le retour à la démocratie, qui est la seule issue vers une éventuelle réconciliation, demeure très incertain. Qu’en est-il en Espagne ? Les essayistes de l’intérieur se partagent en deux blocs : les thuriféraires du régime qui entretiennent l’anachronisme conservateur (la chimère des temps impériaux) et un front antifranquiste, hétérogène, constitué par les déçus ou transfuges du phalangisme (Ridruejo, Laín Entralgo, entre autres), ceux encore attirés par les attaches libérales d’avant-guerre, mais qui restent méfiants face à tout ancrage marxiste, et enfin un groupe qui a opté pour une obédience marxiste, le seul outil idéologique capable d’affronter un régime chancelant à la fin des années 50.
11Le rôle de ce dernier groupe est quelque peu gommé, à cause de la grille de lecture inspirée par François Hartog, qui induit chez R. Tejada une préférence pour la structure du champ épistémologique par rapport à la dynamique événementielle (le fameux débat né au XXe et qui oppose historiens et sociologues). Le choix à la fois philosophique et méthodologique permet à l’auteur de situer dans la longue durée le basculement qui se produit chez les essayistes espagnols quand ils pointent la Contre-Réforme comme la matrice de la pensée réactionnaire et qui a constitué un frein face à la Modernité, dont l’acmé est située au XIXe siècle avec les guerres carlistes. L’Espagne, devenue alors championne de la cause des valeurs morales, s’est inscrite contre la Modernité, quand les progressistes voyaient dans ce discours un anachronisme criant qui tournait le dos à la Modernité. C’est ce que l’auteur appelle la « déviation historique de l’Espagne » ou encore « l’effacement de l’Histoire ».
12Ce qui est frappant, c’est la façon dont les trois temporalités (passé, présent, futur) se sont essoufflées chez les essayistes de l’exil. De la même façon, la temporalité phalangiste s’est délitée, jusqu’à n’être plus que l’ombre d’elle-même à la fin des années 50. Mais la pensée libérale s’est aussi dégagée de ses attaches historiques, entretenues indifféremment chez les exilés et les essayistes de l’intérieur tournés vers la modernité européenne, au bénéfice d’une approche plus existentialiste et phénoménologique. Les essayistes de l’intérieur des années 60 sont devenus plus sensibles aux influences venues de l’extérieur, en particulier aux effets du structuralisme conduit par Foucault, Deleuze, Barthes et quelques autres. Ce déni de l’histoire, qui place le présentisme au cœur de la dynamique historique, plus globalisante, a peut-être l’inconvénient de minoriser le rôle de la conjoncture. C’est ainsi que nous sommes surpris de constater que R. Tejada ne prend pas en compte dans le cadre de l’affrontement Ouest/Est, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le changement d’attitude des États-Unis qui, dans sa lutte contre l’expansion du communisme, a permis la survie du franquisme, érigé en défenseur des valeurs occidentales. Ce virement politique a emporté définitivement les espoirs de retour des exilés. Comment les essayistes ont-ils vécu et commenté ce basculement ? Ce point n’a pas retenu l’attention de l’auteur.
13La troisième et dernière partie envisage l’évolution de l’essai espagnol à l’aune du concept de Modernité. D’où un long développement (p. 281-296) pour définir la Modernité, pierre d’achoppement du progressisme, mais que les penseurs les plus avancés n’acceptent plus comme un bloc monolithique. Orientée par la philosophie des Lumières et le rationalisme, la Modernité a connu ses heures de réussite et ses limites. R. Tejada pointe le fait que la critique de la Modernité (Habermas, Gauchet, Arendt, Foucault) n’est pas l’apanage de la pensée réactionnaire. La crise généralisée, qui a débouché sur la Seconde Guerre mondiale, le choc idéologique entre fascisme et communisme, suffirait à prouver que la notion de progrès n’allait pas sans une part d’aliénation inhérente à la nature, au travail, au temps historique. Or, de cette difficulté, les essayistes exilés, dont beaucoup étaient acquis aux idées de l’Institution Libre d’Enseignement, en avaient conscience et ont pu exprimer leurs réserves face à un usage débridé de la technique. Intéressés par l’histoire des idées, les essayistes exilés, influencés par le krausisme ou le personnalisme d’Emmanuel Mounier, ont porté un regard plus critique sur la notion d’humanisme, dont ils semblaient être les défenseurs irréductibles (Zambrano comme García Bacca). Ils se sont alors penchés vers un approfondissement ontologique de l’humanisme, qui ne tournait pas le dos à la solidarité (p. 402).
14L’humanisme chez les essayistes franquistes est réduit à la portion congrue ; seuls les antifranquistes (Fernández Santos, Juan Goytisolo, Sánchez Ferlosio, García Calvo) le remettent au goût du jour, comme facteur d’émancipation morale sur le chemin de la démocratie et du socialisme. La modernité revendiquée par les défenseurs du régime se limite à l’économie quantitative avec ses bénéfices. La modernisation, sous l’égide des opus-déistes, va pourtant à leur corps défendant faire bouger les lignes et marginaliser définitivement l’élan utopique encore très vif chez les essayistes en exil, en même temps que l’effacement progressif de toute idée de révolution (p. 408).
15La fin de l’ouvrage est un peu brutale et place en face à face les essayistes des deux rives de l’Atlantique, les deux groupes, inscrivant leurs réflexions dans « les paysages du désir ». On peut avoir le sentiment que les espoirs portés par la nouvelle génération d’essayistes s’éteignent avec la fin du franquisme, comme s’ils avaient été dans l’incapacité de penser la démocratie, au cœur du rêve inassouvi des intellectuels de l’exil et de l’intérieur.
16En conclusion, voilà donc un ouvrage qui réconcilie avec un genre qu’on néglige dans le cursus des hispanisants. Il est écrit dans une langue soignée et se lit aisément parce qu’il fuit l’abstraction et le jargon. La formation philosophique de son auteur est mise au service d’un argumentaire solidement bâti. R. Tejada s’appuie sur des concepts clairs et sait utiliser les apports de théoriciens comme Bourdieu, Koselleck, Hartog et quelques autres. Il a su aussi tirer profit du rôle tenu par les revues dans la diffusion des idées. La bibliographie imposante (12 pages) intègre les travaux les plus récents, et les notes infrapaginales, abondantes, prouvent qu’il s’agit le plus souvent d’une bibliographie consultée. A cela, il convient d’ajouter que les notes ne sont pas uniquement des renvois bibliographiques, mais elles fourmillent de renseignements factuels sur les essayistes étudiés. On regrettera simplement l’absence d’un index onomastique, dans un ouvrage de ce type, malgré une structuration suffisamment détaillée pour que le lecteur puisse aisément retrouver les personnalités qui ont éveillé son intérêt. À mettre entre toutes les mains.
Pour citer cet article
Référence électronique
Claude Le Bigot, « L’essai en Espagne à l’épreuve de l’exil et de la dictature (1939-1976). La malle et la boussole », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 32 | 2024, mis en ligne le 22 juillet 2024, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccec/17089 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/121xf
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